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X, Y, Z, W… V/VIII, la rose ne passe pas par la trappe 

Se réveillant dans son lit, qu’il croyait fermement être le lit humble et rigide de la belle Zêta — avec laquelle, au milieu du sommeil, une rêverie érotique s’était déclenchée —, X comprit qu’il devait abandonner toute hypothèse de subterfuge. L’heure « x » avait sonné pour X comme il arrive tôt ou tard pour tous les mortels.
Dans le jardin de la « maison bombardée », il y avait un petit coin qu’il appelait avec un peu d’exagération la « roseraie ». Avec le maximum d’attention dont il était capable, il extirpa du terrain une rose blanche à l’air noble, avant de l’envelopper dans un journal. Lorsqu’il se rendit chez les Carmélites et qu’il vit sa belle-sœur s’approcher au-delà de la grille de bois, la rose ne passait pas par la trappe. Passèrent pourtant les mots directs et sincères à travers les petits losanges d’air qu’on avait creusés pour laisser filtrer la lumière.
Zêta avoua son amour. Elle expliqua par un simple sourire que son choix de devenir une fervente religieuse ne venait pas de la découverte de sa naissance et donc de son étrangeté vis-à-vis de cette cage de fous où elle avait pourtant passé une enfance gâtée suivie par une adolescence sereine.
« Depuis combien de temps tu m’aimes », demanda X.
« Toi, mon pauvre Monsieur X, tu es la victime d’une véritable perversité ! » dit Zêta, sans lui répondre.
« Mais c’est toi qui as amené la tisane aux fleurs de chocolat ! »
« Oui, je ne pouvais pas supporter que tu puisses avoir une nouvelle lune de miel avec Upsilon ! Mais ce que je t’ai préparé c’est juste pour te laisser dormir mieux ! »
Étourdi, mais combatif, depuis ces premiers pourparlers, X apprit beaucoup des choses de la vie qu’il n’avait même pas imaginées. Il pouvait rentrer au petit matin par une toute petite porte d’acier qu’un buisson épineux cachait à la perfection, juste au bout… du bout du village. Il pouvait sans problèmes enjamber la fenêtre rêvée, qui d’ailleurs existait tout à fait. Il pouvait se cacher en dessous du lit de Zêta et attendre tranquillement. Personne ne serait jamais rentré dans sa cellule. Quant à Zêta, elle aurait profité de toutes les pauses entre les occupations et les rites pour se rendre chez lui.
Ce fut ainsi que la vie d’X changea un peu. Quitte à passer une veille fort anxieuse au jour précédant sa première escapade. Car il est vrai qu’il avait déjà rencontré une fois Zêta sur la plage et qu’en cette occasion il avait ressenti des pulsions vigoureuses en train de ressusciter… Mais, cette tisane à la saveur du chocolat — à la suite du déplacement du cimetière du couvent à la crédence de la maison d’Upsilon — possédait quant à elle une telle force destructrice…
Le soir qui précéda la rencontre attendue X avait d’abord envisagé de ne pas boire la potion nocturne. D’autant plus qu’Upsilon était restée à Villedouce et que sa voix au téléphone lui avait semblé empressée envers lui. N’avait-elle pas dit : « Amuse-toi bien, mon cher » ? Mais il n’en eut pas le courage, car en fin de compte ce liquide, désormais familier, avait le grand mérite de le laisser dormir — et rêver — tranquille.
« D’ailleurs, si Zêta ne m’a rien dit, cela veut dire qu’elle aussi ne veut pas forcer le destin… »
Le lendemain, après avoir soigneusement suivi les instructions de sa nouvelle fiancée, et qu’il était donc resté pendant trois heures étendu comme un saint sur la pierre, leur rencontre fut d’une étonnante simplicité.
Désormais, X et Zêta s’aimaient tous les jours. X n’avait même pas arrêté de boire son poison miraculeux, cette astuce ayant le grand avantage de le sauver en avance vis-à-vis des changements d’avis, improbables, mais non impossibles, de son épouse Upsilon.
Au bout de trois mois, la liaison heureuse entre X et Zêta avait été gaiement tolérée par les religieuses du couvent d’Âpreville. Il entrait tranquillement par la porte cochère avec un petit fourgon à trois roues, acheté par un prix ridicule chez un ami du bar Central qui avait voulu fêter ainsi son « retour parmi les humains ». Dans le fourgon il apportait des plantes pour le jardin secret des religieuses cloîtrées ainsi que des semences pour leur potager. Une ou deux fois, il y avait amené en croisière la vielle mère supérieure qui n’avait pas caché, à sa rentrée, son enchantement pour le paysage au couchant ainsi que pour le vin qu’on leur avait offert dans une ferme d’amis retrouvés…

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Pendant la nuit du dix août (qu’on peut aussi bien écrire « X août »), tous les habitants d’Âpreville sortent dans la rue, en petits groupes familiaux ou en bandes d’amis, voir tomber les étoiles tout en s’amusant avec l’expression (muette ou éclatante) de souhaits intimes qu’on devrait avoir soigneusement gardés en avance. Réunis pour une fois tous ensemble, les quatre membres de la famille bombardée — comme désormais tout le monde l’appelle — se promenaient dans la circonvallation sans réverbères longeant le côté ouest des anciens remparts.
« Avez-vous préparé vos vœux ? » demanda bruyamment Upsilon.
« Je n’ai plus de vœux à lancer… », dit la grand-mère d’Upsilon. Elle n’oubliait pas, cette nuit-là, qu’elle était aussi l’arrière-tante de X.
« Je voudrais que Zêta nous pardonne… de tout ce que nous avons causé à elle » dit la mère d’Upsilon, moins inquiète de sa parenté embarrassante avec X que de son rapport raté avec cette fille perdue.
« Non, non, l’interrompit Upsilon. Elle devrait être déjà contente ! Au nom de la famille, X a bu son élixir de chocolat sans en rater même pas une gorgée ! »
« Ô étoiles lointaines ! ô îles reculées à jamais ! Je ne vous demande qu’une miette argentée de votre silence », se dit X, les coudes appuyés au parapet poussiéreux où le ciel éclairé projetait de lueurs tristes. « Oh ! Combien j’aimerais n’être pas obligé d’entendre ces voix qui renouvellent à l’infini leur gêne ainsi que leur haine envers moi ! »
Il ne dut pas attendre trop de temps. De façon tout à fait inattendue et même exagérée, l’une des îles lointaines, tout en flottant dans la nuit, accueillit son désir de petite justice personnelle. Une fois rentrée dans la maison, la plus jeune des deux mégères courut à la crédence sans  allumer le lustre de la salle à manger. Au clair minuscule des étoiles, elle chercha de ses petites mains gonflées des verres adaptés à la besogne. Dans les deux seuls gobelets d’étain survécus à l’usure, elle déversa le contenu d’une petite bouteille noire.
« Viens, maman ! Régalons-nous le chocolat noir que Zêta nous a préparé ! »
« Mais, si nous épuisons toutes les réserves, comment fera-t-il, X, à s’endormir d’ici jusqu’au prochain 2 de novembre ? » objecta faiblement la grand-mère.
« Ne t’inquiète pas, lui murmura sa fille dans l’oreille. Ce sera pour lui un prétexte en plus, pour se précipiter au parloir du couvent des Carmélites… »
Ce fut ainsi que, fascinées par les étoiles, les deux caryatides inamovibles et jusque-là éternelles levèrent le coude jusqu’à avaler tout ce que la petite bouteille avait pu contenir…

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Au bout d’une nuit de douleurs atroces, le médecin municipal en constata la mort, dont il donna la responsabilité à la chute des étoiles ainsi qu’aux  chagrins qui réapparaissent toujours au fond de la mémoire. En vérité, la plus vieille des deux avait été foutue par une attaque d’asthme tandis que l’autre, ayant une jambe tordue par la goutte, avait trébuché contre une commissure du plancher à l’étage, avant de précipiter par l’escalier la tête première.
Quiconque avait eu envie de comprendre comment cette tragédie était arrivée, aurait dû imaginer, au contraire, que les deux femmes âgées avaient été tuées par un poison implacable destiné à leur X chéri. Cela faisait un effet assez terrible sur les visages raidis des deux femmes. Mais parfois, l’évidence est incommode. Quant à X — même en se voyant calé dans ces grimaces hideuses, la gueule qu’il aurait tôt ou tard affichée à force de cumuler par petites doses le même produit meurtrier —, il se disait que son vœu avait été exaucé. Un équilibre doux-amer s’était faufilé sans graves conséquences dans son corps engourdi, tandis que dans la salle à manger l’air empoisonné poussait contre les fenêtres fermées en demandant de lancer, lui aussi, un vœu secret aux étoiles.
Prudemment, entre les deux survivants dans la maison empoisonnée une trêve silencieuse s’installa, jusqu’au jour de l’enterrement. Là, de commun accord, évitant habilement les regards des concitoyens pressés, X et Upsilon laissèrent glisser dans la fosse toutes les provisions de poison que les vieilles dames avaient cumulées. Elles auraient été bien sûr suffisantes à anéantir une entière armée d’hommes et chevaux. Cependant, avec le temps, les effets toxiques se seraient dispersés, en laissant voltiger une agréable humeur de chocolat tout autour des deux squelettes endormis.
Parmi les présents aux funérailles, X et Upsilon reconnurent une jeune femme à la silhouette arrondie se tenant de côté avec une rose fanée qu’un cellophane chiffonné essayait d’hiberner. C’était Zêta, rentrée désormais dans la société humaine. Ils admirèrent son geste sec et précis, par lequel elle avait lancé le triste bouquet de façon qu’il rejoignît à jamais les bouteilles noires.

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Une fois rentré dans la maison finalement vide des soupirs imposants ainsi que des petits pas incertains, X se cala lourdement dans le fauteuil brodé de la grand-mère et murmura :
« Maintenant qu’il n’y a plus de poisons à avaler… que ferai-je ? »
« On dira que tu as nostalgie de tes petites morts quotidiennes ! observa Upsilon d’un air rêveur, avant d’ajouter : — voilà des nouvelles de notre… Zêta. Comme on a bien vu, elle est sortie de son enclos pour assumer ses responsabilités. Elle a trouvé un logement provisoire dans une vieille bicoque abandonnée au bout du village. Tu sais, cette espèce de grotte encastrée dans la calanque d’argile, à laquelle nous donnions un jour le nom de Merle siffleur… »
Dans ce jour où tout pouvait arriver sans qu’on ne doive aucunement s’en étonner, X demanda à Upsilon si elle savait. Elle éclata en larmes : non, elle ne savait pas ni ne pouvait imaginer non plus jusqu’à quel point la mentalité renfermée et obtuse des deux vielles femmes pouvait se pousser. Oui, elle avait ressenti de l’échec de leur mariage, dont elle aussi avait été responsable… Oui, elle avait essayé de se sauver dans un nouvel amour… ne voyant que de l’opiniâtreté, que de la passivité dans les comportements d’X, dans ses rituels quotidiens, dans sa façon de faire l’amour, ô combien insupportable !
« Tu m’as haï, au pied de la lettre, dit X, surtout quand j’ai entamé mes papiers pour sortir de la banque… Tu avais peur que je redevienne assidu dans mes requêtes… »
« Ce sont les deux mégères, comme tu les appelais, qui ont tout fait à mon insu. Elles ont toujours fait le possible et l’impossible pour nous séparer ! Et c’est peut-être Zêta qui a ajouté quelques sorcelleries de sa part ! »
« Ah non ! Ne touche pas à elle ! Car elle est… Elle est… »

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Giovanni Merloni