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Les Halles de Paris dans Irma la douce de Billy Wilder (1963)

Cent jours II/II : compte à rebours 

Cent jours pour apprendre à relativiser le sens de notre vie.

Quatre-vingt-dix-neuf jours pour jouer le jeu.

Quatre-vingt-dix-huit jours pour rester dans le monde.

Quatre-vingt-dix-sept jours pour faire ou défaire notre patchwork invisible.

Quatre-vingt-seize jours (seront-ils suffisants ?) pour faire semblant que rien ne s’est passé.

Quatre-vingt-quinze jours pour compter un à un les jours passés.

Quatre-vingt-quatorze jours pour vaincre ou perdre.

Quatre-vingt-treize jours pour jouer à « quitte ou double ».

Quatre-vingt-douze jours à la recherche d’un nouvel abri, suffisamment ombragé.

Quatre-vingt-onze jours pour s’équiper d’un haut-parleur et d’un long fil pour s’adresser au monde.

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Les Halles de Paris dans Irma la douce de Billy Wilder (1963)

Quatre-vingt-dix jours pour faire les valises.

Quatre-vingt-neuf jours pour nous décider à nous couper un bras ou une jambe.

Quatre-vingt-huit jours pour se séparer du lest.

Quatre-vingt-sept jours pour se familiariser avec les poubelles.

Quatre-vingt-six jours pour se repentir d’avoir tout jeté, pour revenir en arrière, chercher la photo de notre mère au milieu des poupées amputées et des pneus Michelin.

Quatre-vingt-cinq jours pour préparer une liste des choses les plus importantes.

Quatre-vingt-quatre jours pour faire un tri entre ce qui est peut-être important et ce qui est absolument nécessaire.

Quatre-vingt-trois jours pour découvrir qu’on a déjà jeté à la décharge publique soit l’important soit le nécessaire.

Quatre-vingt-deux jours pour se plaindre du mauvais fonctionnement du service de récolte et destruction des déchets urbains.

Quatre-vingt-un jours pour s’apercevoir que quelqu’un a probablement puisé dans la poubelle pour s’emparer de l’encadrement de la photo de notre mère.

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Les Halles de Paris dans Irma la douce de Billy Wilder (1963)

Quatre-vingts jours pour se protéger des sursauts de tension.

Soixante-dix-neuf jours pour nous séparer d’une dent malade.

Soixante-dix-huit jours pour nous opérer à la dernière minute et nous sauver juste à temps.

Soixante-dix-sept jours pour empêcher l’intestin, notre « deuxième cerveau », de trop penser.

Soixante-seize jours pour s’acheter un maillot de laine et un pull irlandais.

Soixante-quinze jours pour établir une liste de ce qui est nécessaire parmi tous les bidules que nous aurons encore sur nous sans le savoir.

Soixante-quatorze jours pour relire soixante-quatorze fois une lettre d’amour qu’il faudra absolument jeter.

Soixante-treize jours pour s’imaginer un enterrement hors du commun au milieu des poupées amputées, des pneus Michelin et des photos des mères mortes.

Soixante-douze jours pour décider au sujet des dernières volontés : consigner une feuille de mots tremblants à un aride notaire ? Déchirer la lettre ou alors la livrer, elle aussi, dans les mains du hasard ?

Soixante et onze jours pour effeuiller une marguerite.

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Les Halles de Paris dans Irma la douce de Billy Wilder (1963)

Soixante-dix jours pour observer patiemment notre impatience.

Soixante-neuf jours pour essayer de laisser un témoignage détaillé de nos contrariétés.

Soixante-huit jours pour essayer de mettre en valeur quelques traits emblématiques, voire uniques, de notre passage dans la vie.

Soixante-sept jours pour se perdre dans une myriade de mondes et de vies vécues, dont la trace ne résiderait pas dans les choses faites ni dans les choses vues, mais plutôt dans les personnes rencontrées, voire aimées.

Soixante-six jours pour nous souvenir une à une des personnes, ignorantes de nous et hostiles, qui nous ont empêchés de vivre et d’aimer.

Soixante-cinq jours pour remonter au péché originel, aux fautes que nous avons subies, dont nous avons pourtant dû assumer la responsabilité.

Soixante-quatre jours pour exploiter une sévère analyse rétrospective, pour établir les éventuelles coulpes des autres, tout en sachant, hélas ! que nous retomberons toujours dans les comptes-rendus bien connus de nos fautes à nous.

Soixante-trois jours pour errer dans des endroits réels ou imaginaires, que nous piétinerons sans joie ou alors évoquerons avec peine.

Soixante-deux jours pour arriver au dénouement : il n’y aura d’autre catharsis qu’une nouvelle renonciation. Au bout d’une vie où l’on a dû accepter, le sourire sur les lèvres, une image de nous qui ne nous convenait pas, nous allons nous résigner à de nouveaux compromis, à peu près confortables…

Soixante et un jours pour remémorer la vie du personnage que nous avons incarné, ce drôle d’étranger qui se calait tant bien que mal dans les nombreux rôles que ce pénible train de vie exigeait.

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Les Halles de Paris dans Irma la douce de Billy Wilder (1963)

Soixante jours pour découvrir qu’il y avait eu pourtant une dialectique entre l’original et ses fausses copies. Il avait agi sourdement, comme une éminence grise, empêchant ses innombrables contre figures de vivre en dehors de ses principes irréductibles et de ses espoirs inspirés.

Cinquante-neuf jours pour remplir une liste des refus que notre gueule postiche a su quand même opposer aux propositions obscènes ou ambiguës que le monde extérieur avait essayé d’imposer.

Cinquante-huit jours pour faufiler cette liste dans une enveloppe, avant de l’envoyer, sans y ajouter l’adresse de l’expéditeur, à n’importe quel lointain ami d’enfance. (Celui-ci ne comprendra rien avant de tout jeter dans une poubelle lointaine elle aussi, propre et vide peut-être, où nos farfelus souvenirs flotteront longuement parmi les feuilles moisies).

Cinquante-sept jours pour nous promener sur l’asphalte, jour et nuit.

Cinquante-six jours pour nous asseoir dans un bar fréquenté par les jeunes étudiantes de l’école féminine, le nez plongé dans une salade nommée « Hawaï » ou « Capricieuse ».

Cinquante-cinq jours frôlant le cimetière des Anglais, faisant visite aux tombeaux de Gramsci et de deux inoubliables aînés, Pio Montesi et Carlo Galluzzi.

Cinquante-quatre jours renfermés dans notre voiture pour ajouter à la longue liste les phrases que ces amis disaient, en essayant de fixer sur les pages minuscules leurs gestes, leurs voix.

Cinquante-trois jours pour ajouter aux mots et aux phrases qui ont marqué notre vie ce que disait celui-ci et celle-là, en essayant de fixer sur ce petit cahier leurs yeux, leurs parfums, leurs couleurs.

Cinquante-deux jours ouvrant et refermant la porte de notre voiture, ouvrant et refermant l’objectif de notre appareil photo pour y engranger notre Rom-A-mour.

Cinquante et un jours forcenés avec le sentiment de voir Rome pour la dernière fois, pour fixer dans ses multiples scènes les actions de notre vie, l’insouciance de nos gestes répétitifs, la passion de nos élans compulsifs et irrépressibles, le calme de conversations ombragées, la profondeur des moments où notre vérité a cessé de demeurer solitaire, la joie d’une confidence partagée.

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Les Halles de Paris dans Irma la douce de Billy Wilder (1963)

Cinquante jours pour se souvenir des jours où nous avons eu le sentiment d’être importants pour quelqu’un.

Quarante-neuf jours pour revivre, le temps d’un instant, la joie d’être choisis, d’être voulus en dehors de toute raison ou condition.

Quarante-huit jours pour nous souvenir combien nos défauts ont plu à celui-ci, à celle-là.

Quarante-sept jours pour essayer d’oublier la fonction du numéro Quarante-sept, un type redoutable comme le vendredi Treize et le Chat noir qui nous coupe la rue.

Quarante-six jours pour se découvrir rajeuni ayant franchi la barrière de la mort, tout en découvrant l’importance des petites joies dont la vie nous fait cadeau.

Quarante-cinq jours pour se faire de nouveaux amis, de nouvelles amies.

Quarante-quatre jours pour découvrir le plaisir se nichant dans le petit rien de demeurer assis sur un banc public avec un petit carnet de dessin, jusqu’à ce que le froid ou le vent ou la pluie surviennent…

Quarante-trois jours pour s’apercevoir qu’on est des privilégiés, qu’on a un lit, une fenêtre, un escalier bruyant de gens indifférents qui pourtant nous saluent.

Quarante-deux jours pour s’interroger sur le futur, sur les risques venant de l’abandon de la vieille rue connue avant d’en emprunter une nouvelle.

Quarante et un jours pour préparer une fuite, pour essayer de la déguiser en départ raisonnable, juste un peu inconfortable.

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Les Halles de Paris dans Irma la douce de Billy Wilder (1963)

Quarante jours encore, pour atteindre un bout, un terme, un changement.. dans un état de maladie, bloqués dans un vaisseau au milieu d’un port pendant une pénible quarantaine avant de débarquer parmi les sourires et les melons mûrs.

Trente-neuf jours relégués dans une étroite cabine pour y recevoir la visite de tous ceux que nous avons rencontrés pendant les derniers soixante et un jours. De gens sans importance ni personnalité, auxquels nous étions accrochés par la seule crainte de rester seuls.

Trente-huit jours en attendant la clochette qui sanctionne la fin des visites, pour remplir notre vide de présences absentes, de visages et de corps qui sont peut-être là, dans cette casbah multicolore qui nous est interdite. Car il est bien possible que ceux que nous considérerons comme perdus soient arrivés au contraire bien avant nous et qu’ils nous attendent pour nous faire une surprise.

Trente-sept jours pour nous dégager des questions bureaucratiques concernant nos papiers périmés.

Trente-six jours pour convaincre notre ami le plus fidèle à nous accompagner jusqu’à la frontière.

Trente-cinq jours pour convaincre notre amie la plus affectionnée à garder un bon souvenir de nous.

Trente-quatre jours pour étudier une rocambolesque « fuite de la fuite », imaginant de nous soustraire à notre même but, dont nous aurons découvert la vanité.

Trente-trois jours de provisoire crise mystique, pour partir en pèlerinage au milieu des feux follets, via Appia, tout en créant un partenariat idéal avec les anciens chrétiens persécutés.

Trente-deux jours pour fouiller dans les catacombes, dans l’espoir d’y retrouver notre mère.

Trente et un jours pour expliquer à cette dame, fort ressemblante à notre mère, les raisons de notre débâcle.

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Les Halles de Paris dans Irma la douce de Billy Wilder (1963)

Trente jours pour sortir dans la lumière de Rome.

Vingt-neuf jours pour consigner nos dossiers à celui qui nous remplacera.

Vingt-huit jours pour vendre tout, à l’exception de notre âme, bien entendu.

Vingt-sept jours pour monter au sommet de l’observatoire du Collegio Romano.

Vingt-six jours pour nous rendre à Villa Borghese.

Vingt-cinq jours pour apprendre les premiers mots d’une nouvelle langue.

Vingt-quatre jours pour dire : « je vais bien ».

Vingt-trois jours pour dire : « je ne suis pas le premier être humain qui a dû subir cela ».

Vingt-deux jours pour dire : « je n’ai pas été le seul à tomber dans un piège pareil ».

Vingt-et-un jours pour dire : « j’ai de la chance ».

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Shirley MacLaine dans Irma la douce de Billy Wilder (1963)

Vingt jours pour traîner dans un état confusionnel d’un square à l’autre, d’un kiosque de journaux à l’autre, tout en essayant de rester debout.

Dix-neuf jours pour vivre dans un agréable anonymat, cachés dans l’ombre la plus reculée de bars de banlieue, toujours seuls, libres de ne pas adresser la parole à personne.

Dix-huit jours et dix-huit nuit à la belle étoile, projetant les nuages gris du passé dans le ciel violet du futur pour ne pas accorder de satisfaction aux avances calamiteuses du présent.

Dix-sept jours de peines et de joies sans raison pour mettre en valeur notre indomptable « esprit de conservation ».

Seize jours pour faire ressortir un étrange « esprit de conversation » qui nous semblera inattendu et même déplacé vis-à-vis des circonstances.

Quinze jours pour ouvrir notre cœur brisé à une jeune étrangère nous offrant un bouquet d’œillets.

Quatorze jours pour lui proposer la lecture de l’Amour aux temps du choléra.

Treize jours pour oublier le pain et le vin, les livres et les portes qui claquent.

Douze jours pour se souvenir du drame qui nous a emportés.

Onze jours pour confectionner une couronne de chrysanthèmes et pour y écrire « c’est la vie »…

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Irma la douce de Billy Wilder (1963)

Dix jours…

Neuf jours…

Huit jours…

Sept jours…

Six jours…

Cinq jours…

Quatre jours…

Trois jours…

Deux jours…

Un jour…

Zéro jour…

Giovanni Merloni