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Mes chers amis,
j’espère que vous ne me reprochez pas trop pour le fait de proposer à nouveau, avec quelques ajouts ici et là, des articles publiés il y a trois ou quatre ans dans mon précédent blog, que je vais bientôt supprimer.
Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas tout proposer de la même façon… Les articles qui reflètent, hélas, l’écoulement du temps seront publiés à une date ancienne et tout à fait fictive, regroupés logiquement.
Je vous propose dans l’actualité juste les textes gardant un certain intérêt, que la plupart de vous n’ont pas eu l’occasion de lire.
Parfois, les articles de cette époque refoulée étaient longs, très ou trop fouillés. Je les écrivais dans un esprit différent vis-à-vis d’aujourd’hui, en prenant chaque fois le temps nécessaire pour exploiter à fond le thème choisi.
Pourtant, en dépit de cette fastidieuse « longueur », je n’irai pas les couper pour les rendre plus agiles. Car cela serait vraiment exagéré, sinon diabolique. Je laisse une telle attitude aux rédacteurs d’ARTE, que d’ailleurs j’estime énormément !
Heureusement, je n’ai pas que mes anciens commentaires à vous proposer. Je vous demande seulement de patienter un peu de jours, m’aidant à réaliser ainsi un corpus homogène de mes textes critiques que je ne trouve pas tellement étrangers par rapport aux textes plus habituels et typiques de ce blog.
Merci !
Vous trouverez ci-dessous un article consacré à Isabelle Tournoud, que vous avez déjà connue lors d’une successive rencontre occasionnée par la lettre U de l’alphabet renversé de l’été 2013.
Les « présences absentes » d’Isabelle Tournoud
« Je cherche dans mon travail à donner à voir une trace sensible du passage de la vie, a dit Isabelle Tournoud dans un entretien en novembre 2007. Je travaille sur la mémoire. Mémoire de corps qui ont été et qui ne sont plus. Peut-être ont-ils grandi ou sont-ils ailleurs ? Ou bien sont-ils morts ? Il s’agit pour moi de donner à voir l’absence. » Isabelle Tournoud, née en 1969 à Angers, est une artiste renommée qui expose depuis quatorze ans dans le monde de l’art contemporain en France et à l’étranger. Citée dans nombreuses publications, elle a exposé dans différentes manifestations culturelles, dans des centres d’art, des centres culturels, des galeries, mais aussi des festivals, des expositions collectives et de nombreuses Biennales dont la plus récente, en 2008, s’intitulait : « Les environnementales », à Jouy en Josas.
J’ai vu la première fois les œuvres d’Isabelle Tournoud en novembre 2007, dans une petite galerie de Vincennes et, tout de suite après, dans un très joli centre culturel de la banlieue parisienne, à Gentilly. Même sans connaître le parcours déjà important qu’Isabelle avait derrière soi, je m’aperçus immédiatement de la valeur de cette artiste, qui allait bien au-delà de l’originalité de son expression.
Les sculptures d’Isabelle Tournoud correspondent à un choix primordial : attirer ceux qui les observent dans une réflexion ou plutôt dans une rêverie. L’artiste propose un thème à la fois réel et irréel, concret et symbolique, en ébauchant une idée, en suggérant une trace, en donnant ainsi aux visiteurs la possibilité d’utiliser cette idée ou trace pour développer un travail personnel. Elle offre une image générée par sa mémoire qui peut devenir après le corps et l’âme que chacun peut évoquer ou reconnaître.
Elle se rapporte à son public comme un vrai romancier devrait se rapporter à son lecteur : elle lui laisse la totale liberté de continuer son œuvre, d’y ajouter du sien ou encore de l’utiliser pour imaginer ce qu’il veut.
Comme un bon romancier qui sait garder le silence, en donnant au silence et au vide entre les mots la même importance qu’il faut donner aux mots, Isabelle Tournoud fait des sculptures « vides ».
« Les sculptures que je réalise représentent souvent des vêtements. Ces vêtements semblent garder l’empreinte d’un corps qui les aurait habités. Ils sont comme des secondes peaux. On peut aussi les voir comme des mues. L’absence naît du vide autour duquel ils prennent forme. De ce vide surgissent des images. Des images heureuses, douloureuses. Des rêves d’enfance. Il s’agit aussi pour moi d’évoquer la fragilité de l’existence. »
C’est donc le vide — le silence, le non-dit, le corps qui se dérobe avant de disparaître, la nature même qui se dérobe et disparaît — le premier élément de l’œuvre d’Isabelle Tournoud dont on doit marquer l’importance.
Avec le vide il y a le choix de matériaux tout à fait particulier. L’artiste ne fait pas de patchworks, ou de collages, ou d’assemblages plus ou moins hasardeux. Elle refuse d’un côté toute écriture surchargée, tout étalage de bravoure facile et surtout la confusion qui peut venir d’une récolte d’objets divers et porteurs de messages contradictoires. De l’autre côté, pour représenter certaines émotions, elle n’utilise pas le blanc pour la neige, ou le noir pour la nuit. On devrait dire, si ce n’était pas un paradoxe, qu’elle utilise la neige pour évoquer le blanc et la nuit pour évoquer le noir. En dehors de boutade, cette artiste va à la rencontre de la nature, où elle trouve les graines de coquelicots, la monnaie du pape, les coquilles d’œufs, même le sucre. Elle utilise des fragments ou des entités microscopiques que la nature lui offre, avant de les appuyer sur une surface.
« C’est pourquoi j’utilise pour réaliser ces sculptures, des végétaux. Que je les choisisse doux, sensuels ou légers, ces végétaux transformés en mues disent la précarité d’être au monde. J’associe humain et végétal pour parler de leur évanescence mutuelle. »
C’est donc le choix de ces éléments naturels le deuxième point de force de l’art d’Isabelle Tournoud. Le troisième est cette idée de la surface. Une surface mobile, comme la vie. La surface d’un corps en mouvement, d’un corps devant le miroir, la surface d’un pied, d’une main. « Un vêtement, une mue ». Mais on sait bien que le vêtement ne se tient pas debout tout seul tandis qu’on ne saurait imaginer une forme quelconque pour une mue d’animal. Ce que nous voyons chez Isabelle Tournoud ce sont de « vides habillés », des « enveloppes sans corps ».
Pour expliquer ce que me suggèrent ces « surfaces animées » d’Isabelle Tournoud, j’ai essayé de les marier avec des situations et des personnages de mon imaginaire, qui me conduisent toujours à des réflexions profondes.
D’abord la « haie » chantée dans « L’infini » de Giacomo Leopardi ; ensuite la « balustrade » des « Mayas » de Goya ; enfin le « chevalier inexistant » d’Italo Calvino.
L’image de la haie me fait plonger dans l’idée de la séparation entre l’homme (son intériorité, son corps, ses rêves) et la nature qu’il a devant (un paysage vaste, articulé, infini).
La balustrade me donne l’émotion plus directe d’une séparation — « théâtrale » — entre le spectateur qui se trouve en deçà de la balustrade et les deux hommes qui sont en train de faire connaissance avec les deux Mayas.
Le chevalier de Calvino ce n’est qu’une carapace blanche et lourde qui vit et partage les gloires de Charlemagne, même si au-dedans, au lieu d’un corps humain il y a un vide total. Cela provoque en moi l’idée d’une séparation intime, pas seulement entre le corps et l’âme, mais plutôt entre le corps disparu et la carapace bien existante.
Les images de l’infini de Leopardi et de la balustrade de Goya correspondent parfaitement à tout ce qui est à la base de l’œuvre d’Isabelle Tournoud, tandis que le chevalier inexistant de Calvino pourrait être le chef de file de tous ses personnages. Mais celui-ci est justement un personnage qui sort d’un livre, un monument à la déception, à la haine envers la guerre et la violence homicide. Un modèle, même dans son abstraction, trop défini, qui serait donc étranger à l’œuvre de notre artiste qui va bien au-delà d’un pareil thème « d’inexistence fabuleuse. »
Ce n’est donc pas nécessaire de chercher encore d’autres exemples. Car le noyau central de l’inspiration d’Isabelle Tournoud est là, dans ces sentiments contradictoires — d’égarement et d’exaltation —, qui s’emparent de toute âme sensible se penchant sur un vaste paysage, sur la vie des autres ou sur soi-même.
Cela je le rencontrai dans l’extraordinaire installation « Instants dérobés » qu’Isabelle Tournoud avait très efficacement réalisée en mars 2010 dans le Temple de Pentemont à Paris. Les sculptures de notre artiste, discrètement insérées selon un parcours thématique dans l’église et dans les espaces au fond de la nef, pouvaient dialoguer avec la sensibilité et la fantaisie des visiteurs encore mieux que dans les autres expositions que j’avais vu. Il suffit de relire les titres des œuvres exposées dans les différents endroits, avec les renseignements essentiels sur les matériaux adoptés.
Transept : « Adieu mes pieds » (graines de coquelicots), « Alice » (graines de coquelicots), « Manteau d’enfant en peau de roseau » (roseaux et cuir) ;
salle au fond de la nef, rez-de-chaussée : « Mauvaises graines » (graines de coquelicots), « La sagesse » (monnaie du pape), « Bonne patte » (monnaie du pape), « Pas de Chaperon » (graines de coquelicots), « La botte de Sept lieux » (graines de coquelicots) ; étage des garnements : « Le coin des mauvaises graines » (cinq sculptures en graines de coquelicots) ; étage des nouveaux nés : « Dans la peau d’un ange » (monnaie du pape), « La petite fille du vent » (monnaie du pape), « Pas d’aile » (monnaie du pape), série « Les mauvais rêves » (monnaie du pape) ; étage de la femme : « Chemise de lune » (monnaie du pape), « L’oie blanche » (coquilles d’œufs), « Marcher sur deux œufs » (coquilles d’œufs), « Matrice » (sucre). Au terminus de l’exposition, au dernier étage de ce parcours de rêve Isabelle Tournoud nous offre une série de dessins (encre rouge sur papier) au titre allusif : « Danser la vie ».
Dans un prochain article, je voudrais m’amuser à raconter les émotions que ces sculptures m’ont provoquées dans ce Temple presque dépourvu de décors et même ironique, lui aussi, dans la solennité de son rôle. Je me limiterai à citer la première et la dernière de ces réactions de spectateur. Installées dans deux niches en haut dans le transept, les sculptures « Adieu mes pieds » et « Alice » (en graines de coquelicots toutes les deux) ressemblaient à deux statues. C’était aussi la longueur de leur jupe qui exaltait leur caractère somptueux et même ascétique. J’étais ravi par la force de ces deux figures, devant l’équilibre immédiat qui s’installait entre elles et le grand espace du transept surmonté d’une coupole. Il n’y avait aucun décalage, ni disproportion ou sentiment d’infériorité. En plus, si je peux le dire, les deux « reines » ou « dames à l’âme noble » imposaient une joie de vivre où la solennité n’était pas rituelle et escomptée et le regard vers le surnaturel n’était pas nécessairement un élan religieux. Au fond du parcours, appuyées sur les murs de la petite pièce en haut, des jambes rouges dansaient seules et libres le cancan. Cela me donna une sensation nouvelle, une perception spéciale du travail d’Isabelle Tournoud, comme si elle me disait : « Je peins, je dessine aussi. Un jour, peut-être, mes sculptures se mettront en marche. Elles retrouveront leurs corps et rentreront dans la vie de tous les jours ! »
Avec ses œuvres extraordinaires, notre artiste veut nous rappeler que « la beauté est menacée », que « la vie même est menacée » et cela a besoin d’un matériau à la hauteur de ce sentiment et de cet esprit dramatique et ironique à la fois. Un matériau doué d’une force symbolique : « À l’instar du sable, les graines de coquelicot évoquent le passage du temps. Pour un instant agglomérées, elles pourraient s’égrener. Le souvenir même de la vie, de ces sculptures faites de cette matière, pourrait sombrer dans l’oubli. Mais les graines sont un formidable réservoir d’énergie vitale. Du néant renaîtra la vie… »
Avec ses graines de coquelicot ou ses coquille d’œuf, matériaux qui constituent en soi un véritable défi au passage du temps — vu la difficulté énorme à les protéger, à les garder inaltérés —, notre artiste s’écarte nettement du pop art ou de ses récupérations possibles. On devrait plutôt parler, ici, d’un « minimalisme sublime ». C’est-à-dire d’une sculpture insaisissable, sans poids et presque dépourvue de matière, qui se révèle par contre très proche aux transparences d’une peinture légère et insaisissable : « La monnaie du pape, dit-elle par exemple, est très intéressante pour la lumière qu’elle renvoie, pour sa légèreté et sa relative malléabilité ».
Inspirée de la poétique sublime et vitaliste des « petites choses » la sculpture d’Isabelle Tournoud s’engage dans une lutte sourde et inexorable contre les « fabriques » et les matériaux qui tuent physiquement et psychologiquement l’homme et l’environnement.
Donc, ce n’est pas par hasard qu’Isabelle Tournoud emprunte à la nature ces matériaux cachés et presque invisibles qui n’ont plus de fonctions sinon devenir déchets et disparaître avant de paraître. La récupération de ces matériaux veut d’ailleurs signifier, par leur fragilité, la fragilité de la nature et de la vie humaine, mais aussi celle des objets et des œuvres d’art : toute créature naturelle et tout objet créé par l’homme est condamné tôt ou tard à la mort : « Chaque végétal porte en lui son sens et sa poétique, c’est de là que je pars. Je prolonge ce potentiel qui existe en chacun d’eux, mais toujours avec cette même idée : figer l’enveloppe charnelle de l’être avant qu’elle ne s’évanouisse. »
On revient par là à l’absence. Car à travers l’absence des corps — disparus on ne sait où —, ces « coquilles vides » deviennent de plus en plus présentes.
Une circularité s’installe, donc une raison de vie en plus, entre ces présences « hic et nunc » — ici et maintenant — et leur installation égarée au dehors de l’espace et du temps. Car le sens primordial de l’existence, qu’Isabelle Tournoud voudrait fixer à jamais sur ces très fragiles surfaces, est toujours ce dialogue entre fantômes qu’on appelle recherche de soi-même ou d’un autre qui « existait hier » et « n’existe plus » aujourd’hui. Une éternelle quête d’un moment de notre vie « qui existait et maintenant n’existe plus », d’un sens à donner à la vie « passée » qui, désormais, « n’existe plus ».
Cependant, les « présences absentes » d’Isabelle Tournoud passent devant nous et parmi nous comme une « démonstration sublime » que la vie existe. Voilà à quels résultats peut arriver la création humaine !
« La poésie toujours ! nous dit Isabelle Tournoud. Peut-être parfois avec une touche d’humour qui tourne au noir ou au cynisme, mais toujours et avant tout, la poésie, le rêve, la beauté, l’aérien, la lumière ! »
Giovanni Merloni
Pingback: U ou Underground, les fils d’Aryane d’Isabelle Tournoud (alphabet renversé de l’été 2013 n. 6) | le portrait inconscient
Belle idée que ce « végétalisme » de la sculpture où finalement un certain « minimalisme » s’empare du minéralisme (et photos à la hauteur).
pour moi une découverte et une belle
« Ce qui m’intéresse, c’est de rappeler à l’homme que malgré toute sa science et toute sa volonté de maîtriser le monde, il est finalement aussi fragile qu’une brindille. Moi, je m’interroge effectivement sur la place de l’homme dans son environnement. Alors que dans notre culture occidentale, l’homme se situe au-dessus de la nature. » J’ai oublié d’où j’ai sorti cette phrase d’Isabelle Tournoud que j’avais mis dans mon précédent blog. En tout cas, j’adore ses babouches et gants en monnaie du pape.