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« L’invention du désir » de Carole Zalberg, Chemin de fer 2010, lu par Micky Sébastian à « La terrasse de Gutenberg » à Paris.
Un livre très beau et très bien écrit, cette « Invention du désir » où Carol Zalberg, comme on lit dans le quart de couverture, « célèbre avec lyrisme et sans culpabilité le désir amoureux et les plaisirs de l’adultère ».
En privilégiant le point de vue d’une femme, elle nous raconte les émotions, les sensations et les péripéties de l’intelligence et de la fantaisie quand cet « événement » mystérieux éclate. Avec la grande douleur physique et morale qui arrive toujours quand on essaye d’isoler les « moments de l’amour » de cette « unique » histoire d’amour qui en est le moteur vague. Qu’est-ce qu’on peut faire quand on y est pris dedans ?
Selon Carole Zalberg on est emmenés à « inventer le désir ». Plutôt que le subir, ou le sublimer. Une forme de conscience de soi ? Une confession ?
Parmi les nombreux commentaires qu’on a écrit sur ce livre, je partage vivement les jugements de Stéphanie Hochet et Pierrette Fleutiaux. D’après le style narratif de cette auteure, c’est en tout cas le lecteur qui doit faire vivre le livre. C’est lui qui doit d’abord décider s’il est en train de lire un petit roman avec un probable final – triste ou joyeux —, ou bien s’il a devant lui une lettre ouverte, dès le début très courageuse, d’une femme qui à travers la passion amoureuse va se découvrir elle-même.
Quant à moi, j’essayerai de me tenir sur un état d’esprit moyen. En acceptant de suivre l’ardeur « scientifique » de cette « exploration » libre de préjugés et, en même temps, en quête des situations et des circonstances, indispensables — selon mon intérêt de lecteur « sentimental » — pour y retrouver un sens. En plus, après la lecture des précédents romans de Carole Zalberg, je veux voir s’il y a ici quelques mémoires des histoires que j’ai lues avec autant d’intérêt dans ses romans précédents, qui ne cessent de bouger dans ma tête.
D’ailleurs, on ne peut pas vraiment « inventer » le désir. On peut, certes, le débarrasser des chaînes, des équivoques, des fausses visions. Il faut, bien sûr, l’affranchir de toute littérature imbécile, et surtout de toute réduction du désir à chose vulgaire, répétitive et obsessionnelle.
Voilà. Cette petite merveille de Carole Zalberg va immédiatement au-delà d’un discours déjà vu sur l’amour et le désir. On peut dire, au contraire, par sa mesure et maîtrise de la langue, qu’elle réussit à raconter le désir d’une façon tout à fait nouvelle et inattendue.
Avec notre grand plaisir, dans ce « récit imaginaire » il n’y a jamais de la pornographie, ni même du facile érotisme dont on connaît de millions d’exemplaires.
D’ailleurs, la femme qui nous parle dans ce livre ne se refuse pas de dire ce qu’il se passe au-delà de la « porte blanche » de la chambre où son amant l’a enfin rencontrée. Par rapport aux désirs sous-entendus que Stendhal fait vivre dans la chambre aveugle de Clelia de « La chartreuse de Parme » ou Flaubert dans le carrosse agité de « Madame Bovary », le récit de Carole Zalberg ne cache rien.
La nouveauté est donc dans le mélange entre le récit explicite de ces moments d’amour — à propos desquels l’on ne comprend jamais s’ils « ont été » vécus ou pas, s’ils « seront » vécus ou pas — et la réticence voire la prudence de cette femme par rapport aux faits réels, aux lieux et circonstances.
On en trouve très peu de traces.
L’action du livre se déclenche à partir de la rencontre de deux mains. Pendant le temps de la narration, ces mains sont un élément stable, très important sinon central dans cette histoire du désir. Mais nous voudrions en savoir plus.
À page 11 on nous parle d’une « gare » ;
à page 19 d’un « téléphone portable… au centre de la pièce » ;
à page 32 d’un « train » qui tôt ou tard emporterait la femme qui nous parle ;
finalement, à page 33, on a l’impression de toucher du solide : « C’était à l’heure de l’avant-guerre, à l’époque précédant nos mains ».
Ce fut en cette occasion la première rencontre : « Nous étions placés côte à côte et très conscients d’une proximité insensée… Tu m’avais déjà annexée ».
C’était probablement avant « l’annexion », la « Bérézina » et la « guerre éclair » des premières pages. Un temps de paix, avant le déchaînement du désir….
À page 59 notre « inventrice du désir » semble prendre une décision, en nous donnant une clé réelle de cette histoire. Son choix est tout à fait différent de celui qui a emmené Emma, dans un de ses romans, à abandonner trois fils, dont la fille ainée, Sabine, qui lui était particulièrement attachée.
Ici elle parle « à toi » — son amant – de « lui », son mari :
« Lui n’est pas, comme tu l’es, fait pour moi de toute évidence, un homme somme exacte de mes espoirs, de mes rêves, de mes émois. Mais il est devenu tellement plus que cela… Il est un havre, un pilier, un toit… Et surtout, surtout, les enfants, qui lui ressemblent tant, qui nous ressemblent lui et moi dans le moindre de leurs éclats… »
En relisant le livre, on pourrait trouver d’autres traces de réalité. Mais le sens de l’histoire est finalement clair : la femme sans nom renoncera à donner un toit définitif à son grand amour, mais, peut-être, elle ne renoncera jamais à cette personne avec laquelle elle est « un ».
Elle se délivre enfin de son « sentiment de culpabilité », en avouant à tout le monde qu’aimer deux personnes est pour elle parfaitement possible.
Mais elle a aussi le courage – que tout esprit honnête devrait partager — de « sanctifier » ce rapport vrai et absolu : « Je veux oublier tout ce que je sais, tout ce que mon corps a saisi de la vie au hasard des années, et ainsi dépouillée, m’offrir. Être l’innocence reconquise et seule digne de me guider. Je veux que tu comprennes cette virginité… » Elle veut aussi « être le temple pur », « devenir cette page absolument blanche pour ta signature et trembler toujours ensuite de m’en savoir gravée ».
Cette lecture nous laisse finalement entrevoir un passage très intéressant de la « recherche » de Carole Zalberg. Peut-être, certains personnages féminins reviendront dans les prochains livres pour nous dire la vérité ou alors une nouvelle vérité. Nous les attendons avec impatience. Mais ici, dans ce petit grand livre, on a gravé une pensée qui assume une valeur universelle. À travers une « invention du désir » comme celle-ci, libre et anticonformiste, on peut retrouver et reconnaître une nouvelle dignité aux sentiments humains au-delà des vestes que de gré ou de force on insiste à leur donner.
Il faut, d’accord, protéger ceux qui nous aiment, essayant surtout de ne pas être égoïstes. Et bien sûr entre deux amours il faut choisir. Cependant, on doit s’accorder le droit de se souvenir et de revivre le désir qui a rendu uniques certains moments de notre vie. Si on arrivait vraiment et jusqu’au bout à cela, dans cette société qu’on dit évoluée et laïque, on pourrait résoudre beaucoup de problèmes, encore plus graves, qui bloquent tout espoir de progrès, de civilisation et de paix dans la planète. Tandis que des montagnes de banalisations et culpabilisations obtuses au sujet de l’amour et du désir résisteront pour beaucoup de temps encore, sans que la littérature, hélas, puisse y changer grand-chose.
Giovanni Merloni