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Le nouveau regard de Carole Zalberg : À défaut d’Amérique (Actes Sud, 2012)
Après La mère horizontale (Albin Michel, 2008) et Et qu’on m’emporte (Albin Michel, 2009), À défaut d’Amérique (Actes Sud, 2012) représente le troisième volet de la Trilogie des tombeaux, que Carole Zalberg a voulu consacrer à l’histoire des femmes (Sabine, Emma et maintenant Adèle) qui on marqué, une génération après l’autre, le destin de la famille dont Fleur (fille de Sabine, petite-fille d’Emma et arrière-petite-fille d’Adèle) est témoin et narratrice. À défaut d’Amérique est un roman qui mérite d’être marqué d’une pierre blanche. Il représente un passage très significatif dans le parcours expressif de Carole Zalberg. Avec cela, elle va bien sûr occuper une place de premier rang dans la littérature française contemporaine. Ce roman — inspiré à la mélancolie de l’exil et à l’orgueil de la vie — s’écarte de toute vision traditionnelle et prend le large dans un contexte nouveau que l’écrivaine découvre et contribue à créer en même temps. C’est une clé, un style particulier dont l’écrivaine profite d’une façon prodigieuse, qui m’étonne et me touche profondément. « D’où viennent ces émotions soudaines ? » je me suis demandé. « D’où jaillit cette capacité de toucher et, en même temps, de corriger le tir avec l’ironie, la simple force de la vérité ? D’où vient cette capacité de « tenir » la galaxie centrifuge des fragments de mémoire qui poussent partout comme de la mauvaise herbe ? » J’ai eu besoin de temps, pour arriver à comprendre que cette clé de l’expression, ce rythme unique n’avait pas affaire qu’en très petite mesure avec une invention issue de la technique littéraire. Il y avait un regard et une voix qui faisaient agir tout ce manège magique me rappelant quelqu’un de très proche. Un signal de fumée très bien connu. D’un coup j’ai pensé à ma mère. Elle était de la même génération d’Adèle, protagoniste du roman. Elle avait grandi dans une famille d’intellectuels « libres penseurs » et antifascistes, avant de rester aux côtés de mon père socialiste et de mon oncle, communiste — son frère —, tandis qu’ils participaient activement à la Résistance de Rome. Sans être directement concernée par les persécutions qui frappaient ses amis juifs — dont quelques-uns se sauvaient au Guatemala et au Mexique, ou aussi dans la province italienne —, a-t-elle donc vécu les mêmes tragédies qu’Adèle, les mêmes espoirs que l’alternance de guerre et paix provoquait, en France comme en Italie, tout au cours du siècle dernier. Elle a vu les souffrances atteindre le sentiment du non-retour, de la fin de l’Histoire. Elle en a vu les traces réfléchies dans la vie de la multitude des gens auxquels elle s’est toujours intéressée et bien sûr dans sa nombreuse famille, qui s’ajoutait à la famille de mon père, aussi nombreuse, vivante et active au niveau intellectuel que la sienne. Elle aussi a dû « survivre », ayant sa famille à elle, devant s’occuper des trois fils nés l’un après l’autre, tandis que la guerre s’achevait dans le sang et l’Italie abandonnait son roi « sans moelle » pour devenir une République « fondée sur le travail ». Elle n’a pas été la seule, d’ailleurs, qui se soit spontanément obligée à ensevelir à jamais son identité intime, son talent à fleur de peau. Ma mère s’est sacrifiée dans un acte d’amour envers « les autres », à commencer par ses propres enfants. Et l’on dirait que ses mémoires, ses récits fabuleux ont jailli la première fois, comme un soufflard incontrôlable, au cours de ses rêveries, de ses nuits auprès de ses enfants malades ou insomniaques. Après, ce fut un fleuve, dont malheureusement très peu de traces sont restées, à part les nombreuses photos jaunies. Car ma mère se bornait à la « tradition orale » en se dérobant à la tâche de mettre noir sur blanc ses mémoires et de redonner ainsi la vie à son bouillonnant monde de morts. Avec cela, je ne veux pas dire qu’elle ait consciemment « renoncé » au statut de narratrice, ne fût-ce que pour raconter autour de soi l’histoire de famille. Au contraire, j’ai souvent pensé qu’il y avait, en elle, un souci « superstitieux », une sorte de peur de perdre les souvenirs en les consignant aux feuilles de papier. Ou aussi qu’elle préférait « interpréter » ses fantômes plutôt que les éterniser au dehors de sa personnelle représentation. Il est vrai que, dans la richesse de sa rêverie et de sa formidable mémoire, elle réussissait à transmettre à ses amis et à ses proches des multitudes d’histoires, qu’elle savait raconter avec le naturel et la vivacité d’un Eduardo De Filippo et l’élégance juste un peu hautaine d’une Franca Valeri. Cependant, elle n’était pas à proprement dire une écrivaine, ni une conteuse de fables à jet continu. Elle était la gardienne de la mémoire de cette grande et fascinante famille, constellée de personnages intéressants, dont je descends et que probablement je trompe. On peut donc bien comprendre la raison de mon étonnement devant ce roman, me reportant d’emblée à la joie infinie que j’éprouvais en écoutant, jusque dans l’âge adulte, les récits de ma mère ou aussi certaines de ses phrases, capables d’elles-mêmes de ressusciter un monde entier. Cela ne m’était arrivé, jusqu’ici, qu’en lisant Les Buddenbrook et Cent ans de solitude, ou encore, récemment, certains passages des Misérables. Évidemment, il y a une ressemblance, une affinité même, entre Carole Zalberg et ma mère, dans la façon de revivre les histoires de famille et la vie même. Après cette petite digression personnelle, qui me rapproche davantage de ce dernier roman de Carole Zalberg, je considère encore plus extraordinaire, et même miraculeux, ce que cette écrivaine a su faire. D’un côté, à travers son passionnant parcours initiatique, elle a fini pour ressembler comme une goutte d’eau à Adèle et même pour s’identifier en elle. De l’autre côté, elle a trouvé la force et les moyens expressifs pour donner pleine voix et juste espaceà ces pauvres morts qui, devenant des personnages « à tutto tondo », ont gagné finalement leur éternité.
« A egregie cose il forte animo accendono/ L’urne de’ forti, o Pindemonte e bella/ E santa fanno al peregrin la terra/ Che le ricetta… » (Ugo Foscolo, Les tombeaux, 1807)
« À nobles choses les forts esprits excitent/Les urnes des forts, ô Carole, et belle/Et sainte au pèlerin en est la terre/qui les accueille… » (la traduction est à moi.)
À défaut d’Amérique… et de Gérard Philipe
Ce titre magnifique explique et évoque en même temps. Il explique que Szmul et Kreindla, un couple de juifs venant de Pologne, au moment de la décision d’abandonner Varsovie, de plus en plus menacée par les lois antisémites, avaient envisagé partir aux États-Unis, mais qu’au cours de la quête des moyens pour réaliser ce projet, la possibilité de s’installer en France s’était révélée comme concrète et surtout immédiate. Ils choisirent Paris à défaut de l’Amérique. Cela évoque le sentiment d’un destin inachevé, un paradis perdu avant de l’attraper. C’est le mythe de ce monde lointain, riche et hyper civilisé, que toute l’Europe de l’Ouest partageait sans réserve jusqu’aux années quatre-vingt du siècle dernier. Pourtant, à en juger de ce roman, aussi réaliste que passionné, ce nom « Amérique » évoque encore aujourd’hui, comme le visage immortel de Marylin ou « la voix » de Frank Sinatra, un sentiment de profonde nostalgie. On est tous orphelins de cette Amérique incarnant le progrès et la confiance dans la capacité de l’homme de s’en sortir toujours. Moi, je partage bien ce propos. Il est aussi une provocation envers le monde d’aujourd’hui, piégé par un américanisme « triste », un peu méchant et redoutable aussi. Car maintenant l’Amérique est partout chez nous, partout parmi nous, mais elle n’a rien à voir avec l’Amérique de Charlie Chaplin, Bob Dylan ou Dustin Hoffmann. Mais je comprends moins le manque d’Amérique quand on a Paris. Et je ne peux pas oublier ce que Paris a représenté tout au cours du siècle dernier, dans le monde. Et chez ma mère aussi. À Rome, lorsqu’elle sortait avec mon père pour participer à ses « après-dîners » des années cinquante, elle disait, pour nous rassurer : « N’ayez pas peur ! Je ne pars guère en Amérique ». D’ailleurs, elle conservait très soigneusement une coupure de journal avec la photo de Gérard Philipe. Elle nous emmenait en visite aux châteaux de la Loire. Et fondait en larmes toutes les fois que le disque 78 tours, exprès pour elle, apportait la voix d’Yves Montand en train de chanter « Le galérien ».
La Trilogie des Tombeaux
À défaut d’Amérique se présente tout à fait « autonome » vis-à-vis de deux premiers livres de la Trilogie des Tombeaux. Donc, quiconque peut bien lire ce roman en premier, pour découvrir après la qualité des livres qui le précèdent. Mais, quelle est la réaction du lecteur qui se lance dans sa lecture ayant lu les autres ? Il est peut-être convaincu de faire déjà partie de la « famille de Fleur », dont il connaît la plupart des membres, de ne pas risquer, donc, de se perdre dans le labyrinthe des générations, même s’il devra nécessairement rencontrer de nouveaux personnages tout à fait inconnus. Cependant, dès les premières pages, il s’aperçoit d’une métamorphose inattendue. Il se sent légèrement égaré, car les personnages qu’il croit connaître sur le bout de ses doigts semblent habiter dans une autre histoire. Comme si la visite au monde de leurs ascendants les avait changés. À ses yeux, la langue et le rythme aussi semblent assumer une différente allure. Certes, cela le fascine et le touche vivement : cette nouvelle écriture, plus rapide et intense que jamais, se présente aussi comme une nouvelle lecture de l’histoire de la famille de Fleur. Quelques nœuds se sont défaits, une clé qui ouvre toutes les portes a été miraculeusement trouvée. Cela ne peut que passionner le lecteur, qui se confie à cette écriture magique, à cette nouvelle allure qui si bien s’adapte à représenter la cadence de la vie et à s’en abstraire aussi. Mais pourquoi, se demande-t-il, Carole Zalberg, au lieu de se borner tout simplement à ajouter deux autres générations à l’arbre généalogique jusqu’ici connu, a-t-elle voulu réécrire de fond en comble toute l’histoire ? Parce que d’un côté, je crois, l’écrivaine s’est vite aperçue qu’un troisième volet tout court — comme le Vicomte de Bragelonneou Le côté de Guermantes — n’aurait pas eu de sens. D’ailleurs, les deux histoires enchaînées de Sabine (la mère horizontale) et de sa mère Emma (la protagoniste de Et qu’on m’emporte) avaient été déjà très efficacement — et poétiquement — exploitées. De l’autre côté, les retrouvailles d’une quantité de documents et photos de famille tout à fait inédits, dont les lettres qui prouvent l’existence d’une liaison entre Adèle — arrière-grand-mère de Fleur — et l’Américain Stanley, donnent à Carole Zalberg l’idée géniale d’introduire un nouveau point de vue, celui de Suzan, fille de Stanley. Dorénavant, Suzan et Fleur partageront les mémoires d’Adèle, dans lesquelles elles fouilleront séparément, sans s’échanger les données. À Suzan, seule privilégiée dans toute la trilogie, il sera consenti de vivre dans le présent, de dénouer son drame personnel à travers l’action, de connaître et se connaître. D’ailleurs, elle est une étrangère qui observe de très loin, elle est donc autorisée à vivre à la lumière du soleil. Cette décision, tout à fait révolutionnaire, semble amoindrir l’importance de Fleur en la rétrocédant au rôle de co-protagoniste du roman. Cela, au contraire, la renforce, si on considère qu’elle n’est plus seule, même si elle ne le sait pas. D’ailleurs, Suzan ne décidera d’agir « politiquement » que dans les dernières pages du livre, tandis que Fleur trouvera, dès le début, le courage nécessaire pour avancer dans sa quête de vérité jusqu’à assumer ses responsabilités face à l’Histoire : « Je n’avais pas passé le relais, moi : j’avais eu des garçons. … J’étais mère, quand même. Ça suffisait à me maintenir aux aguets. Au début, je cherchais dans mes actes et mes paroles des répétitions. J’aurais triomphé, presque, très amèrement, si j’avais pu dire voilà, je suis comme elles [les femmes de la famille]. C’était tout ce que je connaissais…. Et puis ils ont grandi… Auprès de mes fils, auprès de Julio, leur père, qui sans faillir m’arrime à son monde à lui, je me suis désengluée de la transmission. La mauvaise. Celle dont on ne veut pas et qui vous hante. Alors j’ai pu décider de tirer sur le fil. C’était même impérieux. Je voulais prendre la mesure de ma libération. » (Page 14) Voilà les raisons qui ont poussé Carole Zalberg — en se donnant la chance d’affronter une énième descente à l’enfer et de remonter ainsi vers le « big bang » à l’origine d’un destin commun, encore plus vaste et redoutable que celui d’une seule famille — à provoquer une véritable rupture dans la continuité de son propos narratif. Et cette « rupture » me pousse à considérer À défaut d’Amérique moins comme le troisième volet d’une trilogie que comme le premier roman d’une génération tout à fait nouvelle.
De la mélancolie de l’exil à l’orgueil de la vie
En se lançant, d’une rive à l’autre de l’océan, cette Adèle tourmentée et imprévisible — sans jamais se décider à lui donner un statut solide — Suzan et Fleur apaisent leur mélancolie avec l’orgueil qui deviendra, à la fin de cette traversée du désert, une façon de vivre généreusement dans leur temps. Ayant cherché leur futur dans le passé elles auront trouvé dans le présent le véritable sens de leur vie. En fait, À défaut d’Amérique est traversé dès le début par les pulsions opposées et complémentaires de l’orgueil et de la mélancolie. Je parle évidemment de l’orgueil d’hommes et de femmes qui ne se prennent jamais pour des héros ou des héroïnes, qui pourtant luttent désespérément pour une vie heureuse. C’est l’orgueil de la naissance quoiqu’elle en soit, de ses origines, de son histoire. Je parle, de l’autre côté, de la mélancolie de l’exil qui est l’évènement primordial que tous les personnages du roman partagent, mais aussi de la mélancolie qui accompagne dans le quotidien les vies difficiles et douloureuses, et peut se déclencher même pour un rien, pour un mot, pour une petite incompréhension. C’est la mélancolie qui entraîne Suzan et Fleur vers ces photos réconfortantes et rassurantes. Car le passé, même le plus horrible et douloureux, ne peut plus changer. Ses ombres et ses lumières, bien qu’apparentes et floues, sont de vraies ombres et de vraies lumières. « Lorsque je me suis lancée dans ces recherches, ou plutôt ces songeries autour des femmes de ma famille — c’est Fleur qui parle —, j’ai voulu, entre autres, rassembler des photographies. Je les préfère aux témoignages qui vous offrent un point de vue précieux, mais vous laissent en dehors de l’histoire ». (Page 81) En remontant en arrière, Fleur n’a plus tellement d’envie d’analyser la mauvaise terre qui nourrit la mauvaise graine. Le dicton populaire « telle mère, telle fille » selon lequel « les fautes des parents retombent sur leurs enfants » l’intéresse moins. Elle n’a plus de comptes à régler. Car elle a grandi. Et, au fur et à mesure que le drame de sa mère Sabine s’éloigne avec la personnalité aussi dérangée que contradictoire de sa grand-mère Emma, elle trouve un premier point de repère dans le personnage d’Adèle, l’arrière-grand-mère franco-polonaise, et en son mari Louis. Mais avant de se plonger dans son incertaine parenthèse d’amour avec l’américain Stanley, d’origine polonaise lui aussi, elle trouve chez Adèle d’autres traces encore plus passionnantes : à travers la brèche par où elle entrevoit son arrière-grand-mère, toute petite, en train de faire ses premiers pas, elle voit entrer tout d’un coup l’Histoire. Elle n’a maintenant qu’une dernière barrière à franchir pour remonter encore, jusqu’à tomber finalement sur le couple des parents d’Adèle : Kreindla et Szmul. Ils sont les véritables pionniers de la famille, qui ont eu la désespérée clairvoyance, tout de suite après la Grande Guerre, qui les a poussés à abandonner leur Pologne aimée pour chercher fortune ailleurs. C’est la même histoire de douleur et d’espoir que d’entières générations d’Europe partagent, dont beaucoup d’écrivains parlent, mais qui rarement trouve quelqu’un vraiment capable d’y entrer l’esprit humble et d’en sortir l’âme confiante. C’est au moment précis où l’Histoire s’affiche en se précisant dans le « temps retrouvé » des personnages majeurs — Kreindla, Szmul et leur fille Adèle — que Carole Zalberg devient de plus en plus consciente de la nécessité d’assumer, en tant qu’écrivain, la tâche du témoignage et de l’indispensable passage du relais entre les générations.
Giovanni Merloni
(continue)