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« Et qu’on m’emporte », deuxième volet de « la trilogie des tombeaux » de Carole Zalberg. Albin Michel, 2009.

« Oui, je m’en rends compte maintenant, cet amour-là, à partir du jour où tu as failli te noyer, le jour lumineux et laid du caillou rose et de ta voix brisée, je me suis évertuée à l’étouffer. Alors que tu sombrais, je l’ai dit, j’avais été saisie par un désespoir si profond, j’avais senti monter en dedans comme une marée noire où j’étais restée si totalement engluée, incapable d’un mouvement vers toi, que j’en aurais vomi. Je voulais vivre moi ! »
Voilà — à page 49 de ce deuxième roman — l’explication affreuse du destin de Sabine, quasi morte dans les eaux de la Marne quand elle était toute petite, morte ensuite plusieurs fois avant de disparaître la première – avant sa mère et sa grand-mère – en sortant finalement d’une vie de plus en plus désastreuse.
Ce second volet de la trilogie, encore plus émouvant, si possible, de celui qui le précède, consiste en un long monologue dans lequel Emma, en s’adressant à sa fille morte, nous raconte. Ce monologue n’est pas une « confession » ni une « défense » devant le tribunal moral de sa famille et devant nous. C’est un véritable « j’accuse », qu’elle lance contre la rigidité des mécanismes qui règlent cette société humaine, sourde et aveugle, qui ne nous donne jamais le moyen de nous arrêter pour réfléchir et essayer de rattraper nos fautes.
Nous rentrons dans une narration traditionnelle, qui nous facilite la compréhension ou, mieux, la mise à jour, comme on dirait pour un logiciel, de toutes les informations que nous avions déjà « engrangées ».
Cela me donne aussi la possibilité de reprendre certains points que j’avais laissés de côté pour manque d’espace.
D’abord l’histoire du caillou rose. C’est à ce moment que la personnalité d’Emma se révèle ou, si l’on veut, se transforme. Elle a été toujours une rebelle, une contestataire. Jusqu’à ce moment-là, elle s’était bornée au minimum de ruptures indispensables – avec la famille d’origine, surtout – en se prenant de petites libertés, tout en essayant de rester dans les règles.
La naissance de sa fille ainée, Sabine, avait été pour elle un contresens. Cependant, elle avait des sentiments en soi, elle aimait la petite. En somme, elle était continument déchirée par une lutte intérieure. Emma Bovary, tout au long du roman de Flaubert, se préoccupe seulement de ses fictions amoureuses. Elle ne ressent aucun sentiment, aucune affection pour sa seule fille, elle la déteste. Cela arrive, pour l’Emma de Carole Zalberg, seulement après l’accident de la Marne. Elle devient méchante comme Emma Bovary, pour des raisons tout à fait similaires.
À la fin du roman. Emma, mourante à l’hôpital, demande continument qu’on lui apporte ce caillou rose recueilli au fond de la Marne par la petite Sabine, preuve flagrante d’un délit manqué qui a gravé ensuite plusieurs existences, à partir de sa vie même.
On devine, quand il est trop tard pour le récupérer, que ce caillou se trouve probablement chez Fleur, la petite fille d’Emma. C’est alors que finalement Emma délivre une dernière confession dans son dialogue extrême avec sa fille morte : « Est-ce que Fleur sait que je n’ai pas bougé ? Tu lui as raconté, n’est-ce pas ? »
Voilà une surprenante ressemblance avec ce que Mauriac nous raconte à propos du drame de Thérèse Desqueyroux. Elle aussi n’a pas bougé quand son mari a risqué de mourir empoisonné : « Bernard rentre enfin : — pour une fois, tu as eu raison de ne pas t’agiter : c’est du coté de Mano que ça brule… Il demande : — est-ce que j’ai pris mes gouttes ? Et sans attendre la réponse, de nouveau il en fait tomber dans son verre. Elle s’est tue par paresse, sans doute, par fatigue. Qu’espère-t-elle à cette minute ? “Impossible que j’aie prémédité de me taire.” »
La Thérèse de Mauriac détestait son mari « avant » cet épisode clou du roman. Notre Emma se détache de sa fille « après » la noyade manquée de justesse de Sabine. Mais le sentiment des deux femmes est le même, face au danger de mort de leur conjoint.
Le mari est un obstacle pour Thérèse, tout comme sa fille pour Emma. Car ces deux femmes ont surtout le sentiment de n’avoir pas encore vécu, de se trouver coincées dans une situation sans issue. Tandis qu’elles désirent « être emportées » ! « Rien n’égale l’abandon, cette exaltation qu’on éprouve à se laisser emporter sans savoir où ».
On devrait fouiller encore pour exprimer la qualité exquise de ce deuxième volet de la « trilogie des tombeaux ». Autour des trois femmes, on rencontre d’ailleurs de personnages mineurs qui sont indispensables eux aussi pour comprendre à fond l’esprit anticonformiste et sage de cette quête de vérité et de justice.
Il y a enfin l’Histoire. Car ce n’est pas du tout vrai, je crois, ce qu’on dit dans la couverture de « La mère horizontale », qu’avec ces romans on creuserait « un chemin singulier, celui des égarés de l’Histoire ».
Au fur et à mesure que le lecteur « entre » dans ces deux romans, il s’aperçoit, au contraire, de l’importance du monde qui vit autour de la scène racontée.
D’abord, on ne peut pas accepter que toutes les responsabilités de ce qui se passe soient attribuées à ces femmes qui ne savent pas faire les mères. Ensuite, on apprend que dans la chaîne des événements privés il y a eu deux guerres, la peur, les persécutions, la mort précoce d’un fils aimé, les changements plus récents, subis ou salués avec enthousiasme…
Moi j’ai aimé beaucoup ces deux romans soit pour leur écriture musicale juste et élégante, soit pour le rôle que l’Histoire, jamais indifférente, y assume.

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Giovanni Merloni