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À nous la liberté
Une jeune fille est en train de courir dans un pré, elle a les pieds nus. C’est une photo en couleur, pas du tout recherchée ou « traitée » avec un logiciel quelconque. La jeune fille de la couverture du livre a l’air simple, honnête, aussi pensif que confiant. Elle pourrait être la Louise dont parle le très intéressant et beau roman de Corinne Royer, La vie contrariée de Louise (Héloïse D’Ormesson, 2012, pages 232). Mais, en lisant la quatrième de couverture, on apprend que Louise avait dix-sept ans en 1944. En ces temps-là, les photos en couleurs étaient très rares. De ce passé-là, l’Histoire nous renvoie surtout des photos en noir en blanc. Des photos de guerre et de mort. Comme les millions des morts juifs, tués un à un avec une violence d’animaux sauvages et une brutalité obsessionnelle qui n’appartient qu’à l’homme. Heureusement, nous avons aussi dans les yeux les images de Paris libéré, les photos des villages français en fête. Entre elles, qui sait ? pourrait y être une photo de Louise, souriante au milieu de sa communauté héroïque, finalement autorisée à rentrer dans un rythme normal de vie.
Cette femme de la couverture n’est pas Louise. Elle est peut-être Nina, la jeune montagnarde qui va hériter d’elle, qui lui ressemble tellement en toutes ses attitudes. Elle aussi, traverse la vie, bien droite, le regard rêveur et légèrement troublé. Così felice, col vento nei capelli, ainsi que disait une célèbre chanson de l’italien Giorgio Gaber.
Ou bien, cette jeune femme quelconque à l’allure légère, suspendue dans l’air, caressant les prés de ses pieds nus, elle est une jeune d’aujourd’hui, qui court à la rencontre de la liberté. À nous la liberté, c’est le film incontournable de René Clair (1931) que je vis jadis dans un glorieux cinéma d’essai de Rome, qui représente efficacement soit le désir de liberté soit le travail incessant qu’il faut mettre en oeuvre pour l’atteindre. Une pareille conscience du défi de la liberté se joue aussi dans le monde flou que la photographie évoque et dans l’expression intense de cette jolie montagnarde.
Nous sommes dans le territoire de Chambon-sur-Lignon, commune « huguenote » de la haute Loire, qui dans un esprit unanime et solidaire sut nier toute complicité aux occupants nazis entre 1941 et 1945, en sauvant la vie de milliers de jeunes juifs. Un petit monde qui reste encore aujourd’hui ancré à ces mêmes valeurs civiles. Un monde qui pourtant ne s’offre pas à la vue comme île heureuse, aussi ennuyeuse qu’imperméable à la méchanceté et à la violence. Car le Mal — comme le Bien — arrive de l’extérieur aussi que de l’intérieur de nous-mêmes. Et souvent, notre vie est gênée, ou pour mieux dire « contrariée » par la cohabitation en nous de pulsions opposées, envers le Bien ou envers le Mal.
La plupart des fois, comme dans le cas de Louise, ce genre de contrariété ne descend pas d’une confusion ou d’un aveuglement venant de l’ignorance ou d’un malaise familial profond.
Et l’amour aussi, n’est pas toujours un sentiment aveugle. Louise aime Franz, contre sa volonté et ses valeurs solides. Elle ressemble à Aida, le personnage de Verdi, tragiquement amoureuse de Radames, le chef de l’armée ennemie : « Je ne veux pas croire qu’ils [les nazis] ne savent pas ce qu’ils font. Il me vient à l’idée qu’un jour, Franz, lui aussi, sera un de ces Ogres. C’est peut-être là ma mission divine, détourner Franz de sa destinée d’Ogre. Parfois j’ai peur pour Franz. Et d’autres fois j’ai peur de Franz. »
Car elle voit, dans le Mal dont Franz est complice, le Bien dont il est capable. Elle aime aussi ses parents, dont elle partage totalement les valeurs et les choix. Elle n’arriverait jamais à dire, comme Aida, Ritorna vincitor ! (Reviens en vainqueur !), parce que l’horreur dont les Ogres nazis se rendent responsables va bien au-delà des drames identitaires que les guerres font quelquefois exploser. Elle est même plus engagée qu’eux dans l’action de protection des juifs cachés. Donc sa contrariété, sa violente lutte intérieure, n’a rien à voir avec des pulsions positives et négatives en lutte. Elle naît du combat entre deux sentiments tout à fait sains : l’amour d’un jour pour un homme qui grâce à cet amour eut le courage, ce même jour, de faire une action bonne ; l’amour de toujours pour une humanité ouverte et solidaire, sérieusement intentionnée à lutter contre la barbarie : « La guerre… La guerre sur tous les visages, dans toutes les bouches, dans celle des grands, ce que je serai bientôt. La guerre, ils ont la voix qui grelotte lorsqu’ils en parlent. D’ailleurs, le plus souvent, ils n’en parlent pas, ils la chuchotent, comme des Petits Poucets dans la maison des Ogres… Si les Ogres ne parviennent pas tout de suite à soumettre nos âmes à l’idéologie totalitaire, ils voudront soumettre tout au moins nos corps. Le devoir des chrétiens est d’opposer à la violence exercée sur leur conscience les Armes de l’Esprit. »
En pleine cohérence avec ces deux amours de la vie, La vie contrariée de Louise est un roman émouvant et sincère, une longue et profonde réflexion sur le sens de la vie. Ici, les personnages ne pourraient être mieux choisis, et l’existence même — aujourd’hui, dans le monde qui tourne autour de la chambre numéro dix-sept d’un petit hôtel, tout comme au temps de la jeunesse difficile de Louise, âgée alors de dix-sept ans — ne pourrait être mieux décrite.
Un livre courageux, que j’ai aimé pour la force de son langage « cinématographique » à la Victor Hugo, donc pour sa qualité littéraire qui m’a rapporté aussi le rythme de Vercors, la voix de Saint-Exupéry et l’esprit de Camus. Un roman qui puise aussi dans les proverbes, les dictons, les images des fables — les Ogres, les Petits Poucets, la Maligne — et dans les mots de tous les jours. Qui après utilise ce patrimoine « retrouvé » à l’intérieur d’une forme expressive « poétique » tout à fait originale.
Le temps de Louise et le temps de l’Histoire
La vie contrariée de Louise est basée sur deux plans narratifs différents.
Celui du passé, représenté par le journal que Louise avait écrit sur son cahier rouge dans la période cruciale de sa jeunesse, auquel elle avait ajouté quelques mots à la veille de l’arrivée de son petit-fils James.
Celui du présent, où les histoires de certains habitants du village — travaillant dans le Restaurant One Toutou (Alice, Nina, Pierre, Gerlou et la belle Canelle) ou dans la maison de retraite des Sycomores (Pierre) ou ailleurs (Antoine) — sont touchées par la mort de Louise et par la présence de James Nicholson à Chambon-sur-Lignon, évènements qui entraîneront une accélération dans le dénouement final de leurs propres destinées.
Ce choix, qui se traduit en un récit volontairement fragmentaire pour le présent et, en revanche, en une exposition plus classique pour le passé, ne correspond pas seulement à la dynamique de la vérité qui tôt ou tard se révèle toujours. Et l’on ne peut pas nier qu’un certain suspens est toujours présent. Mais cette contamination réciproque du passé et du présent de Chambon-sur-Lignon naît, je crois, d’un constat philosophique et moral plus profond.
D’un côté, le passé est souvent un tabou. L’Histoire nous raconte que dans le Plateau de Chambon-sur-Lignon 3500 réfugiés ont été sauvés, tandis que dix-neuf jeunes hommes sont morts dans les champs nazis. Ces dix-neuf personnes qu’on n’a pu soustraire à la furie homicide sont une souillure douloureuse qui pèse sur la mémoire glorieuse de cette communauté. Corinne Royer à eu à ce propos le courage de renverser le sens de ce tabou, en se posant, j’imagine, la question suivante : et s’il y avait eu un manque d’attention, une erreur humaine, qui ont affaibli toute vigilance ? Une complicité ? D’ailleurs, sous le gouvernement collaborationniste de Vichy, combien de juifs ont été abandonnés à leur destin sinon carrément dénoncés à la Gestapo ? Selon ce que Louise raconte dans son imaginaire cahier rouge — que la visite de Nina avec un ami policier nous confirme —, dix-huit « Petit Poucets » seraient morts ensevelis dans le sous-sol de la Châtagneraie, c’est-à-dire le quartier général des occupants nazis, tandis que Niels, le dix-neuvième garçon, aurait été le seul déporté à Auschwitz. Nous revenons encore une fois au numéro dix-neuf.
De l’autre côté il y a le présent, où les gens ont peu appris et beaucoup oublié de ce qui s’est passé en Europe il y a soixante-dix ans. On s’en fiche du passé ou on en garde une image aussi figée que décolorée. Le monde d’aujourd’hui ne garde pas les mêmes valeurs qu’avant. Les lieux se transforment, le passage du relais entre les générations subit des traumatismes, des ruptures. Ceux ou celles qui pouvaient raconter se taisent, tandis qu’une sorte de négationnisme s’insinue, au nom de conditions de liberté et démocratie qui seraient désormais acquises.
On a bien compris qu’aucune conquête n’est jamais définitive. Il faut travailler sur la mémoire pour en tirer des leçons, pour s’en servir dans le présent. En même temps, notre sensibilité contemporaine nous aide à revisiter le passé avec souplesse, sinon de l’insouciance. Malheureusement, dans le présent, beaucoup de tragédies se reproduisent, et les horreurs se répètent. Mais au moins, dans le présent, on est capables de parler d’arguments « intimes » et surtout d’en écouter parler avec un brin de maturité en plus : « Je sais enfin pourquoi je suis née. Là, happant son souffle tiède contre ma nuque… Je suis née pour recevoir le sexe d’un homme dans mon ventre. Et ce n’est pas si terrible… Je ne me suis pas sacrifiée. Il n’y eut pas d’autre abandon que celui au désir, pas d’autre vacillement que cette chose que je nomme enfin jouissance. Si douce et si violente. Franz mon amour. » Cette phrase clou, qui synthétise mieux que toute autre l’esprit de Louise, répond efficacement à ce qu’on disait à propos du rôle de la sensibilité contemporaine dans la compréhension du passé.
Peut-être, une phrase comme ça elle ne la dit jamais à personne, sauf, j’imagine, à Virginia Hall. Cette femme extraordinaire — qui a réellement existé — eut d’ailleurs l’intelligence d’enlever Louise de la cave où l’inflexibilité de son père la tenait prisonnière. Louise aurait voulu confier cela à son fils et, plus tard, à son petit fils. Elle avait d’ailleurs une sensibilité qui allait au-delà de son temps : « J’ai parlé de Franz à Virginia… Hier soir, un des hommes en civil a apporté une bouteille de vin… Je leur ai demandé s’ils allaient tuer les Ogres. L’homme a froncé les sourcils : « J’espère bien qu’on les tuera tous ! » Je leur ai fait promettre d’épargner chacun de ceux qui se nommeraient Franz… On parlait d’un débarquement sur les plages normandes qui avait semé la panique chez les Ogres. L’air fut alors plein de récits de massacres… Me voilà bien avancée… Avec mes seins lourds, mon ventre rond, mes nausées, mon rat et mon petit Ogre dans l’utérus… »
Voilà alors le motif inspirateur de ce roman passionnant et riche de surprises : le thème de l’amour et de son extrême simplicité ou, si l’on veut, de sa facilité désarmante.
Un amour qui bouge à travers l’espace et le temps, ou plutôt un pont reliant le passé au présent. Louise à Franz. James Nicholson à Nina. Gerlou à la belle Canelle et Pierre au fantôme de Virginia Hall.
L’originalité et la force de ce roman — fable douloureuse et, en même temps, récit décalé — jaillissent tout à fait naturellement de cette idée de l’amour, que je partage sans réserve, qui devient aussi un élément structurel de la narration : « Franz m’attendait devant la ferme. Les mains enfoncées dans les poches, le col de sa vareuse relevé jusqu’au-dessous du nez, l’œil sombre sous le ciel étoilé. Une clarté de lune lui barrait le visage. Il était beau… Sous la couverture… Le corps de Franz. Contre moi, le corps de Franz… Les visages des dix-huit enfants blottis dans la nuit, voletant au plafond de la grange, comme des anges… Franz mon amour. C’est donc seulement de cela qu’il s’agit dans le corps. Et tant de choses dans la tête. Franz, serre-moi. Reste encore. Une éternité. Jusqu’à l’aube. Jusqu’à la fin. »
C’est l’amour qui mobilisera le personnage de Pierre, l’obligeant à révéler ses actions incontrôlées et trouver enfin son inévitable destin. C’est l’amour qui poussera Nina à suivre le sillon de Louise jusqu’au point d’accomplir à sa place le rêve de sa vie. Et c’est enfin l’amour qui procure à James Nicholson une patrie et une entière identité : « Je marche dans les allées du parc des Sycomores… Depuis l’autre bout de l’allée, un homme vient à ma rencontre. Il avance péniblement, appuyé à sa canne. Arrivé à ma hauteur, il dit : Louise ? » Il le dit avec l’accent des Ogres. Je réponds : « Franz… » « Oui, dit-il, Franz Harster. » Je pense à James Harster, mon petit-fils. Toute la vie qu’il me reste à vivre, je broderai ses initiales sur des couvertures… Je pense à toi, mon fils. Il faut que tu me pardonnes. Il faut seulement que tu me pardonnes. »
Le mérite de l’indéniable réussite de La vie contrariée de Louise dérive de l’heureuse fusion de trois éléments : d’abord la force dramatique de l’histoire de Louise et des événements qui se déroulent autour et au-dedans d’une chambre de l’hôtel One Toutou; deuxièmement, la structure narrative et poétique, tout à fait anticonformiste — dans la rigueur comme dans la liberté —; enfin la grande humanité et véridicité de tous ses personnages, même des mineurs, comme cet Antoine (véritable sosie du Félix Tholomyès des Misérables).
Giovanni Merloni
(continue)
mais Louise était bien, guerre ou non, amour heureux ou non, en couleur
n’y a que nos regards qui l’en privaient
Un scénario qui pourrait inspirer un successeur de Louis Malle (dans le style « Au-revoir les enfants »), s’il en existe…