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La vie, la poésie et le pouvoir : une liberté surveillée pour Jean de La Fontaine I/II
J’ai lu — et énormément apprécié — le livre de Valère Staraselski (« Le maître du jardin, dans les pas de La Fontaine », Cherche midi 2011) qui m’a donné l’occasion, à travers son portait admirable de Jean de La Fontaine, de réfléchir à l’œuvre de ce grand poète et à son importance dans la formation de la langue française moderne.
Cela à partir du thème de fond du livre de V. Staraselski, c’est-à-dire le « mystère » de la contradictoire fortune de Jean de La Fontaine, même de nos jours. Je ne veux pas répéter ici ce que Staraselski a très bien dit et fait comprendre dans son livre. Mais je voudrais expliquer, en un nombre limité de pages, à moi-même et aux lecteurs de mon blog, la destinée commune à la plupart des créateurs — peintres, poètes, écrivains, comédiens, musiciens — dont Jean de La Fontaine peut être considéré, sans doute, le représentant le plus illustre, ayant subi de lourdes (et mensongères) attaques à sa personnalité en fonction d’une stratégie de sous-évaluation de son originalité artistique. En recherchant le moyen d’entamer efficacement ce sujet difficile, j’ai d’emblée pensé m’adresser idéalement à José Saramago — prix Nobel de la littérature 1998 —, qui a d’ailleurs plusieurs points en commun au grand fabuliste de XVIIe siècle, pour lui demander son aide.
Qu’aurait-il dit, Saramago ?
Outre à adopter, comme le faisait La Fontaine, une écriture dépouillée et non conventionnelle, déstructurée dans le but d’héberger l’expression libre de la langue orale, Saramago se sert toujours, comme le poète français, de l’artifice du déplacement et du renversement (parfois effrayant et scandaleux) du point de vue. Une véritable arme secrète, une clé inattendue pour révolutionner à priori les propos motivant ses formidables et inoubliables romans. L’exemple plus évident est dans L’histoire du siège de Lisbonne, où le protagoniste, un correcteur de brouillons parmi les plus soignés et fiables, n’en pouvant plus de ces histoires qui passaient sur son bureau, aussi incomplètes que présomptueuses, décide d’écrire un NON. Ce « non », placé au point décisif et crucial, fait déclencher une vision tout à fait différente de l’histoire du siège de Lisbonne au temps des Croisades, bouleversant toute interprétation héroïque et rhétorique du rôle de la religion chrétienne dans l’Histoire du Portugal et de l’Europe et reportant au centre de la scène une humanité pauvre, avec ses souffrances et ses passions concrètes.
À propos de la « fortune contrastée » de La Fontaine de son vivant — et de plusieurs jugements contradictoires sur son œuvre au cours des siècles suivants — j’ai imaginé que José Saramago se serait débrouillé ainsi : « Dans le siècle de Louis XIV, qui a été, en France, celui de la monarchie absolue, mais aussi de la Fronde et de la Contreréforme, l’État c’était lui, Louis XIV. En ces temps-là (pas tellement distants vis-à-vis de ce qui se passe aujourd’hui en certains pays d’Europe), beaucoup de choses tombaient dans le tabou de “l’affaire d’État”. La culture était elle aussi une affaire d’État. En ces temps-là, aucune forme de récit autobiographique (le “roman” étant encore inimaginable) ne pouvait être exploitée, de même que toutes les œuvres d’art pouvant se révéler porteuses d’une contestation quelconque. Dans un contexte comme ça, il ne faut pas s’étonner de l’accueil contradictoire des œuvres de La Fontaine et de l’homme La Fontaine. »
La vie, la poésie et le pouvoir : une liberté surveillée
Quant à moi, je ne crois pas que La Fontaine pouvait envisager de « parler de soi » dans le sens que cette expression assume de nos jours. Cependant, il n’y a pas de livre ou d’œuvre d’art qui ne reflète pas son auteur. Et La Fontaine, même avec les artifices les plus compliqués, même réduit en autant de pièces que le nombre de ses animaux au visage humain, apparaît enfin lui aussi tout entier, avec son « esprit d’irrévérence ».
À partir de cette irrévérence, un précis circuit d’action et réaction se déclenche.
Au commencement de son parcours, La Fontaine aime ses Malherbe, ses Marot et se perd aussi dans l’Astrée d’Honoré d’Urfé. Pourtant il est un poète classique déjà prêt à se rebeller vis-à-vis de toute vision figée du monde classique. Il n’aime pas la solitude, il croit dans la valeur de l’amitié, il est très sensible au charme féminin. D’ailleurs, il n’est pas indifférent aux plaisirs que la gloire peut apporter, donc il est ambitieux :
« On ne considère en France que ce qui plaît : c’est la grande règle, et pour ainsi dire la seule. »
Lorsqu’il s’approche de la quarantaine, après une assez longue initiation à la littérature, il comprend qu’il n’est pas adapté à travailler dans le sillon de ses premiers maîtres. Il se sent aussi bien calé dans son temps que projeté en dehors.
Combien de poètes ont vécu une condition schizophrène pareille ? D’un côté les pulsions de la vie, parfois très simples et immédiates ; de l’autre côté, un engagement créatif continu, l’emmenant dans un délire riche d’anticipations. Je pense par exemple à Pier Paolo Pasolini, qui passait sans difficulté apparente de la « vie difficile » et parfois « violente » à la dimension de la poésie créatrice. Je reconnais en Pasolini et La Fontaine une pareille force, tout à fait particulière. La force qui rend le lion capable de se mettre au niveau des autres animaux, ou qui donne le courage à la souris de défier l’éléphant.
Un beau jour, La Fontaine entrevoit son parcours à lui. Et c’est le parcours de la création libre, du déplacement. Il remonte à Platon, surtout, mais il emprunte à Phèdre ses fondamentaux. Il travaille durement :
« Vous apprendrez tôt ou tard que patience et longueur de temps font plus que force ni que rage… »
Il essaie de libérer la poésie de son temps de toute contrainte académique et métrique, de ses sujets dépassés. Mais, il cogne contre la barrière infranchissable des poètes courtisans et sans scrupules. Il voudrait aussi se lancer dans le théâtre, mais là aussi il rencontre des barrières insurmontables. (Les besoins d’amusement de la Cour laissaient vivre le théâtre, bien sûr. On avait d’ailleurs envie de poésie et de poètes à la hauteur de la grandeur de la France. Donc, on ne s’inquiétait pas pour le théâtre sérieux de Racine que le Roi et la Cour considéraient leur fleuron. Mais on accueillait favorablement aussi celui de Molière, car en fin de compte ce n’était que des mots lancés dans l’air. En tout cas, théâtre et poésie étaient marqués de près.)
Il « mélange » alors tout ce qui hante son âme et son esprit — la poésie, le théâtre, les dialogues de Platon et les anciennes fables de Phèdre — avec l’idée géniale d’aller à la rencontre de la tradition orale. De ce mélange naissent les Fables en vers. Grâce à la création de ce nouveau genre littéraire, considéré mineur et, pendant les premiers temps, inoffensif, sa grandeur peut s’épandre, en demeurant pendant longtemps largement inaperçue. Les Fables lui permettent de faire vivre un monde parallèle, celui des animaux, se traduisant en une vaste et articulée métaphore du monde des hommes (qui sont des animaux eux aussi). D’un côté, la ressemblance de chaque homme à un ou plusieurs animaux, le fait d’en assumer les habitudes et les vices — habitudes et vices qu’on ne peut pas condamner sans appel chez des êtres qui ne sont jamais consciemment méchants —, nous amène à comprendre l’homme sinon à le justifier au nom de son « naturel » et de ses penchants spontanés. De l’autre côté, le plus inquiétant, les animaux ressemblent aux hommes. Il suffit de lire Les Animaux malades de la peste, comme nous conseille Voltaire :
« Selon que vous serez puissant ou misérable/ Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. »
Cette sagesse des Fables, « païennes » ou, si l’on veut, « laïques », qui comporte, pour l’homme, l’absolution d’une partie considérable de ses fautes, est sans doute un des éléments du consensus que La Fontaine a obtenu déjà de son vivant.
Dans les Fables, il réussit d’ailleurs à rendre sous forme de message assez compréhensible les arguments les plus difficiles et complexes. Il part (comme Michel Ange) d’une masse informe de suggestions et d’idées, à l’origine obscures et complexes, pour arriver à des expressions tout à fait claires et limpides.
Pour La Fontaine, les Fables se révèlent très tôt des outils formidables pour se battre contre le pouvoir absolu et incontournable que Louis XIV incarnait au plus haut niveau, s’imposant à travers un réseau capillaire de fidèles représentants et défenseurs de ce pouvoir même. Un système hiérarchique qui avait ses codes, ses mots d’ordre et évidemment sa propre culture. Il est donc bien compréhensible que La Fontaine protégeât ses découvertes comme l’on ferait pour une arme secrète.
Ensuite, il doit vivre ou mieux il doit survivre. Puisque son métier ne produit pas de richesse, il a besoin de mécénats, de travailler à l’abri. Il trouve en Fouquet son premier protecteur. Le duc de Bourgogne sera son dernier. Après la chute en disgrâce de Fouquet, La Fontaine a toujours vécu une gloire contrastée.
« Ce qui doit toucher les grands, ce n’est pas le prix des dons qu’on leur fait, c’est le zèle qui accompagne ces mêmes dons, et qui, pour en mieux parler, fait leur véritable prix auprès d’une âme comme la vôtre. Mais, Madame, j’ai tort d’appeler présent ce qui n’est qu’une simple reconnaissance. Il y a longtemps que Monseigneur le duc de Bouillon me comble de grâces, d’autant plus grandes que je les mérite moins. Je ne suis pas né pour le suivre dans les dangers ; cet honneur est réservé à des destinées plus illustres que la mienne : ce que je puis est de faire des vœux pour sa gloire, et d’y prendre part en mon cabinet, pendant qu’il remplit les provinces les plus éloignées des témoignages de sa valeur, et qu’il suit les traces de son oncle et de ses ancêtres sur ce théâtre où ils ont paru avec tant d’éclat, et qui retentira longtemps de leur nom et de leurs exploits. Je me figure l’héritier de tous ces héros, cherchant les périls dans le même temps que je jouis d’une oisiveté que les seules Muses interrompent. Certes, c’est un bonheur extraordinaire pour moi, qu’un prince qui a tant de passion pour la guerre, tellement ennemi du repos et de la mollesse, me voie d’un œil aussi favorable, et me donne autant de marques de bienveillance que si j’avais exposé ma vie pour son service. » (La Fontaine, À Madame la Duchesse de Bouillon, 1669)
Il ne pouvait d’ailleurs se comporter différemment, se tenant fidèle à son génie et à son personnage et cherchant, en même temps, la reconnaissance et l’acceptation de tout le monde. Il manifestait son aspiration aux faveurs du Roi, en se plaignant lorsqu’il s’en sentait exclu. C’est une petite faiblesse, tout à fait humaine, qu’on ne peut pas lui reprocher. Car au fond il est pleinement conscient de bénéficier d’un privilège. On ne l’empêche pas de publier et diffuser partout ses Fables, même si en elles est partout présent un très vif esprit de contestation du pouvoir de Louis XIV et de sa Cour. En tout cas, on ne le laisse pas tranquille. On déclenche une critique féroce contre lui, bourrée de mensonges et partis pris, avec le but de le tenir coincé dans ses labyrinthes.
La Fontaine vivait dramatiquement son exclusion du cercle élu des intellectuels agréés, parce que la nature même de son travail créatif avait besoin d’un terrain privilégié, d’un théâtre unique pour subsister. Et le théâtre, à l’époque de l’épanouissement majeur de son génie, était la France voulue et interprétée au suprême niveau par Louis XIV.
Ce n’est qu’une banale vérité, concernant la plupart des artistes en tout temps et en chaque lieu, même ceux qui se suicident. D’ailleurs, l’affrontement entre expression individuelle et pouvoir a toujours existé.
Ses œuvres poétiques, irrévérencieuses, au fond, envers la forme créditée et dominante, rencontrèrent d’un côté le refus net des intellectuels au pouvoir et de l’autre côté, le succès extraordinaire et croissant du public des lecteurs.
Pour faire front à cette contradiction, La Fontaine, au lieu d’attaquer pour mieux se défendre, a toujours préféré la dissimulation de ses véritables objectifs derrière un système de mensonges très complexe. Cette dissimulation ce n’était pas seulement une défense personnelle, un système pour protéger son œuvre. C’était sa raison de vie. En se déplaçant continûment du côté cour au côté jardin, de l’un à l’autre personnage de son « théâtre platonique » il a assumé sur soi — sur sa première et deuxième peau — les contradictions comiques et tragiques de l’humanité de son temps.
Il ne reste qu’une seule question encore suspendue : pourquoi autant de personnages primés par la gloire et la reconnaissance ont-ils dû s’abaisser à dénigrer La Fontaine en tant qu’homme, à le décrire comme quelqu’un qui avait une personnalité assez modeste jusqu’à douter parfois de son intelligence ? Était-il muet ? On a une infinité de témoignages qui disent le contraire. Et alors ?
Je ne m’étonne de rien. C’est d’ailleurs la loi de la forêt, et la forêt c’est justement le lieu où les personnages de La Fontaine se mesurent réciproquement. On est tous jaloux de ce qu’on possède, qu’on a toujours peur de perdre. Surtout ce qu’on a obtenu sans effort, par distraction ou en cadeau. Nous sommes possessifs jusqu’à la violence avec nos femmes et ennemis violents envers ceux qui menacent de les enlever. Ce sont les mêmes réactions qui se déclenchent quand il est question d’un pouvoir ou d’une possible gloire. De quoi avaient-ils donc peur, les ennemis de La Fontaine ? Comme Salieri versus Mozart, ils avaient peur de son talent, ils s’agaçaient de sa facilité, ils éprouvaient une sincère haine devant son infaillibilité dans le choix des mots. Donc, dans l’impossibilité de censurer et mettre en prison des vers qui puisaient dans la sagesse populaire et dans la tradition classique, la plupart des intellectuels de l’époque ont travaillé pour coincer l’homme La Fontaine, pour l’amoindrir et le ralentir, sans pourtant réussir à l’arrêter.
Giovanni Merloni
Il était en marge de la cour
puisque protégé de Fouquet non rallié au roi
mais il était ami des gens de lettre de Paris
de la Ville et non de la Cour
On boit toujours à La Fontaine.