Mes chers lecteurs,
en fouillant dans un tiroir j’ai trouvé, au milieu des chaussettes et des maillot de laine, ce calendrier de 1995. Tout d’un coup, je me suis déplacé dans cette époque révolue d’il y a vingt ans où tout me semblait difficile et j’écrivais alors de longues lettres à moi même, dans un esprit de redoublement identitaire typique de Fernando Pessoa ou de Luigi Pirandello. J’essaie maintenant de reproduire par coeur « la lettre de M. Hyde ».

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La lettre de M. Hyde

« Rome, 23 mai 1995

« Cher Docteur,
Ton appel téléphonique m’a fait vraiment plaisir. Et pourtant cela a été pour moi une révélation (je ne veux pas dire une confirmation) de la vraie nature de tes sentiments, flottant auparavant dans un limbe brumeux, qui se détache à présent en toute sa médiocre banalité.
Maintenant, j’essaie de t’écrire, dans la façon la plus simple possible et sans me perdre en mille divagations, ce que j’ai plusieurs fois essayé de te dire par la voix. Je voudrais d’ailleurs chasser toute possible équivoque qui pourrait s’être installé de ma faute entre nous.
Ce n’est pas le cas de rappeler l’amitié ni l’affection réciproque qui nous avait toujours liés. Cela tu le sais et je le sais. Quant à moi, je t’ai toujours attribué — justement, en considération de l’âge — le rôle du frère aîné, c’est-à-dire d’une personne estimée sous tous les points de vue, à laquelle je me confiais dans les moments critiques. Dans cet esprit, j’avais toujours recherché et accepté ton jugement.
Un jugement sur une lointaine thèse de fin d’études universitaires, mais aussi sur ma vie même, sur tout ce qui m’est cher, intime, indispensable. Un jugement hors de la quotidienneté et de ses règles, tempéré par l’amitié, par cette solidarité qui jaillit spontanément dans tout rapport alternatif à la famille, aux personnes qu’on hérite sans les choisir…
Pourquoi aurait-on alors inventé les bars, les trains et les jardins publics, sinon pour donner aux gens la possibilité de s’aider réciproquement par le biais d’une complicité de quelques façons transgressive ?
Je ne veux te reprocher aucunement. Mais, il me semble, tu as oublié combien de fois tu as cherché en moi cette même “complicité transgressive” ! Car toi aussi tu me reconnaissais une “autorité”. J’étais pour toi quelqu’un qui plaçait la vie à la première place, sans jamais y renoncer. J’étais selon toi un “expert des questions du cœur”. Je trouvais cela assez bizarre, mais je t’écoutais volontiers, me bornant à rechercher juste quelques petites paroles qui pouvaient ajouter un petit écho, en décalage devant tes récits tourmentés et parfois surprenants. J’étais bien sûr ton complice quand tu me racontais tes histoires incertaines ou alors tes rencontres fulgurantes. Des mondes s’ouvraient à mes yeux faisant partie d’une société un peu gâtée et fort intellectuelle qui m’était assez étrangère… mais je m’amusais aussi devant ce tourbillon de prénoms, de cheveux, de lunettes, de sacs, de cabines téléphoniques, de petits déjeuners et d’apéritifs incommodes… Tu as trouvé toujours en moi cette disponibilité à l’écoute, étant rassuré par mon estime, par mon irréductible affection pour toi…
Cependant, pour ce qui me concerne, tu n’acceptais pas mon attitude fataliste et insouciante vis-à-vis de mes devoirs, que d’ailleurs j’assumais jusqu’au bout… Même sans rien dire, tu stigmatisais sans appel ce manque de pleine identification dans tel rôle, telle charge ou tel travail : “pour quelle raison ce type, qui écrit des comptes-rendus si clairs et fouillés, ne publie-t-il pas des articles ? Pourquoi ne s’engage-t-il pas dans les institutions ou dans les sièges de la culture spécialisée ?“ »

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« Cher Docteur, tu n’as jamais voulu regarder ce qui était pourtant évident… Tu aurais dû le comprendre et l’accepter — ou le désapprouver ouvertement — depuis le début !
Ma vie se déroule depuis toujours sur deux chemins parallèles. Celui du travail, celui de l’expression artistique et littéraire. Ce sont gigantesques là, les efforts qui m’attendent au fur et à mesure. Rien à voir avec ce que j’ai dû faire pour rester « dans le sillon d’un destin ordinaire ». C’est une lutte continue contre le temps, de plus en plus acharnée. Je le sais bien et cela fait partie désormais de mes journées. Mais pourquoi un tel « choix de double vie » doit-il susciter autant de scandale ? Est-ce que dans mes téméraires tableaux littéraires il y a des dérives d’égocentrisme ? Ou alors de traces de mon travail, avec l’évocation d’un monde que je connais trop bien pour m’autoriser à en parler ?
Certes, parmi mes lecteurs les plus affectionnés, une cousine milanaise de ma mère, âgée d’à peu près soixante-dix ans, a jugé “superbes” les 120 dernières pages de mon roman. Oui, je devrais m’arrêter au pouvoir consolateur de reconnaissances comme celle-ci… Et pourtant je suis resté interloqué et fort bouleversé quand tu m’as dit que ce roman était « comme ci comme ça », tandis que ces poésies, je n’aurais pas dû « les avoir écrites » !

« Voilà une lettre que je voudrais t’avoir envoyée, mon cher Docteur Jekill. »

Giovanni Merloni