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John White Alexander, image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel
Querida bonjour,
J’ai bien vu que votre prénom de barricade — qui me rappelle inévitablement le refrain « de tu querida presencia/comandante Che Guevara » — ne correspond pas trop à votre nature que je vois équilibrée et sage. Pour moi, c’est tout le contraire : si je m’appelle Prudence en hommage au personnage d’un film aussi léger qu’emblématique — l’histoire d’une femme qui tombe dans le piège avalant, au lieu des pilules contraceptives, de banales aspirines, jusqu’à tomber enceinte —, je suis tout le contraire de ce que mon prénom symbolise. Je ne suis pas prudente.
Voilà pourquoi Le Galérien, véritable « agent 007 » ayant la licence de frapper aux portes des lectrices innocentes, a voulu choisir mon adresse et ma contradictoire personnalité pour que je l’aide à sortir finalement du chapeau une jeune fille qui ne manque de sel, soit-il le doux sel de la mer bienveillante ou le sel brûlant des coups de théâtre… ô combien fréquents dans les vicissitudes de cet amour à l’enseigne des hauts et des bas, de l’exhibition d’une passion démesurée et, parfois, d’une disproportion, dans les quatre murs rarement et péniblement gagnés, entre l’exubérance de l’un et la méfiance de l’autre ! Sous l’empire souterrain et souverain des tabous et des interdictions familiales, bien sûr.
J’espère que la régie de cette émission clandestine (le « portrait inconscient », NdR) m’autorisera à suivre l’histoire d’Ambra jusqu’à son épuisement, ou alors jusqu’à son arrêt officiel. Je n’ai pas encore compris si les deux dates coïncident et s’il y a vraiment une troisième date, dans le coeur distrait de l’un et de l’autre qu’on puisse faire correspondre, sans faille, à la FIN DE L’AMOUR.
Pour l’instant, je vous offre, en première mondiale, deux textes autographes que cet écrivain inclassable a fait sans aucun scrupule glisser au-dessous de ma porte. Le premier concerne un rêve-cauchemar que j’ose attribuer à Nino, un personnage désormais en première ligne dans la sympathie des lectrices, de plus en plus nombreuses et intriguées par le jeu de fleuret de « notre Cyrano contemporain ». Il se situe, de toute évidence, dans cette phase insondable frôlant l’éternité qui vient après cette FIN déclarée et avalée comme une purge :
« Elle avait changé. Au bout de mon lit, assise auprès de mes pieds, elle s’efforçait de tenir un stylo qui malgré tout lui glissait entre les jointures des doigts. Sur un livre aux pages noires elle essayait d’écrire, à plusieurs reprises, mon prénom, sans jamais réussir à le terminer. Inutile de dire que je donnais de violents coups de pied sous la couverture pour me libérer d’elle. Mais mes pieds glissaient au-dessous de son poids noir, assumant au fur et à mesure la forme maigre et raidie d’une vieille tante ressuscitée qui voulait me raconter son secret. Mais cette présence ne me rassurait pas. Au contraire, je me voyais tellement perdu que j’avais l’impulsion irrésistible de me cacher. La vieille mégère écrivait, en même temps ses yeux arrivaient partout. De toutes mes forces, m’appuyant avec la main, j’éloignai alors mon lit du mur, jusqu’à glisser voire à tomber sur les tomettes gelées. Quel soulagement ! Là-dessous, je trouvai des mégots et — qui sait comment il avait fini là-bas ? — mon briquet, que j’avais perdu depuis un an. Je regardai en haut : le lit avait été rattaché au mur. Juste au-dessus de ma tête, faisant craquer les ressorts du vieux matelas, elle entama sans aucune prudence une brusque et violente histoire d’amour. »
Le deuxième texte ci-dessous est une réflexion à voix haute où je crois découvrir Le Galérien en personne. Mais, vous l’avez bien compris : je ne suis pas une personne prudente !
Prudence
Paolo Roversi, image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel
Mur mur marchant
« Mur mur marchant, ma mère nous avait appris à escamoter les petites adversités de la vie, tandis que mon père, avec sa stricte doctrine toujours accompagnée par des gestes inspirés, nous offrait un à un les stratagèmes et les mots clés pour conjurer les grands cataclysmes que le mauvais sort amoncèle sur nos têtes comme autant de ravageuses tempêtes. S’il suffisait de côtoyer les portes et les vitrines essayant de se protéger sous les rideaux saillants ou sous les cornichons des immeubles pour se soustraire à la petite pluie de tous les jours, il fallait se pourvoir d’un armement beaucoup plus vaste pour traverser la rue avec ses multiples dangers.
Donc, puisque la peur est depuis notre naissance la plus légitime de nos accompagnatrices, je me suis accoutumé dès mon âge le plus tendre à me donner des contraintes, à restreindre moi-même mon champ d’action quand je devais ou voulais librement sortir de mon écorce pour saisir au passage les fleurs ou les fruits que le monde extérieur me laissait brusquement découvrir. Sachant que ni le bien ni la beauté ne sont épargnés par quelques contrariétés. Le mal et la laideur qui nous marchent à côté peuvent très facilement s’emparer des objets de notre dévotion sans bornes.
Tout cela s’appelle superstition, bien sûr. Il ne faut pas y croire. Ce serait plus prudent apprendre à juger les faits de la vie de façon détachée, prenant de la distance des dégâts et des bêtises que nous-mêmes pourrions fabriquer. Dans ma famille, la rationalité a été bien sûr privilégiée par rapport aux autres qualités de l’esprit. On peut même dire qu’une sorte de primat de la tête sur le reste de nos pauvres corps, en donnant au cerveau toutes les responsabilités, nous a habitués à saisir beaucoup de vérités, nous aidant aussi à nous débrouiller dans la société. Nous y avons enfin trouvé une place, petite ou moyenne : cela n’a jamais eu d’importance, du moment que l’on considère l’ambition exagérée moins comme une qualité qu’un défaut.
Ce penchant familial pour l’exploitation intensive de notre cerveau a produit en chacun de nous trois enfants un destin différent… si tu t’appliques avantageusement dans le champ du droit et que tu deviens un juriste célèbre, ton talent se concentrera surtout sur cette fascinante machine de mots et circonstances et lois et comportements et vicissitudes qui t’habituera à vivre en un étrange équilibre entre le concret de la vie des hommes et l’enchantement des abstractions de la loi. Si, au contraire, tu t’appliques dans la littérature, l’enchantement des mots, même dans le plus rigoureux respect des contraintes métriques ou arithmétiques, t’amènera dans un monde de plus en plus déséquilibré, en quête d’une harmonie presque impossible à atteindre. Si enfin, tu appliques opiniâtrement ton cerveau en dehors de tout sillon, plus ou moins tracé par quelques prédécesseurs, tu risqueras de vivre toi-même dans un jeu de l’oie infini.
Voilà les destins de trois enfants : l’un, le cadet, que la naissance en dernier a rendu paradoxalement plus vieux donc plus expert que ses frères, a épousé la ligne droite et la loi, tandis que la première, ma sœur aînée, a constamment poursuivi la droite biaise, c’est-à-dire un équilibre presque impossible entre la raison et les rêves, entre l’extrême intransigeance morale et le désir violent de quelques petits décors, de quelques petites beautés pour rendre la vie plus acceptable.
Quant à moi, le deuxième, me voyant destiné, en raison de mon profil mitoyen, à flotter dans l’indécision entre la ligne droite du devoir et les courbes du hasard, je les ai épousées toutes les deux.
Nous avons rigoureusement fait attention aux chats noirs qui nous traversaient la rue, nous avons soigneusement évité de laisser que notre chapeau glisse sur le lit, que la bouteille d’huile se casse, que le sel déborde de son petit vase, que le miroir se brise. Nous avons aussi cru que certaines personnes ou seulement certains noms, qu’il fallait absolument éviter de prononcer, pouvaient amener des disgrâces ou des malheurs graves.
Ces innocentes kabbales nous ont servi, ou du moins nous ont accompagnés comme des copines aussi fidèles que taquines, parfois insupportables, tout au long de ce parcours accidenté qu’on appelle la vie. Mais cela n’a pas empêché les contrecoups ni les réactions même violentes de nos corps durement négligés.
Ce constant déséquilibre entre le corps et l’esprit, avec une étrange illusion de noblesse de l’âme — toujours accompagné par un optimisme de la volonté dépourvu de courage, ou alors pourvu d’une courageuse inconscience — nous a poussé à vivre tous les trois en dehors ou en contraste des lois de la physique, et du physique aussi…
Évidemment, j’exagère. Mon frère, par exemple, a toujours essayé d’entretenir son corps avec quelques exercices, il a beaucoup nagé, vingt jours par an, dans les mers chaudes et confortables des îles grecques. Tandis que ses deux aînés ont imaginé que leurs sacrifices leur donnaient une aura spéciale, les autorisant à se juger pour ainsi dire exemptés de n’importe quelle obligation envers leurs corps…
Mais voilà que j’arrive au point principal de mon exposé, mon cher professeur Manacorda ! Si le corps se rebelle en lançant des signaux évidents ou mystérieux de sa profonde détresse affective, s’il réagit surtout à un manque d’amour… Voilà le mot : amour ! L’amour est la preuve vivante de l’importance de la physique et du physique dans notre pauvre et souvent courte vie. »
Image empruntée à un tweet de Laurence @f_lebel
« Je laisse mon professeur et mes élèves, ainsi que mes lecteurs et mes lectrices libres de développer voire continuer cette analyse : l’amour nous attend au passage. Ce n’est pas nécessaire de le chercher ni de se tracasser la tête s’il nous manque, si nous ressentons en nous l’indifférence du monde, si le sourire des autres ne nous suffit plus, si nous sommes prêts, même… Car il ne suffit pas d’être prêts, il faut se trouver dans la perspective d’un regard et d’un sourire uniques, qui ne seront pas le même regard ni le même sourire que nous rencontrons sur l’escalier de notre immeuble peuplé de gens agréables et sincères.
Et le premier amour n’arrive pas, nécessairement, avec le premier « bacio » sur la bouche. Il peut arriver après, venir vers nous avec une autre bouche, un autre nez, une autre paire des yeux et de lunettes, une chevelure nouvelle, inattendue.
Qu’est-ce qui m’a touché, en Ambra, lors ce premier instant que je n’oublie pas ? Je ne peux pas le dire exactement. Car c’est plutôt un sentiment de légère contrariété, comme une petite gêne sans nom, ce qui accompagne la première rupture.
Excusez-moi, mon cher professeur d’histoire et philosophie, si j’utilise ces mots inappropriés — « rupture » et « gêne » — pour raconter, d’abord à moi même, ces moments où l’on commence à flotter, à glisser sur la glace subtile, comme les Teutons poursuivis par Alexander Nevski, avec notre lourde armure inutile.
Excusez-moi, chère lectrice d’un autre siècle qui avez osé franchir la loi inexorable du temps juste pour ajouter à votre vaste collection mes expressions incertaines, mon excès d’adjectifs, mes mots déplacés, que j’emprunte d’ailleurs depuis un vocabulaire jamais complet et plein de trous. Je sais que vous faites déjà un grand effort pour venir à ma rencontre ! Vous m’avez donné plusieurs preuves de votre indulgence, d’un véritable attachement à mon récit autobiographique. On dirait parfois que cela vous passionne. Vous verrez ! On est aux premiers pas, aux premières promenades, aux premiers rires spontanés qui brisent tout à fait la solitude de chacun pour créer une nouvelle forme de solitude qui cache moins ses mystères, qui fait cadeau de sa joie aux passants, même distraits, transformant les trottoirs ou les bancs publics en planches de théâtre ou en passerelles infinies : — voyez-vous, nous sommes amoureux, heureux, malheureux, ravis du peu, besogneux de quelque chose qui nous manque de plus en plus, d’une bénédiction ou d’une interdiction. Si nous avions l’approbation de nos parents réciproques, serions-nous vraiment heureux ? Si au contraire l’interdiction persiste, est-ce que nous aurons la force d’inventer un stratagème, de nous armer d’un prétexte pour briser la coquille qui nous serre dans cette étreinte mortellement incomplète ? »
Nino
Giovanni Merloni
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