Étiquettes

,

001_arome-10-cavallo-colorato-180

La science « confuse » des hommes de bonne volonté 

Mardi 13 novembre 1962
Cet après-midi, on a eu la nouveauté du cinéma, marquée par l’instant inoubliable où Agata a ôté son paletot, tout en laissant qu’un enivrant parfum se dégage d’elle. Elle avait un golf bicolore, bleu et jaune, capable, sur le coup, de me brouiller les idées. Assis à côté d’Agata, Roberto Trentavizi, tel un condor aux lunettes, chuchotait avec Gianna Refrigeri. La même ritournelle à base de « ehm », « sigh », « sob » et « slurp » — des verbes anglais qui figurent régulièrement dans les bandes dessinées de Walt Disney — ou alors d’une série d’expressions glaçantes. Sans compter son « et cætera » qu’il adoptait pour abandonner ses propos à leur destin inconnu. Qui sait pourquoi on va au cinéma en groupes de quatre ou six ou même huit tandis que cette salle anonyme où le noir règne souverain et complice ne semble avoir été conçue que pour ceux qui désirent rester seuls ?

002_aaome-11 « Je passe le plus de mon temps à l’obscurcir car la lumière me gêne », Boris Vian
texte et images empruntés à un tweet de Laurence (@f_lebel)

Samedi 24 novembre 1962
Avec sa copine « milanaise », Maria Piazza, et des camarades plus « grands » et hautains que moi, Carlo Imbellone, de temps à autre, fait circuler une gazette — « Le porc-épic » — où l’esprit de contradiction typique de notre génération ondoyait dangereusement : presque sans transition, à côté de citations inspirées de textes philosophiques et théâtraux, paraissait l’étalage démentiel de boutades et scènettes qui calquaient les duos comiques de la télévision ou les chansons en vogue. Imbellone s’en prenait à la « tribu des intouchables » pour conclure qu’il était parmi ceux qui avaient osé les « toucher », c’est-à-dire les « manchots ». Ce qui m’étonne et me donne la peau de chagrin — tout en faisant embêter Maurizio Ficcadenti, le champion parmi tous —, Imbellone a décidé de publier sur « Le porc-épic » une poésie que je lui avais montrée : « L’âme du Risorgimento » :

On m’a dit de penser en silence.
On m’a fait jurer.

Violente, dans l’air de mort,
résonne, sourde, une détonation.

Je ne veux pas mourir en silence !

On m’a interdit de réconforter qui va mourir
On m’a contraint à avouer une faute
qui n’existe pas.

Les murs souillés que le mal gèle
emprisonnent des âmes absentes
puisqu’on leur interdit
de parler, jusqu’à la mort…

La vie nous a oubliés.
Je ne veux pas mourir en silence !

Je vois errer dans le noir
dans un silence impitoyable
d’inutiles fusils accrochés
à des hommes qui prient
pour nous.

Frères ! Écoutez,
posez vos fusils sur la pierre séculaire
où nous sommes nés !

Frères ! Vos femmes se taisent
auprès de votre cœur dur,
mais elles prient pour nous !

Frères ! Hommes ! Revenons
à ce que nous sommes !

Les pas, d’un rythme forcé
piétinent la terre et le sang…

Personne n’a commenté ce petit événement : ni par des sourires ni par des bruits vulgaires de la bouche. Ni louanges ni dérision. Pendant la récréation, Ficcadenti m’a pourtant lancé une grimace de bienveillante supériorité. Entre les deux disputants — le piédestal de la science « infuse », dépourvue de but, qui appartient à Ficcadenti ; celui de la science « diffuse » d’Imbellone, où je ne découvre que des buts électoraux —, je préfère la science « confuse », sans piédestal, des hommes de bonne volonté, qui se feraient tuer plutôt que trahir leurs camarades, ayant pourtant, comme moi, la grave, impardonnable faiblesse de haïr le silence tout en demeurant incapable de cacher leurs sentiments.

img_1311

Marie Laurencin, La lectrice, image empruntée à un tweet de Laurence (@f_lebel)

Giovanni Merloni