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N’aie pas peur d’admettre que tu n’as jamais couché avec ta « ragazza » !

Jeudi 27 décembre 1962
Je suis en train de m’effondrer dans les vacances de Noël. Avec son père, Agata est partie à Naples où se réunit d’habitude la famille Cellamare : quatre-vingt-dix-neuf personnes entre hommes, femmes, vieillards et enfants de tous les âges. Eux aussi se boufferont, comme nous, de célèbres spaghettis à la sauce tomate avec du thon, des pignons et du raisin sec. Ensuite, ils ne renonceront pas au rite du « capitone » (1) accompagné de la « salade de renfort » et termineront avec les « struffoli » (2) !
J’ai raconté mes tourments à Marie-Claire, ma cousine descendue de Besançon.
— Es-tu allé chez elle ? a demandé ma cousine.
— Bien sûr. Son père s’appelle Toto. Il joue avec vigueur, au piano, certaines danses polonaises et hongroises.
— Y es-tu allé quand il n’y avait personne ?
Qui sait pourquoi, la voix lente et cadencée de Marie-Claire a fait jaillir devant moi, étrangement vide d’elle, la chambre d’Agata, tout de suite à droite de l’entrée, et cette vision a provoqué en moi un ressort de jalousie. Mais, réécoutant le DLIN DLON de la sonnette, j’ai eu une illumination.
Marie-Claire s’en est aperçue :
— N’aie pas peur d’admettre que tu n’as jamais couché avec ta ragazza, comme tu l’appelles ! a-t-elle dit. Ce n’est jamais trop tard !
Combien de kilomètres de train devrais-je parcourir, courant à rebours comme les écrevisses en direction de Besançon ou Paris ? Une distance énorme, que je traverserais avec l’esprit d’un conscrit, ne cessant même pas un instant de regarder vers Rome ou Naples ! J’observais Marie-Claire, aimanté par le charme de sa voix et sa désinvolture honnête….
— Agata fera la comédienne, sans doute. Bien sûr, il faut du temps… mais, si je l’accompagne en tournée en France, nous hébergeras-tu quand nous passerons à côté de chez toi ?
— Tu veux que je te prête mon lit ? N’est-il pas assez loin d’ici ?
J’ai eu honte de raconter à Marie-Claire combien de fois, Agata et moi, nous appuyons notre nez aux vitrines où de grands lits s’exhibaient.

002_arome-12_2 « Ah ! que de rêves, c’est ce qu’il y a de meilleur. Que d’élans, que d’enthousiasmes, quelle soif peut avoir un coeur », André Gide texte et image empruntés à un tweet de patrick duil (@DuilPatrick’4)

Lundi 31 décembre 1962
On est à Rome, mais mon père a acheté toute sorte de feux d’artifice napolitains. Nous irons les faire exploser sur la terrasse du Zodiaco, l’un de plus vastes panoramas de Rome. Elle rentrera demain soir et l’on se reverra mercredi…
Ce jour-là, ô combien lointain, qui sait si Agata sera la même ? J’avoue que j’ai surtout peur de ce que je serai devenu, moi. Ce long silence m’a parlé en franco-napolitain, en me bourdonnant de voix graves et aiguës venant de loin, de mon héroïque enfance, ou alors jaillissent d’êtres inconnus qui pourraient d’un moment à l’autre tomber amoureux d’elle… Résistera-t-elle au pouvoir occulte de ces mots mélodramatiques ? Se dérobera-t-elle à ce charme violent que n’importe quelle ragazza accueillerait avec enthousiasme ? J’ai de bonnes raisons pour être jaloux, car je ne crois pas à la volonté dans l’amour… je dois juste espérer qu’Agata soit distraite, absorbée par elle-même, et que le charme des voix napolitaines ne se marie pas à de troublants visages…
Mercredi, quand nous sortirons, il y aura le soleil, mais j’aurai les mains gelées et la tête légère. Nous emprunterons cette descente qui coupe les courbes de la Trionfale, depuis Monte Mario jusqu’à la Rome plate d’en bas. Tu glisseras devant moi par ces escaliers de briques abîmées, envahies par les mauvaises herbes, que nous avions découvertes juste à la veille de ton départ, ou alors nous regarderons avidement les étalages de nos boutiques préférées : la papeterie, la charcuterie, le comptoir débordant de crème et vanille du chocolatier. Dans chaque vitrine je trouverai sans doute un prétexte pour te demander un baiser !

003_arome-12_1 Anders Petersen, image empruntée à un tweet de Maria Simone (@MariaSimone)

Vendredi 4 janvier 1963
Agata est rentrée, pimpante, de la fête du Jour de l’An :
— Sais-tu ? Un homme de vingt-quatre ans m’a demandé si je voulais l’épouser !
— Et toi, qu’est-ce que tu as répondu ?
— J’ai éclaté de rire, avant de le laisser au milieu de la salle du bal, pendu au lustre comme un abat-jour…
Ce récit, qui aurait dû me rendre fier, a réveillé ma jalousie congénitale avec un sentiment de révolte. Plus tard, seul dans ma chambre, je me suis dit que le chagrin est une composante inéluctable de la vie. Au bout de laquelle, même plié en deux sous mon fardeau de souffrance, je n’aurai plus honte de mes instants de bonheur…

Giovanni Merloni