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Retiens la nuit
Jeudi 29 août 1963, le matin (suite)
Restés seuls, en un état de demi-inconscience nous avons décidé, Dodo et moi, d’aller réveiller Gianni Solchiaro dans sa chambre, sous le prétexte de la consultation de son horaire ferroviaire et des coïncidences avec les courses du bateau. Là, nous avons vu paraître depuis la chambre adjacente Jean-Luc, un peu contrarié par notre joyeux vacarme qui avait interrompu ses rêves érotiques… Je me suis excusé, mais le Français de Cambo Les Bains songeait déjà à des choses plus importantes, parce qu’il m’a adressé un regard assez débonnaire :
— Ne t’en fais pas, Alfredo ! Tu possèdes tellement d’énergies que tout au long de ta vie tu auras toutes les femmes que tu voudras !
— Je les rencontrerai sur la route, au cours d’un voyage à pied… de Rome au Pays basque ! Qui sait si j’en serai capable…
— Bien sûr que tu le seras ! On voit très bien que tu es un marcheur… Quant à ton souci majeur… il te suffira de te tenir à l’écart des îles ensorcelées pour apprendre à nager à la vitesse de l’éclair ! Et ce sera une belle fille à t’apprendre cela : voilà ma prédiction !
Comment avait-il deviné tout cela ? Nous sommes sortis dans la rue avec nos deux amis sans le moindre souci pour les clients de l’hôtel Eldorado, dont le fameux Cesare Brandi, que nous avions brusquement éveillés. Le ciel était déjà en train de s’éclaircir. Nous avons descendu à la « Conchiglia » en nous roulant dans l’escalier comme des sacs encore endormis. Deux chiens nous ont menacés par leurs aboiements agressifs. Sur la plage, il y avait deux ou trois barques. Les autres flottaient tranquillement avec les hors-bord sur la ligne de l’horizon ou alors avaient été garées dans la grotte de Tonino, le maître nageur. Où s’étaient-ils sauvés, Bruno Filomarino et son cousin ? Étaient-ils à l’abri de cette même grotte, confortablement étendus sur le fond d’une barque bien équipée ?
Plus tard, quand une triste lueur a frappé la rive pour lui dire bonjour, nous avons ouvert quatre transats tandis que Jean-Luc, qui chante juste, a fredonné :
Retiens la nuit
Pour nous deux
Jusqu’à la fin du monde
Retiens la nuit
Pour mon coeur
Dans sa course vagabonde...
Tandis que le souvenir de la nuit glissait au milieu de nos doigts gelés, j’ai entendu un gong frapper de façon péremptoire contre mon coeur. Où alors, était-ce le coeur même qui retentissait violemment en disant « Basta » ? Je frissonnais de froid et d’effarement,cela est sûr. J’ai essayé alors d’adhérer le plus possible à ce peu de chaleur que m’offrait la toile rugueuse du transat. Quelqu’un d’entre nous, ayant essayé en vain de tenir les yeux ouverts par le biais d’épingles imaginaires, les a fermés, cédant au sommeil. Mais cela n’a pas duré beaucoup. Tout d’un coup, obéissant tous les quatre — Dodo, Gianni, Jean-Luc et moi — à la même voix secrète, nous avons cru d’être disloqués aux quatre coins du monde. Dans cette plage à peine léchée par les premiers rayons timides, nous avons échangé les informations nécessaires entre nous, c’est-à-dire les coordonnées de nos respectives patries. L’île de Procida, selon notre imagination, était placée au centre, telle la première carte d’une partie de tressette, tandis que Jean-Luc représentait le Nord, Gianni le Sud, moi l’Ouest et Dodo l’Est..
Cette hypothèse n’ayant pas de vrai intérêt, Dodo nous a surpris par son idée foudroyante :
— Écoutez, si Procida larguait les amarres, elle s’éloignerait vite du golfe de Naples. Une fois à la hauteur des Baléares, le capitaine donnerait la liberté aux détenus du Pénitentiaire et, assaillant les gros navires du port de Maiorca, il aurait des armes suffisantes pour répondre aux coups des canons de Gibraltar.
— Mais Procida n’est pas assez petite pour dépasser le strict !
— Combien paries-tu ?
— Sans compter qu’une fois dans l’océan le courant la traînerait vers le Sud. Procida ne serait pas contente de devenir une succursale de Lanzarote !
— Non ! a protesté Jean-Luc. Procida serait capturée par les Anglais et traînée vers le Nord. J’en suis sûr et certain !
— Mais ce serait trop froid, pour ces gens-là ! ai-je observé.
— Je sais, a répliqué Jean-Luc. Mais, une fois passés le cap Finisterre et la Galice espagnole, notre île atteindra Bilbao et les Pays basques, où le climat est plus tempéré, par le courant bienveillant du Golfe…
— Ici à Naples, que faisons-nous ? a protesté Gianni. Si vous m’enlevez l’hôtel Eldorado, où irai-je me baigner ?
— Il y aura des améliorations climatiques, des courants bénéfiques. La grande Ischia se rapprochera du continent… d’ailleurs, elle a toujours envié la position privilégiée de Procida ! a dit Dodo. On affirmera que l’île plus petite se sera entre-temps effondrée sous l’eau à cause des glissements du terrain, tandis que Pouzzoles aura gagné de la hauteur par rapport au niveau de la mer !
— Nous aurions pu nous éclipser par voie de terre aussi, ai-je observé. Nous sommes bien paresseux !
— Nous ne sommes pas paresseux, nous sommes en train de dormir ! a protesté Jean-Luc, en ricanant.
Seul, j’ai continué mon voyage, car je sais qu’elle est là, Agata, en qualité de personnage clé du tableau vivant, qui doit s’exhiber le dernier dimanche du mois d’août… Elle y incarnera encore une fois la figure de l’Assunta, s’immergeant, imperturbable, dans l’eau froide, avec son cortège, au milieu d’un parfait cercle de barques.
Eh oui, si Procida doit remonter la côte atlantique, réunissant mon cœur napolitain à mon âme française, cela doit arriver à l’insu d’Agata Cellamare !
— Écris-moi ! m’a dit Jean-Luc.
— Bien sûr que je t’écrirai, m’a dit Gianni Solchiaro.
— Venez nous voir à Rome tous les deux ! a dit Dodo.
J’ai alors entamé une lutte acharnée pour ne pas céder au sommeil. Je voulais réfléchir autour d’un mot, « regret » qui me devenait étranger. Je ne pouvais pas me permettre de regretter une Graziella (1) amoureuse de moi, par exemple. Je n’avais pas attendu que mon ami ou frère jumeau s’éloigne pour donner à l’amour la chance de se tisser une trame, se créant des moments glorieux et des malentendus. Mes incompréhensions avec Agata n’avaient rien de cela. Donc je n’avais pas le droit de regretter. Avais-je alors des remords ? Des fautes graves à me reprocher ? J’avais agi comme un aveugle cherchant la lumière : mes fautes étaient les mêmes qu’on pourrait reprocher à Arturo, le garçon qui vaguait dans l’île (2) à la recherche de son père. Oui, je suis un des infinis Arturo qui abandonnent l’île quittant en elle leur berceau et leur lit de noces à la fois. Mais je ne regrette rien…
Giovanni Merloni
(1) « Graziella », Alphonse de Lamartine, 1852. Folio Gallimard, 1979
(2) « L’île d’Arturo », Elsa Morante, Einaudi 1957. Traduction en français : Michel Arnaud, 1963. Folio Gallimard, 1978
Si belle chanson de Johnny (j’ai encore son 45 tours !)… avec sa voix pure et neuve.
Bravo pour le dessin rouge. 😉