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Identité posthume
Mon identité
dans un manteau d’ailes noires déguisée
fend l’eau trouble et agitée
d’une lagune de cire,
tout en glissant, en silence
dans la même absence
où elle se mire
ma mère toujours évoquée,
jamais morte.
Depuis la corniche grise,
d’en haut d’un balcon vert
s’affiche, frêle et muette
d’Alfredo mon grand-père la silhouette
ses pantalons à revers,
ses gestes de marionnette.
Ils sont près de lui, ma mère,
ses sœurs et son frère
dans cet édifice austère
au-delà de cette grille sévère
en haut de ce jardin de bambou
de gravier et de petits cailloux.
Qu’Alfredo n’est pas mort je le suspecte
puisqu’il s’arrime, énergiquement
à mon costume chiffonné.
Sans doute voudrait-il
m’accompagner sur le fil
de mon voyage à rebours,
de ma quête sans détours
à travers mille villes mortes
parmi mille frontières
dépassant mille portes.
Mes intentions hardies
s’échouent pourtant
sur l’indomptable énergie
de ses cheveux flottants
de son regard perçant
de ses hurlements ardents :
je redeviens l’enfant
pris au piège par la magie
de cet être au couchant
par sa patience infinie
et infinitésimale
par sa rigueur mathématique
par sa force morale
imposant sa joyeuse colère
parmi les feuillets du ministère
devant la table qui vient d’être dressée
rien que par moitié.
À rebours je trottine
au-delà des fenêtres clouées
arpentant de mes bottines
le couloir poussiéreux
où je gagne, bienheureux
les grands lits moëlleux
les lustres lunaires
les brosses à cheveux
le mystérieux secrétaire.
En rêve, mes souvenirs
ne bougent pas. Tel un menhir
de l’ombre jaillit la tante hilarante
m’offrant d’une gueule souriante
du pain du beurre du sel
et des bonbons au miel.
Alitée au fond du carrousel
près d’une cloison noircie
elle m’attend, amaigrie
la tante malade, son nez grotesque
se détachant contre la fresque
d’une Annonciation en copie.
Et toi, mère unique et adorée,
madone flamande et napolitaine
au visage de porcelaine
juste un peu sur l’épaule incliné,
avec ton joli double menton
et ton rire dense d’émotion
tu m’accueilles à tes pieds
et, tout en buvant ton thé
à petites gorgées,
tu m’emmènes, inspirée
dans la gorge de Roncevaux
où Roland meurt, nu-pieds
au chant piteux des oiseaux.
Quel héroïsme impossible,
cette bataille sans corps,
ce brouillard imperceptible
flottant au pas de la mort
contre la surface gonflée
d’une carafe brisée !
Dans la pénombre ouatée
du contre-jour, fermant un œil,
enfoncé dans son fauteuil,
la gueule cachée
sous une feuille éphémère
de journal, sourit bon et sévère
mon grand-père, feignant
des gémissements
ou des râles mortels. Pourtant
il nous guette
il nous écoute
il se laisse piétiner
il oublie d’exister.
À présent, il a disparu
glissant par le pas de la porte.
À jamais je l’ai perdu :
fredonnant quelques impertinences
il s’en va sans escorte
s’enfoncer dans un autre silence
.
Dans son escapade extrême
ma mère ne parle pas, de même
elle n’écoute pas. Elle pleure.
Mélancolique elle sème,
sur la couverture au teint blême
les photos d’avant la guerre
les petites lettres de mon père
les gaies entrevues révolues
avec ses amies disparues.
Les mains détendues, elle demeure
courageuse, poursuivant les mirages
de secrets qui n’ont plus leurs images,
de Venise inondée et repeinte,
des voyages en voiture, de l’enceinte
de Saint-Malo, de sa nichée enfantine,
des vacances en montagne, des cloches
retentissantes, et même de très moches
et répétitives vacances en colline.
Elle tient les bras écartés
sur le drap bien rangé.
Ou alors, recroquevillée,
sans cesse elle lit
s’adonnant à des rêves inouïs
dévorant tant d’histoires inachevées
tragiques, douces, tourmentées.
Vêtue d’un sobre tailleur
elle regrette, du fond de son cœur
qu’elle n’ait pas eu le bonheur,
avant-de-mourir, de mettre son nez
au château d’Aranjuez.
Giovanni Merloni
TEXTE EN ITALIEN
Le trait fin des dessins et les traits sur la photo…