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L’amour est dangereux, surtout s’il est partagé !
Lorsque la troupe d’Olivier eut disparu dans le gouffre connu de l’escalier en sanctionnant le terminus d’une journée longue et tendue, je découvrais devant moi un homme malgré tout plein d’énergies et de rêves :
— Heureusement qu’on se tutoie, Anna ! Ce sera un ancrage robuste pour moi…
— À quelle heure pars-tu demain ? dis-je.
— Au lever du jour.
— Il faut mieux alors que tu ailles dormir tout de suite !
— Je ne trouve pas la clé de notre appartement ! Elle était là, sur le secrétaire en face de la porte d’entrée, accrochée au petit doigt de la main de bois ! Heureusement, j’en ai une troisième…
Après une analyse fouillée de nos mouvements récents, nous arrivâmes à l’unique hypothèse possible : quelqu’un des assistants d’Olivier, ennuyé par la conversation sans issue que celui-ci avait entamée avec Michele, se voyant obligé au silence, s’était amusé avec la main de bois en laissant glisser la clé à terre. Plus tard, au moment de tout débarrasser, quelqu’un d’autre avait empoché la clé imaginant que c’était la sienne…
Et pourtant je n’étais pas du tout convaincue de cette conjecture bienveillante et fataliste… Tandis que Michele plaisantait autour de la désinvolture de notre tutoiement, qu’il fallait dorénavant assumer pour règle entre nous… je vis devant moi les deux fantômes de Mario Trentavizi et Vera Marasco, tels les « amants diaboliques » du film de Visconti.
— C’était une véritable « ossessione » ! (1) m’explosai-je. Ils ressemblent même trop à Massimo Girotti et Clara Calamai. Mais que te veulent-ils ? Est-ce que tu t’es aperçu de leur présence ?
— Oui, moi aussi j’ai cru les voir. Il me semblait qu’ils étaient là et en même temps que c’était que des ombres. Ce sont eux qui ont pillé mes clés, selon toi ? Est-ce qu’ils ont fait ça exprès ?
— Je n’en sais rien, Michele, je ne les connais que dans le tourbillon de tes souvenirs. Ces deux collègues de Naples… qui sont aussi d’anciens amis, il faut le souligner, essaient-ils de te harceler ? Ou alors voudraient-ils tout simplement renouer avec toi, invoquer ta bénédiction… et à présent ils ont peur de ta peur ! Ne t’étonne pas, si tu les as dans tes pieds, un jour ou l’autre, Michele ! Bien sûr, tu trouveras le moyen de t’en débarrasser !
— Ou alors je retrouverai la clé dans quelques poches de pantalons…
— Non, Michele, trop facile ! Tu les rencontreras par hasard à Naples, ce dimanche-ci. Et là, poliment, ils te rendront les clés ! S’ils ont le don de l’ubiquité, bien sûr, car nous les avons vus à Paris…
— Ne te moque pas de moi, Anna ! Il y a de quoi s’épouvanter. De toute façon, Vera et Mario seront ravis quand ils trouveront la manière de m’empêcher de vivre une nouvelle vie à Paris !
— Sois sage, tout en gardant ton sang-froid Michele, sage et détaché ! N’oublie pas les contradictions du système… Évoquant l’époque révolue de 1968 qui l’avait bien marqué, mon babbo disait toujours qu’il faut choisir entre deux voies : partager les contradictions ou les faire éclater. Tout l’enjeu est là !
— On utilise les faiblesses et les fautes des hommes pour attaquer leurs vertus, leurs idées…
— Quant à ces deux types, dont j’ai connu moi-même plusieurs exemplaires à Bologne aussi, tu n’as rien à te reprocher, Michele. Certes, on ne pardonne pas la sincérité…
— On n’admet pas l’amour ni le désamour.
— L’amour est dangereux, surtout s’il est partagé ! C’est là que tu dois réfléchir ! Eh, oui…
J’étais à bout de souffle et, la tête lourde, je cherchai une chaise. Coûte que coûte, je devais secouer son tronc pour que ses aînés tombent à terre dans une mer de feuilles mortes :
— Écoute, Michele, je vais te poser une question primordiale… Quand tu l’as vue flâner parmi les ombres, as-tu éprouvé encore des sentiments pour cette femme… incompréhensible ? Est-ce que ton penchant pour Vera brûle encore sous les cendres… du Vésuve que tu as amené ici ?
Il s’en suivit une halte soudaine. Michele s’effondra dans le fauteuil tout en allongeant les pieds sur le petit tabouret (acheté chez Habitat) avant de me faire signe qu’il dormirait là, au centre de la pièce commune, le journal contre le visage — comme le faisait son grand-père Gaetano — juste pour se défendre un peu des percées des néons et des rayons du matin.
— Demain, je pars tôt, Anna. J’ai déjà la valise prête…
On était tous les deux trop fatigués pour entamer une discussion sincère. Le lendemain, s’il partait tôt, je n’aurais pas eu la force de me réveiller pour lui dire Arrivederci (2). Je dus alors trancher avec un salut assez brusque, sous-entendant qu’on s’attendait tous les deux à une séparation très brève, car Michele allait exploiter son devoir de bon citoyen à la manière du « Veni Vidi Vici » de César : « Je suis Venu (à Naples), j’ai tout Vu (et ça me suffit) et j’ai Voté (donc je repars à nouveau) ! »
— Moi je ferme la porte de ma chambre, dis-je avec un sourire désespéré. Car si aujourd’hui on a décidé de se tutoyer, cela ne nous oblige pas à partager nos éventuels ronflements !
Giovanni Merloni
(1) Ossessione…
(2) Au revoir.
Jolis escaliers escaladés par de jolie femmes… 😉