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En manque de personnages maladroits et démesurés comme toi, le théâtre de la vie serait bien ennuyeux !

Samedi matin, je me réveillai pleine de douleurs partout. Si dans la chambre commune le silence avait régné en souverain, j’avais entendu au cours de la nuit des bruits et des voix étrangères venant de la chambre de Michele. Dans le but de m’endormir pour regagner mes forces, je m’étais convaincue que la faute de ce vacarme c’était à un couple installé dans la chambre d’hôtel d’à côté… Au réveil, je m’étais sauvée dans la cuisine tandis que la lumière au-dessus de la porte de notre minuscule salle de bains dénonçait de toute évidence la présence d’un homme aimable et gentil en train de se doucher sous des gouttes discrètes et légères.
« Où avait-il dormi ? D’où venait la conversation nocturne, constellée de rires et de musiques typiques des années soixante-dix ? »
Tout de suite après, une tasse de café à la main, je rôdais dans la salle, à la découverte des traces du passage aveugle d’une troupe télévisée aussi maladroite que chaotique. « Ce n’est pas la peine de ranger, puisqu’ils reviennent encore… » me disais-je, quand je vis les yeux grisâtres de Michele sortir de l’ouate de quelques invisibles cauchemars nocturnes.
— Michele, bonjour ! Sais-tu que je ne m’étonne pas si tu n’es pas encore parti et que je connais en avance les parcours tortueux que tu poursuis ?

Il me sourit s’accompagnant par une révérence moqueuse.

— C’est des couloirs, ou alors de rues étroites, de Paris ou de Naples, où tu te faufiles avec désinvolture, mon cher Michele ! continuai-je. Tu n’as pas peur du couloir de ton lycée ni de celui d’un asile psychiatrique où l’on hébergerait par compassion une tante mélancolique. Tu te réjouis sous les arcades de Bologne tout comme au-dessous de celles de la rue de Rivoli. Cependant, tu n’as jamais parcouru les couloirs cloisonnés d’une prison. Tu en es attiré, même si tu en es terrorisé. Donc, dans ton esprit, ces couloirs sombres et inhumains sont toujours aux aguets. Tu n’hésites pas à emprunter n’importe quelle porte que tu trouves au bout des couloirs de ta vie. Mais, dans ton arrière-pensée, tu t’attends que tôt ou tard, il y aura des portes fermées ou pis des portes ouvrant sur des endroits redoutables, où quelqu’un t’attend depuis toujours pour te faire un procès sommaire avant de te tuer !
Je ne sais pas pourquoi je dis alors ces choses-là, à la veille d’un voyage incertain et même désagréable pour Michele… Je me sentais même mal à l’aise en les disant. Sans doute voulais-je protester du fait que je resterais seule. Seule à gérer quelques heures plus tard, comme convenu avec Olivier, cette scène de la Fahrenheit 451 de la famille Calenda, une entreprise gigantesque dont je n’étais pas du tout à la hauteur.
Heureusement, Michele, avant de partir, avait hâte de me faire part d’une chose qui l’avait profondément touché et, lorsqu’il déroula son parchemin de paroles, j’en fus agréablement surprise, voyant s’installer une complicité entre nous :
— Anna, écoute-moi… j’ai rêvé d’un pont blanc, dit-il, un pont en pierre, enjambant un fleuve en crue… J’essayais de me hisser pour m’aventurer vers la rive opposée, en suivant ma mère, mon frère et ma sœur. Dodo se perdait dans un costume noir qui n’était pas de sa taille, tandis que ma mère et Enzina portaient un tailleur noir un peu lugubre. Pour se dérober au vertige, ils avançaient à quatre pattes sur la voie minuscule en pierre et goudron. Le pont, naguère imposant et terrible, subissait maintenant l’invasion d’un courant jaune. Mon père, maigre et courbe dans sa veste de cuir usée, avançait debout, tandis que le pont, s’ébranlant comme une gigantesque épine dorsale, disparaissait sous l’eau. De temps à autre, mon père était emporté par la vague, d’où il sortait de plus en plus mouillé et sans forces. Toutefois, il se relevait et reprenait son chemin tandis que le reste de la famille, sain et sauf, avait atteint déjà la rive opposée… J’étais plongé dans une histoire sans issue et tout à fait insensée, comme il arrive toujours dans les rêves, mais j’avais absolument besoin d’y croire, parce que mon père avait disparu, mais il y avait quelqu’un auprès de moi !
Avant de poursuivre, Michele s’arrêta pour m’observer. Je lui fis signe de continuer.

— C’est à ce moment étrange, unique, que je songe maintenant, reprit-il. Tandis que je flottais dans ce rêve boueux, et que je me séparais pour la énième fois de tout ce que j’ai de plus cher au fond de mon être, tu étais là, Anna, coupée en deux, comme au lendemain d’un effrayant tremblement de terre. Pourtant tu étais bien présente ! Une fois revenus à la surface, inondée du soleil poussiéreux et du parfum du réveil, entre nous deux survivants, face au désastre, tu affichais une assurance qui frôlait la désinvolture. Et tu disais : « cette patine-ci, c’est Paris qui me la donne ! »

Je lui souris. Lorsqu’il fut au pas de la porte et qu’on entendit le typique bruit de notre escalier ne faisant qu’un avec l’odeur âcre du restaurant indien d’en bas, Michele m’adressa un dernier S.O.S. :

— Donc, si j’ai dégagé, si j’ai fui à l’étranger pour ne pas être coincé et mis en chaînes, cela n’est pas un signe de faiblesse, non ?
— Bien sûr que non, Michele ! Mais tu dois faire attention à ne pas prendre pour maîtresse la fille du général ! On te pendra tout de suite au premier poteau. C’est la règle du jeu. À ce que je peux voir… tu risques d’être subversif deux fois… soit que tu aies des idées dangereuses, soit que tu prétendes emprunter ton bonheur dans le jardin de ton voisin.

— Tu me reproches Naples, Anna ! Mais je ne sais pas de quel Naples tu parles. Le Naples où je me suis rendu plein de bonne volonté lors de ma rupture avec Rose Bertrand ? Le Naples que j’ai abandonné à la hâte pour me sauver ici, à Paris ? S’agit-il du Naples de la catharsis ou de celui de la némésis ?
Je ne savais pas quoi dire. En manque de mieux, j’osai lui flanquer une petite gifle, très proche d’une caresse, pour lui signifier : « Vas-y, dépêche-toi ! Pars enfin, Michele ! »
— Alors, mes contradictions seraient-elles moins liées à mes idées qu’à mes comportements ? dit-il en me dévisageant. Qu’ai-je fait de tellement… inouï ?

— Tu t’es passé d’un des piliers du conformisme, le principe de l’apparence. Tu le sais bien, Michele… jusqu’à ce qu’on soit reconnu coupable, on est innocent. On fait confiance à notre prochain sur la base de l’apparence. Cependant, il suffit d’une seule preuve contraire pour que l’on commence à se méfier. Or, c’est toi qui me l’as dit, tu as souvent la tendance à t’éclipser, à partir sans saluer, sans dire un mot. En plus, tu ne fais part à personne de ton chagrin.
— Oui, je suis doublement dangereux à cause de mon optimiste inguérissable. Au fond, je suis un subversif qui prétend de tout résoudre par la sincérité.

— D’ailleurs, Michele, que feraient les peuples subjugués par des souffrances continues, s’il n’y avait pas la comédie des malentendus, des tromperies, des débordements et des erreurs ? En manque de personnages maladroits et démesurés comme toi, le théâtre de la vie serait bien ennuyeux !
— Cela vient de mon naturel, Anna, et là je n’y peux rien ! répondit-il avec un sourire reconnaissant.
— Voilà ! À ton âge, si j’ose le dire, tu n’as pas encore appris à dénouer les enjeux quotidiens de la comédie qui se déroule autour de toi… En fin de compte, il y aura toujours des hommes qui te neutraliseront, profitant de tes sentiments de culpabilité et de ce rapport contradictoire que tu entretiens avec le passé ! Les femmes sont plus intelligentes, elles sont capables de voir au- delà de ta charmante gueule de voyou.
— Voyou ?

— Pas de cette époque-ci, Michele… N’étais-tu pas un petit voyou lorsque tu habitais à Naples… et à Bologne aussi ?

— Anna, tu connais tout de moi, désormais.

— Non, je ne sais pas grand-chose. Car il y a plusieurs strates à percer dans l’écorce que tu fabriques autour de ton tronc… généalogique, Michele ! Bien sûr, je vois déjà quelques lueurs s’évader de l’image farfelue d’adolescent vieilli que tu proposes au monde… Mais cela t’a exagérément coûté par rapport à ce que tu en as pu obtenir.
— Dis-moi, Anna, si je déciderai de rentrer en Italie… qu’est-ce qu’il m’arrivera ?

— À Naples, Michele, tu trouverais bien sûr de nouveaux engagements et sans doute tu ne verras plus de pièges à chaque coin de rue, mais, sincèrement, je ne crois pas que là-bas tu parviendrais à voir au bout de toi-même. Tu n’y trouverais pas la bonne direction !

— On ne doit jamais revenir en arrière, c’est ça que tu veux dire, Anna ?
— Ce n’est pas que ça. Si tu n’as pas commis de fautes graves, et que personne ne te reproche de rien, tu as bien sûr le droit de tourner la page, que tu rentres là ou que tu restes ici…
— Anna, franchement je ne sais pas si j’ai la force de prendre une décision quelconque.
— Tôt ou tard, tu trouveras ton âme sœur. Il existe quelque part une personne qui t’aidera à donner le dernier coup à cet énorme cordon ombilical t’arrimant encore à ta mère, et à l’Italie, mère poule elle aussi. Tu as besoin de retrouver ton père, au contraire. Et voilà que Paris s’affiche solennellement comme la figure paternelle par excellence, parce qu’il est de toute évidence aussi sévère que distrait.
— Contraignant dans la forme, il est permissif dans la substance !

— Oui, Michele. Et l’Italie est exactement le contraire. Même Bologne, qui ne l’était pas du tout, est devenue permissive dans la forme, mais contraignante… Ouf… ça fait un peu trop bureaucratique !
— Au contraire, je vois de la poésie là-dedans ! La poésie du raisonnement tordu…

Michele se tourna brusquement. C’était l’heure. Je lui frappai l’épaule d’un petit coup d’adieu.

— Mon père était avocat… J’en hérite le savoir-faire ainsi que le penchant pour les causes perdues ! dit-il en descendant sans hâte vers la rue de la Lune.

Giovanni Merloni