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Fahrenheit 451 en famille

Parfois, au bout de longues heures de conversation avec un inconnu, devenu de but en blanc intime, on a la sensation d’être assis sur le strapontin d’un taxi en piteux état qui patine dans une immense piste gelée. On lui ouvre le cœur, avec le sentiment d’un risque imminent, d’un accident qui pourrait tout arrêter. Vaguement, on réfléchit aux petits buts qu’un long travail nous avait fait atteindre… Ce sont de victoires éphémères si l’on considère qu’il suffit de se casser une main ou une jambe pour perdre tout à fait notre liberté de choisir, de continuer à avancer et rattraper le temps perdu…
Qui sait ? Probablement, une telle perception augmentée du risque naît justement de la circonstance exceptionnelle de cette intimité glissante sur la glace qui nous unit aussi provisoirement que strictement à un étranger. Paradoxalement, au fur et à mesure que celui-ci se révèle indispensable, notre vie devient de plus en plus précaire. Et pourtant, au cours de cette dérive suicidaire il arrive souvent qu’un mot secret revienne à la surface, se détachant nettement contre le paysage anonyme qui emprisonne le taxi, maintenant immobile, dans un étau blanc et gris. Il s’agit d’un mot bizarre, d’un nom curieux, d’une silhouette pâle, d’un visage plein de vie, ou alors d’un corps qui vient de briser des distances infinies pour frapper à notre porte et s’occuper de nous, pour se souder à notre corps, pour bâtir avec lui une société heureuse. Mais le film du bonheur ne se déroule pas toujours à la vitesse de nos attentes spasmodiques. Car à l’improviste la conversation dans le taxi échoue sur un point obscur, va cogner contre un sujet pénible… L’un de deux inconnus avec son doigt gelé trace un mot sur la vitre perlée de buée : Fahrenheit 451. Par toute réponse, au milieu de la vitre d’en face, l’autre inconnu écrit un nom : Zazie…
Le matin de samedi 12 avril 2008, à la veille de ces malchanceuses élections qui ramenèrent au pouvoir, en Italie, un homme fort redoutable, entouré de gens de sa même espèce, Michele avait finalement claqué la porte, décidé à ce voyage problématique, mais nécessaire… Il serait descendu en autostop à Nice pour y rattraper la ligne ferroviaire qui suit la côte méditerranéenne de Gênes jusqu’à Rome. De là, les trains pour Naples sont assez fréquents…
— Je sais bien que je ne devrais pas partir, dit-il en s’arrêtant sur le pas de la porte. Il n’arrive pas toujours de rencontrer des alliés ou, si l’on veut des complices…
— …Disposés à devenir des témoins oculaires d’un délit contre la mémoire collective ! ajoutai-je. Oui, c’est une circonstance unique et tu devrais y être, d’autant plus qu’il s’agit de ta famille à toi… Cependant, le devoir de voter est aussi important, en ce moment-ci, que celui de rallumer le feu qui couve sous les cendres !
— Te souviens-tu de ce que je t’avais dit déjà le premier jour que tu étais ici ? Dans quelques heures tu saisiras jusqu’au bout l’essence de notre destin commun, dit-il en me confiant solennellement les clés de l’appartement.
— C’est au sujet du bûcher de famille qu’on attisera d’ici peu que tu me dis cela ? demandai-je. Ou alors tu parles de l’émission télé ?
— Il y aura toujours, pour tous les gens et partout, une Fahrenheit 451 destructrice de la mémoire. Heureusement, il y aura aussi, de l’autre côté de cette boule de verre remplie de brouillard où flotte le mystère de la vie… une Zazie !

Quand je restai seule, je m’interrogeai longuement sur le sens de ma présence dans cet appartement qui n’était pas encore le mien, dont je percevais nettement la personnalité presque humaine. Tous les objets et les décors autour de moi s’étaient d’un coup effondrés, dans une espèce de deuil embarrassé qui m’agaçait et m’émouvait aussi… Je me demandai d’ailleurs la raison de mon engagement fidèle et même zélé dans l’histoire et dans la vie d’un inconnu dont pour l’instant j’avais appris le nom, Michele Calenda, sans en savoir presque rien d’autre. Connaissais-je Naples ? Pas du tout. N’avais-je jamais visité le tombeau de Virgile à Posillipo ? Non. Avais-je alors assisté, le jour de l’an, aux épouvantables feux d’artifice qu’on fait exploser sans aucune précaution près de la mer, sur la terrasse du fameux restaurant de la « Zi Teresa » ? Jamais. Et pourtant, j’étais là, chargée de revivre la scène fort dramatique de l’incendie où se résumait le destin d’une entière famille… et je me sentais excitée aussi, pour ce mot Zazie apparemment sorti du chapeau d’un illusionniste ! Y avait-il alors une corrélation entre ces deux mots — Fahrenheit 451 et Zazie — que Michele avait murmurés sur le pas de la porte ?
— Je ne crois pas du tout aux miracles, avait-il dit si je m’en souviens bien. Je ne crois pas non plus que mon vote servira à grand-chose. Au contraire, je vois un risque énorme dans mon incursion là-bas. J’ai toujours peur qu’on ne me laisse plus repartir… Mais, dès qu’on se connaît, je commence à espérer. Je suis sûr que si je reste à Paris je pourrai m’en sortir… Et peut-être, c’est toi, Anna, qui m’en donneras l’insouciance… Quelque chose revit en toi de cette étrangère qui s’effaçait à chaque nuit, que pourtant la patine de Bologne embellissait !
Nous n’avions jamais parlé, entre nous, de la Zazie mordue du métro qui avait fourni, par sa passion de petite provinciale, un merveilleux prétexte poétique à Raymond Queneau : arrêter le métro et voir en cachette ce qu’il arrive… Moi, j’avais immédiatement remarqué la jolie coïncidence jusque du premier jour d’installation rue de la Lune : c’est ici, juste à côté de N.D. de la Bonne Nouvelle, que Louis Malle a tourné le film. C’est ici que l’oncle de Zazie, mon bienheureux Philippe Noiret, habitait… Dans la tête de Michele, Zazie peut sans doute symboliser Paris… le futur ! Je suis bien perspicace. Mais le tonton ? Est-ce que Michele s’inquiète pour les vingt-sept printemps qui nous séparent ? Puisque je lui avais demandé… hier, de se feindre mon oncle pour éviter les rumeurs inutiles… se juge-t-il coincé désormais en ce rôle sclérotique et renonciataire ?
 J’eus juste le temps de ranger les assiettes et les verres que nous avions dispersés, Michele et moi, dans les endroits les plus improbables de cette salle commune… quand la porte sonna avant de s’ouvrir, me semble-t-il, toute seule, laissant que la troupe rentre avec ses trucs encombrants et des airs professionnels, un peu figés, qui m’ennuyaient déjà.
Parmi les techniciens, Olivier Jardin avait emmené des figurants. Parmi ces potiches, il y avait bien sûr Vera Marasco et Mario Trentavizi : deux véritables ombres, ou alors deux personnages de Pirandello en quête d’un auteur capable de les faire exister. Je ne savais pas quoi penser, et pourtant l’absence forcée de Michele me donnait un étrange courage. Car avec tout le respect qu’on doit à la ville de Naples ainsi qu’au peuple napolitain, je ressentais l’orgueil de ma naissance à Bologne. Certes, une naissance obscure, troublée par les mensonges d’un père fugitif remplacé par un père adoptif sans moelle épinière… Mais c’était ma patrie, Bologne, la ville où j’avais appris à trancher, à éviter d’emblée de me perdre dans trop de labyrinthes !
— C’est dommage que Michele ne puisse pas assister à une scène qui le concerne si strictement ! déclara Olivier, avant de dicter les règles de la mise en scène :
— Dans la salle, il faut diffuser une lumière faible… Toi, Anna, tu devrais te caler dans le personnage d’Augusta, la fille aînée de Gaetano. Pour cette partie, tu t’habilleras à la mode des années 30… Et vous, Vera, vous êtes une véritable Napolitaine n’est-ce pas ? Vous devriez incarner l’allure bouleversée d’une femme âgée, en noir… sa femme Clelia. La femme de Gaetano Calenda, je veux dire…
Je restai abasourdie face à la désinvolture des assistants d’Olivier qui avaient tout prévu, y compris un bâton plein de nœuds pour la femme âgée, les chapeaux et les habits que nous endossâmes, Vera et moi, dans une rapide retraite dans ma chambre, jusque-là épargnée par le tourbillon des fils et des haut-parleurs.
Quand nous nous trouvâmes seules, Vera ne m’adressa pas la parole. Cela me découragea beaucoup. Toutefois, quand nous rentrâmes dans la salle commune, je pris tout de suite l’initiative et, comme établi avec Olivier, j’improvisai la scène de l’incendie comme je l’avais imaginée.
Le feu ne fut pas immédiat. Nous restâmes longuement dans le doute, Vera et moi (dans les draps respectifs de Clelia et Augusta Calenda), que la montagne des mémoires eût suffoqué la chandelle. Jusqu’au moment où, d’un coup, une flamme verticale, énorme et disproportionnée se leva au centre de la salle.
Je regardai alors Olivier, saisie par la peur qu’on n’eût pas réfléchi à une question d’importance capitale. Au sol, dans l’appartement des Calenda à Naples, il y avait sans doute des tomettes, avec le seul souci de devoir le gratter et frotter à fond pour effacer les traces noires de l’incendie, mais dans l’appartement de la rue de la Lune, il y avait le parquet…
Tandis que ses assistants s’occupaient d’éteindre les dernières lueurs qui ne procurèrent aucun dégât au précieux plancher, protégé par une nappe verdâtre en tissu ignifuge, Olivier m’adressa la parole :
— Où était-il le vieux socialiste, en ce moment-là ?
— Il était en prison, à Poggioreale.
— Et son enfant, l’apprenti socialiste ? demanda-t-il.
— Alfredo, le frère cadet d’Augusta, avait vingt-neuf ans. Il se perfectionnait dans le cabinet d’un avocat tout en partageant les batailles clandestines de son père.
— Michele ne m’a rien dit de lui. Comment ça ? réagit Olivier. Où était-il Alfredo, le jour du bûcher ?
— Enfoui dans une soupente, en train de lire les poèmes de Novalis.
— Saviez-vous que celui-ci, sept ans plus tard, participa aux « quatre glorieuses » de Naples ? dit Olivier après une pause, en s’éclaircissant la voix. Le jour où la Résistance eut finalement chassé les occupants, le père de Michele a parlé à la radio ! Voyez, la vie continue ! Parfois, l’homme semble subjugué à jamais. Cependant, tout à coup, il trouve la force de se relever, de réagir ! C’est le fils, mais dans le fils il y a toute la vitalité désespérée de son père !
— Ça m’étonne un peu que Michele ne parle jamais de lui, dis-je, comme s’il n’existait que son grand-père bénit !
Dans le bruit qui suivit, Olivier s’approcha de moi, posa une main sur mon épaule, de façon très confidentielle. J’affichai une sincère allégresse vis-à-vis de ces attentions et j’acceptai son invitation pour le déjeuner. Je sortis avec lui et les gens de la troupe après avoir fermé la porte à clé. Je ne m’étais pas aperçue de la disparition de Vera et Mario. Les deux Napolitains s’étaient volatilisés, au pied de la lettre.
Il était quelques minutes après midi. La matinée s’était vite brûlée, tout comme l’incendie de la mémoire de l’homme que j’aurais voulu pour grand-père. En descendant l’escalier, je songeai à Zazie, le nom que Michèle s’efforçait d’imposer à toutes les jeunes Françaises à la coiffure étrange pour en faire une idole, un être parfait dont on ne se souvient plus. C’est ça ce qu’il m’avait raconté sur le pas de la porte…
— Peut-on tout oublier ? demandai-je à Olivier. Est-ce qu’il y a un lien, selon toi, entre l’effacement de la vérité opéré par une omission nécessaire même si douloureuse… et l’effacement brutal de la mémoire opéré par des flammes qu’on est obligé d’allumer pour éviter qu’elle tombe dans des mains tachées de sang ?
— Rien ne s’efface ni ne s’effondre complètement ! Aujourd’hui, pas mal de choses sont ressuscitées, demain, il faudra s’attendre encore à d’autres surprises ! dit-il gravement.

Giovanni Merloni