Giovanni Merloni, Le voyageur (1990), encres sur bois 70 x 50 cm.

Une étrange immobilité

Quand j’étais enfant, et ma mère se passait le fard sur le nez — et l’on entendait la piqure d’un parfum connu se propager dans l’air —, je tombais dans une étrange immobilité.
J’observais les gestes de ses préparatifs avec une appréhension mêlée d’admiration et d’enthousiasme.
Inconsciemment, je me préparais à mes sorties, à la fois douces et brusques, avec une femme de ma vie qui se serait longuement interrogée devant une glace elle aussi.
Je savais aussi qu’il pouvait m’arriver un jour, plus tard, dans l’âge adulte ou pendant ma vieillesse, de me retrouver encore dans une telle situation de détresse et chagrin.
« Je ne pars pas en Amérique ! » fredonnait plusieurs fois ma mère, dansant devant le
miroir invisible qui l’accompagnait jusqu’à l’entrée. Elle ne réussissait jamais à refermer son collier de « fausses perles » et en demandait à mon père, qui attendait quant à lui la dernière minute pour exhiber sa classe exquise.
« Je ne pars pas en Amérique ! »

Ensuite, la vie a été bien généreuse avec moi. Et c’était moi qui partais en Amérique, du moins au point de vue figuré, parce que je partais en vérité pour d’épuisantes tournées de travail en de riches contrées tout autour de villes hantées par le brouillard. Lors de ces absences, accompagnées par un sentiment pénible d’éloignement, moins de ma femme que de moi-même, je devais souvent endurer le brusque ennui d’interminables après-midis que les discussions et le vin ne pouvaient pas alléger du tout.

« Est-ce que partir c’est mourir ? Vraiment ? »

« Est-ce qu’au contraire partir c’est vivre, revivre et même naître à nouveau ? »

Assis au fond de bureaux poussiéreux, je ressentais souvent l’avant-goût froid d’une solitude promise qui ne serait pas un cadeau.
Un jour, dans ce confus futur que je voyais courir, insaisissable, quelques mètres au-delà de mon pare-brise, je vis nettement la silhouette d’une femme gentille — le fruit douloureux de ma fantaisie galopante — en train de préparer une valise avant de se passer le fard sur le nez :
« Tu sais, je pars en Amérique, mais ce n’est pas si loin que ça ! N’aie pas peur, mon cher ami. Dors tranquille, et je serai là à ton réveil ! Veux-tu que je t’emmène Marilyn, mon chou ? »

Giovanni Merloni