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Giovanni Merloni, Mon premier calame.
Calame et encre d’Inde sur toile 33 x 24 cm, mars 2018
Pour une fois, j’entame mon récit — le quatrième (1) — autour de l’œuvre du grand peintre et calligraphe Ghani Alani, avec un dessin à moi.
Pour quelle raison osé-je le faire ? Tout simplement parce qu’il s’agit de mon premier dessin avec le calame, instrument incontournable de l’art calligraphique dont Ghani Alani même m’a récemment confié quelques petits secrets.
Bien sûr, je ne pourrai jamais atteindre les horizons d’insouciance et de gloire où mon Maître travaille joyeusement ne cessant de traduire en mots cristallins son dialogue intérieur ni de lancer ces mêmes mots dans un espace où les couleurs reproduisent le miracle de la beauté de la vie.
Je poursuis depuis toute une vie une expression qui jamais ne se passe de la figure, même dans sa plus furieuse abstraction. Donc, apparemment, mon point de départ est très éloigné de ce que Ghani Alani représente et symbolise par son art incontournable.
Et pourtant, tout au long de mon expérience de peintre et de dessinateur, j’ai souffert une difficulté, physique même, chaque fois que j’essayais de faire rencontrer le pinceau et la plume, le signe graphique et la couleur, la précision et la transgression.
Malgré l’encore courte expérience, le calame, cet instrument mitoyen entre la plume et le pinceau, me donne à présent l’envie d’explorer des univers qu’avec les outils dont je me suis servi jusqu’ici je n’avais pas pu atteindre… Je remercie de tout cela mon ami Ghani Alani, car en fait j’ai la sensation que le calame plus que tout autre allié de la main peut lui redonner sa fonction de compagne de l’esprit lui octroyant une nouvelle liberté…
Le Calame ou l’Art de la Paix dans l’œuvre de Ghani Alani
Calmar, Calame, Calamaio…
Dès mon enfance, j’ai été toujours fasciné par cet étrange mollusque marin, le calmar, si agréable à manger, qui réussit à se dérober aux attaques des thons et des requins grâce à son prodigieux nuage d’encre noire…
Cette image ne se sépare pas, dans ma mémoire, du souvenir de l’encrier rond et bien noir (« calamaio » en italien) ayant « sa place » dans mon banc d’école, du moins jusqu’à ma troisième année d’études élémentaires.
Je fais peut-être partie de la dernière génération, en Occident, ayant appris la calligraphie avec la plume et l’encrier, donc parmi les derniers qui puissent se souvenir d’avoir eu — d’abord avec la plume de l’école et des devoirs à la maison, ensuite avec le stylo — une « belle calligraphie » !
Cela dit, c’est évident que la calligraphie, en Europe, a largement perdu l’importance qu’elle avait avant Gutenberg et son historique invention, tandis que dans le monde arabe — tout comme en Chine ou en Japon — elle garde encore aujourd’hui un rôle central dans la diffusion de la langue et de la culture de chaque pays…
Chez nous, en attendant que la « révolution numérique » sanctionne, hélas, avec la disparition progressive du papier, la mort du livre ainsi que de toute manualité, le « geste » de l’impression mécanique sur la feuille d’un journal ou sur la page d’un livre se déroule encore selon le même principe physique du geste de la main et de la plume trempée d’encre sur une feuille ou un cahier.
Pour l’instant, la véritable débâcle de la calligraphie manuelle sur papier a été déclenchée par la production, de plus en plus massive, des machines à écrire. Ensuite, l’arrivée du « biro » — dans les années 50 —, des feutres — dans les années 70 —, des ordinateurs et des tablettes — à partir des années 90 — ont accéléré la crise définitive de la plume et du stylo, condamnés à devenir des objets de luxe de plus en plus inutilisés.
Ceux qui maintiennent en vie le système traditionnel d’écriture et de dessin, en Orient comme en Occident, ce sont à présent les artistes, toujours fidèles aux plumes à l’encre de Chine et à son indispensable rapport avec le papier.
Mais sans doute, parmi les outils d’écriture et de dessin, le calame, le plus ancien, demeure aujourd’hui, grâce aussi à l’exemple charismatique de Ghani Alani, le plus clairvoyant et le plus fiable.
L’importance du pont et du fleuve pour Ghani Alani.
Ghani Alani vit de façon stable à Paris depuis presque cinquante ans.
Ici, il a apporté la culture millénaire de son pays d’origine, l’Irak, qu’il a su entretenir avec le maximum de respect et cohérence. Toujours est-il qu’il a dialogué dès le premier jour avec les artistes et les poètes de tout le monde qui l’y accueillaient. Par conséquent, son expression et son talent, tout en gardant l’authenticité de leur esprit originaire, ont mûri prodigieusement, s’enrichissant de ses rencontres et de ses découvertes.
Avec son art en contretendance — ayant le charisme nécessaire pour dialoguer, tout à fait naturellement, avec les nombreuses formes d’expression littéraires et artistiques qui voyaient le jour autour de lui —, Ghani Alani a beaucoup donné à l’Europe et notamment à la ville de Paris. En revanche, il a sans doute bénéficié des innombrables suggestions que lui a offertes Paris même, un endroit où les rencontres artistiques et humaines sont encouragées et toujours accompagnées par cet indispensable esprit de liberté qui autorise tout un chacun à poursuivre son talent sans s’en interdire l’éventuel côté transgressif…
Si le sémiologue Roland Barthes parle de contreécriture à propos de la calligraphie de Ghani Alani, c’est évidemment pour en reconnaître la valeur fondatrice de nouvelles pistes dans tous les domaines où la langue se détache nettement d’autres moyens d’expression et description de l’existence des humains, de leurs contextes et leurs rêves.
Inspirés par le constat de Roland Barthes, on s’aperçoit alors que l’art de Ghani Alani ne représente pas seulement un pont dialectique entre les cultures de l’Est et de l’Ouest de la planète, mais lance sa contribution, unique dans son originalité — et pour son anticonformisme vis-à-vis de la culture occidentale tout comme de la culture orientale — dans le grand fleuve d’une culture qui parle à tous les hommes et les femmes du monde.
Rapport entre l’écriture et la couleur dans l’art de Ghani Alani
Avec son art, Ghani Alani invite les calligraphes et les peintres de tout le monde à s’affranchir de la traditionnelle scission entre le noir et les autres couleurs.
Certes, dans son œuvre, le signe graphique et calligraphique lié à la parole assume une fonction de guide dans la structure de la page, la soumettant à une précise hiérarchie de règles inspirées à la logique, à la géométrie et à la musique pour imposer enfin le rythme et la signification voulue.
Dans le monde arabe, le signe calligraphique a la responsabilité de tout raconter, même ce que l’on ne peut pas représenter par les images que cette culture bannit…
Cependant, lors de ses premières expériences dans l’art de la calligraphie, Ghani Alani découvre immédiatement une limite dans le manque de couleurs dans la calligraphie traditionnelle.
Et le destin lui offre la possibilité de se rendre là où, au cœur de l’Occident, tout est permis, tandis que la transgression est primée comme une indispensable rupture ouvrant la route à de nouvelles formes d’expression.
Dans ce contexte de liberté presque absolue pour les artistes, Ghani Alani amène la richesse des couleurs, odeurs et saveurs de sa terre d’origine. Cela lui donne la chance de sublimer — dans sa « poésie dessinée » raffinée et touchante —, les innombrables pulsions à une représentation physique et figurative de la réalité qui l’entoure, à laquelle il n’est pas indifférent.
À travers les couleurs et le rituel rigoureux du calame, Ghani Alani réussit donc à incorporer les infinies suggestions de l’Occident dans une œuvre qui va bien au-delà des limites de sa tradition.
Tandis que les peintres occidentaux — qu’ils soient abstraits ou figuratifs, cela ne change pas grand-chose — ne cessent pas de se débattre dans la pratique impossibilité d’une coexistence pacifique entre dessin-écriture et peinture où les couleurs s’imposent, Ghani Alani parvient à une intégration parfaite de ces deux éléments grâce à la capacité médiatrice de chaque lettre et de chaque point de son incontournable écriture…
(1) Précédentes publications concernant Ghani Alani sur ce blog :
Sans aucun doute une très belle exposition…
La calligraphie est en effet en voie de disparition (en France tout au moins) mais les logiciels ne devraient pas tarder, si ce n’est déjà fait, à nous permettre d’en imiter les arabesques sur nos ordinateurs.
Calame et calamité pour ces gestes artistiques devenus trop rares (exposés comme antiquités ou œuvres toujours en devenir ?), merci de les avoir ici sublimés. 🙂
fascination…
et j’aime cette expression « son art en contretendance »