Giovanni Merloni, On se l’arrache, la pauvre !
acrylique sur carton, part., 2018
On se l’arrache, la pauvre !
Ceux qui suivent mon blog ont bien constaté que j’ai toujours eu l’habitude de lancer dans l’en-tête de mes textes ou de mes poésies quelques dessins, que je traçais au fur et à mesure sur des cartons bristol en format A4, dont j’en ai réalisé 92 (15 en couleur et 77 en noir et blanc) pendant l’année 2017, particulièrement productive.
Cette forme d’écriture graphique, presque journalière, représente pour moi un bon compromis — entre l’absence absolue d’expression artistique et la mise en œuvre d’un motif pictural sur une toile ou un carton qui dépasse les dimensions A4 ou A3 — que j’ai adopté très souvent, dans les périodes brèves ou longues où se révélait impraticable toute hypothèse d’atelier, ou seulement de table prête à l’usage.
Pendant des années, depuis mon débarquement à Paris, j’étais convaincu que le manque cyclique des conditions minimales pour m’adonner pleinement et librement à la peinture dépendait d’un manque d’espace dans mon appartement. Et j’étais tellement engagé dans le projet d’écrire couramment en Français, avec la main gauche… que j’ai fini pour sacrifier la main droite !
Oui, c’est courant en Italie l’expression « s’en sortir avec la main gauche aussi » pour désigner la désinvolture qu’un exercice constant et acharné peut nous apprendre. Donc, pour moi, la beauté de la transmission et de l’échange étant plus importante que la perfection formelle, je suis porté à confier à la main gauche une grande partie de mes ambitions littéraires, tandis que pour la peinture, hélas, aucune illusion de maîtrise ni de désinvolture de la main droite n’est au rendez-vous.
Donc, le temps coulant, à l’approche du couchant de la vie, ce long atelier d’écriture parisien — dont je remercie du fond du cœur tous les lecteurs de mon blog ainsi que mes interlocuteurs sur Twitter — a ralenti un peu l’élan de ma main droite, contrainte, en dehors de quelques exploits picturaux de brève durée, à de petits cartons en noir et blanc, ou alors à des exploitations numériques de dessins esquissés aux différentes époques de ma vie.
Je peux dire en tout cas que les dessins m’ont toujours sauvé de plus graves maladies mentales, qui se seraient sans doute manifestées en alourdissant le tableau de mon tempérament parfois mélancolique et solitaire. Grâce à cette activité presque ininterrompue, la feuille blanche est devenue pour moi une espèce de grand-mère accueillante qui n’hésite pas à m’offrir les murs jaunis de son appartement, tandis que le stylo à l’encre de Chine est désormais une clé capable d’ouvrir n’importe quelle porte, offrant toujours à mon cirque fantastique le bon endroit et le bon rythme pour donner vie à une histoire d’amour.
Cependant, de façon furtive, compulsive et parfois rageuse, j’ai trouvé toujours, dans le temps, les moyens pour peindre…
…Où que je me trouvais
De préférence au milieu des autres !
Je peignais surtout à la maison, dans la salle à manger de Bologne ou de Rome, m’emparant, s’il s’agissait d’aquarelles, de la table tout de suite après nos repas et, si je peignais de grands tableaux à l’huile, plaçant mon brinquebalant chevalet au beau milieu de la vie familiale.
J’ai souvent essayé de m’expliquer une telle attitude de « protagoniste chez moi » avec le besoin d’être accepté par mes conjoints. Plus subtilement, mon comportement se basait toujours sur la vérité — non dite et par tous partagée — qu’il s’agissait d’une exception, d’un défi, d’un rattrapage in extremis…
En fait, j’étais le premier à tout ranger dans un coin, pressé par les préoccupations familiales qu’on ne pouvait pas résoudre en vendant un ou deux tableaux à la hâte… ou alors à cause du travail qui était toujours engageant et compliqué.
Pendant les années, j’ai donc toujours peint et dessiné à rythmes irréguliers, lourdement conditionnés par les échéances de mes nombreux engagements en dehors de l’art…
C’est étrange, mais mon abnégation pour les devoirs assumés a été par à-coups « interrompue » par mes transgressions amoureuses, pour lesquelles je sentais moins le sentiment de culpabilité que le chagrin pour les ruptures inévitables… tandis que la seule hypothèse de me soustraire aux engagements pour me consacrer à mon univers fantastique me semblait un luxe.
Ma mère avait, par exemple, stigmatisé comme un luxe mon escapade d’un jour, de Bologne à Venise, pour assister au spectacle de Béjart piazza San Marco (c’était la IXe symphonie de Beethoven…). Elle avait bien raison.
Des escapades comme celle-là ont été très rares dans ma vie…
Heureusement, j’ai pu arracher quelques bribes de bonheur, du vrai, dans le quotidien, réussissant à faire cohabiter en moi l’âme d’un homme tranquille et l’esprit souterrain d’un être frénétique et diabolique à la fois.
Surtout après mon retour à Rome (1978) l’exercice de la profession libérale m’avait aidé à profiter de l’instant pour passer aisément d’un travail à l’autre tout en gardant la concentration nécessaire à chaque tâche. Même dans les périodes les plus dures je trouvais toujours la façon de m’accorder un temps pour peindre. Cela fonctionnait, sans que je considère l’expression artistique comme un luxe. Je la voyais au contraire comme une réparation, comme le prix de consolation que je m’accorderais moi-même.
Ici, à Paris, dans ma condition de retraité et de père responsable d’une famille qui m’a voulu suivre dans cet exil bienheureux, le rapport entre l’écriture et la peinture n’est pas le même qu’avant j’avais réussi si bien à « planifier ».
Je m’efforce de me dire que ma retraite est la reconnaissance que j’obtiens après des années de travail où j’ai donné tout ce que je pouvais à mon pays. Mais ce n’est pas évident.
Il m’arrive de plus en plus souvent, montant sur la rame du métro, de voir des gens qui se précipitent pour me céder leur place. Mon âge est sans doute la preuve d’une vie de sacrifices, me donnant le droit à une survie sereine, dans laquelle je pourrais faire, bien sûr dans les limites assignées par l’âge même, ce que je veux.
J’ai essayé de m’en convaincre, discutant longuement avec ma famille… jusqu’au jour où tout le monde a été d’accord pour que je consacre à la peinture une pièce, d’ailleurs la plus lumineuse, de notre appartement.
Depuis quelques mois, j’ai mon atelier, avec deux chevalets, une étagère, trois porte-cartons, une grande table équipée de tous les outils nécessaires… Et j’ai repris à peindre de grands formats, qui reflètent fidèlement mon esprit actuel que je pourrais condenser dans la phrase suivante :
« J’assume mon penchant prioritaire pour le dessin et j’accepte le compromis entre l’art éminemment graphique et l’art totalement pictural ! »
Giovanni Merloni, On se l’arrache, la pauvre !
acrylique sur carton 53,5 x 78 cm, 2018
Cela dit, avant de m’y mettre, même si je sais que, tôt ou tard, ma main droite trouvera sa belle désinvolture, voire son esprit rebelle et insouciant, je suis attrapé par un petit pic d’angoisse, sans doute liée à cet ancestral sentiment de culpabilité qui m’a toujours fait considérer la liberté comme un luxe.
La pleine réalisation dans l’art serait-elle alors un tabou ?
C’est vrai que quand j’ai participé à la dernière Ronde, consacrée au « souvenir », j’ai depuis regretté de n’avoir pas eu le courage de m’exprimer jusqu’au bout au sujet du « souvenir de ce qu’on ne peut plus faire » : c’est bien douloureux d’évoquer des morceaux de notre existence que nous voyons définitivement séparés de nous-mêmes !
Or, au sujet de la peinture, ce n’est pas exactement ça : le tableau qui nous attend derrière la toile blanche n’est pas la femme convoitée que tout le monde voudrait s’arracher et qu’un seul homme pourra rendre heureuse. La peinture se réalise par couches physiques s’alternant à des couches métaphysiques que quiconque peut engendrer à n’importe quel âge.
Mais, certes, les forces ne sont plus les mêmes. Et le vieux peintre n’aura surtout pas le courage, quand le tableau sera terminé, de le descendre dans la rue avant de l’offrir à la première passante qui lui donnera un baiser sur le front en signe de surprise.
Giovanni Merloni
et il fait qu’ils continuent à se l’arracher parce que l’ensemble fait beau cabochon dansant (ou plutôt composition superbement raffinée et dansante… ou; bon j’sais par dire)
Ambidextre, comme Pierre Alechinsky (né le 19 octobre 1927)…!
J’aime bien les couches physiques de la peinture et celles métaphysiques qui les surplombent ou se dissimulent sur la toile ou le carton : il est bien que tu aies un atelier enfin à toi dans ton appart du boulevard de Magenta (au nom prédestiné pour n peintre) ! 🙂
Il est bien que tu aies désormais un atelier dans ton appartement du boulevard de Magenta (un nom prédestiné pour un peintre) !
Ambidextre comme le grand Alechinsky (né le 19 octobre 1927), tu sais quoi faire de tes mains : les femmes n’ont qu’à bien se tenir…
Bravo pour ces « cartons » journaliers : la peinture utilise tous les formats et se laisse étendre sous toutes les coutures. 🙂
Au boulot l’artiste ! Jusqu’à la fin des textes
Mais le charme continue d’opérer, et l’on aime la sincérité de l’artiste, ses accents de vérité, sa spontanéité et sa force créative…
Oh, mais, j’aimerais bien moi pouvoir vous donner un baiser sur le front pour vous l’arracher…non, non, pas le front, voyons, mais le tableau 🙂