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Aujourd’hui, je publie un texte que j’avais écrit pour la Ronde du 15 novembre dernier, autour du thème « figure/s », publié ce jour-là sur le blog JFrish de Joseph FRISCH.
G.M.

Antonio Donghi. In villeggiatura

Des figures… humaines

« Comme autant d’arbres constellant le paysage des paradis perdus de notre enfance et jeunesse, les figures du père et de la mère avec celles des grands- parents, des tantes, des oncles et des cousins aînés ne sont pas forcément les seules qui ont assisté avec bienveillance et curiosité à l’évolution de ma personnalité en me « donnant l’exemple », comme l’on dit, ou alors en me proposant un chemin plus accidenté, pour ainsi dire « hérétique » qui m’a donné la chance de respirer le souffle de la liberté et de la beauté. Je suis doublement redevable à ceux qui m’ont appris à respecter le travail et le sacrifice nécessaires à bâtir et entretenir toute petite ou grande communauté humaine, en me fournissant en même temps les outils indispensables pour apprendre moi-même à reconnaître et aimer la beauté dont la nature, la poésie et l’art nous font cadeau… »
Après avoir écrit ces premiers mots, j’étais déjà fatigué et même épuisé. Les figures qui se promenaient parmi les bancs lançaient de temps en temps des regards désolés et impatients aux collègues installés derrière la chaire : est-ce qu’on avait bien choisi le sujet du thème en classe ?
À mon avis, c’était tout à fait inhabituel de condenser l’énonciation du devoir en classe en un seul mot : « figure ». Bien sûr, cela a été dit, on peut décliner ce substantif jusqu’au pluriel. Et ils ont bien fait à le préciser, parce qu’en fait ce serait inexact et trompeur de se borner à une seule figure hiérarchiquement posée sur un trône comme un roi absolu. Mais ils auraient pu mettre une explication, nous donner quelques repères en plus… Heureusement, Giuliano Manacorda, mon professeur d’histoire, nous a rassurés sur ce point : « ne songez surtout pas à Napoléon ou à Garibaldi ! Vous seriez obligés de fantasmer aussi autour de leurs figures d’exilés et de leurs îles… » avait dit le professeur d’un ton complice.
« Oui, c’est ça, avait ajouté Antonia Cellini, professeur d’histoire de l’art. Il faut s’éloigner de l’idée de l’icône ou de la représentation sacrée, même s’il s’agit bien évidemment de figures ayant eu un rôle très important dans les différentes civilisations ! »
Mon voisin de banc voudrait me montrer une illustration scandaleuse dont il s’est procuré une copie : un tableau, très fameux, d’un peintre nommé Courbet.
« Mais tu vas trop vite aux conclusions, je lui rétorque. Si Manacorda a la même vision laïque et anticonformiste que la Cellini (descendant, fort probablement, de l’excellent sculpteur Benvenuto Cellini…), cela ne veut pas dire que le professeur Pagani ou la Rizzo, par exemple, malgré leur approche respectivement mathématique et scientifique, soient-ils d’accord pour développer le thème de la figure à partir de la transgression comme principe fondateur ! »
Me voyant discuter de façon audible avec mon camarade, le professeur d’italien, Steno Vazzana, nous a rappelé Dante et l’Arioste :
« Vous devriez savoir que ces deux maîtres absolus de l’écriture figurative ont soumis leur talent visionnaire et débordant à l’intransigeante discipline de la musique des mots, ayant enfin le but de célébrer la dignité de l’homme et son devoir de se dépasser ! » Puis, il s’est approché de mon oreille — suscitant immédiatement la jalousie de toute la classe — et m’a soufflé un conseil : « souviens-toi de la métaphore ! »
Rouge de honte, je remets mon nez sur la feuille déjà chiffonnée et très peu présentable, mais je ne trouve pas une bonne métaphore à laquelle m’accrocher. Je reprends donc mon vagabondage à tâtons : est-ce qu’il existe une figure qui ne s’inscrit pas dans une enceinte de forme rectangulaire, ou, plus rarement, ronde ou ovale ?

Mon père au musée

« Mon père m’a transmis l’amour pour la musique et une certaine curiosité pour le dessin. Ma mère – goutte après goutte – m’a appris l’amour pour les trésors cachés dans les églises, les musées et les villes anciennes et aussi le goût pour les étoffes, les papiers colorés. Elle faisait de son mieux pour chercher tout ce qui pouvait rendre, par la beauté d’une petite lumière inattendue, plus supportables notre austère foyer et notre façon de sortir, dignement habillés, dans le monde… Donc, j’ai été élevé surtout par l’exemple… »
J’avais fini d’écrire ce mot, « exemple », quand il s’est produit dans la salle un vacarme inattendu : sans saluer personne, mon ancienne professeur de français, Hortense Lamy, au milieu des applaudissements de ses élèves les plus dévoués, s’est rapprochée de moi :
« Écoute, mon enfant, j’ai une surprise pour toi : te souviens-tu de Cyrano de Bergerac ? Il a le même nez que ton professeur de mathématiques et le même cœur que celui de lettres… Il va t’aider ! »
« À côté des figures en chair et os que nous avons appris au fur et à mesure à reconnaître et aimer, avant de les installer dans notre « cosmos affectif », elles sont innombrables les figures qui nourrissent notre imaginaire de lecteurs : voilà ce que Cyrano a eu la bonté de me dicter… En fait, ajoute-t-il, si la poésie peut très bien dessiner ou peindre par les mots et leur musique les figures humaines, en les rendant immortelles, la peinture et les arts visuels en général ont la faculté de fixer l’esprit et l’âme du sujet représenté, en l’inscrivant dans des décors plus ou moins adaptés… »
« Il faut d’ailleurs bien situer la figure par rapport au paysage, ai-je ajouté, en empruntant mes réflexions à la farine de mon propre sac. Si le paysagiste a l’ambition de décrire analytiquement ou saisir au vol un coin de monde qu’il aime et découvre en même temps, le peintre de figures s’engage à « zoomer » des parties privilégiées, des scènes où d’habitude la figure humaine s’installe au milieu : des scènes où l’on racontera-évoquera synthétiquement un événement ou, symboliquement, une histoire… »
J’étais finalement en train de me caler dans le thème le plus intéressant de mon devoir, quand je me suis aperçu d’un rire suffoqué, éclaté sur mon côté entre mon camarade et Cyrano. Ce dernier regardait obliquement la reproduction en noir et blanc de l’œuvre incontournable de Courbet, tandis que mon camarade insistait à dire qu’il n’y a pas d’art sans transgression. Cyrano avait lui aussi visité la Cappella Sistina et connaissait tout ce que Michelangelo avait dû endurer avec ces corps nus… Il avait aussi entendu parler du Caravage et de sa profonde rébellion contre l’hypocrisie des scènes sacrées aux visages sans aucune personnalité. Certes, le Caravage avait en lui une certaine violence… cependant, de sa brusque révélation de la vérité jaillissait une telle beauté !
« La figure étant toujours révélatrice d’un choix, d’une volonté de représentation fidèle ou déformée, ai-je vite écrit dans l’espoir de réussir enfin à dire, avant le son du tocsin scolaire, quelque chose de correct. On peut passer de la figure charismatique à la caricature, de la vision décalée à l’expression transgressive… voilà pourquoi la figure humaine a été toujours soumise au jugement des communautés les accueillant ou les rejetant en fonction de leurs différentes mentalités et cultures … Voilà pourquoi en certaines sociétés l’on arrive même à considérer les figures humaines comme autant de chevaux de Troie ayant pour but la destruction de leurs convictions et usages…»

Paolo Merloni, Mon arrière-grand-père au bureau, acrylique sur toile, 2005

En me réveillant de ce rêve « instructif » qui virait déjà au cauchemar, j’ai commencé à regarder d’un œil différent le petit tableau qu’avait fait mon enfant Paolo lors de sa première exposition, consacrée au thème de la famille. Comme vous pouvez bien le constater, il était parti de la photo en noir et blanc de la figure paternelle la plus charismatique dans notre famille et l’avait petit à petit transformée. Sa transgression n’a rien à voir avec la série de photos de Marilyn qu’Andy Warhol avait ressuscitée comme héroïne de la répétition. Mon grand-père Giovanni, par le biais des couleurs tout à fait inédites que Paolo avait choisies, semble se réjouir des caresses moqueuses de son arrière-petit- fils tandis qu’il demeurerait probablement ennuyé entendant lire des tomes autour de sa vie extraordinairement vivante et de sa mort ordinairement triste.

Giovanni Merloni