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Vital Heurtebize et Jean-Yves Lenoir

Au-delà de la vitre, est-ce la mort une chose vivante elle aussi ? 

Ces petits papillons, qu’on appelle éphémères,
Que nous dis-tu, poète ?
Qu’un bénitier de pierre,
Dans le froid, dans la glace, a retenu leurs ailes.
De mes aïeuls sont-ils, – ô mon père, ma mère,
Les ombres immortelles ?

Jean-Yves Lenoir, dans « Pardi ! », La Nouvelle Pléïade, 2017 (page 7)

Vital Heurtebize et Jean-Yves Lenoir

Les rencontres poétiques au Hang’Art (Paris 19e) se font de plus en plus intéressantes, passionnantes et, sans doute, pour ceux qui y auront participé, mémorables. Vendredi 23 novembre 2018, dans un coin tranquille de ce vaste local auprès du bassin de la Villette, d’habitude accaparé par les jeunes gens en quête d’insouciance, Vital Heurtebize et les Poètes sans frontières ont accueilli Jean-Yves Lenoir, écrivain, poète et homme de théâtre reconnu depuis plus de quarante ans.
Acteur, metteur en scène, enseignant la diction et l’art dramatique, Jean-Yves Lenoir dirige la compagnie de théâtre Le Valet de Cœur à Clermont-Ferrand. Ses passions : Molière, la langue française et son évolution au cours de l’Histoire.
Auteur de pièces de théâtre, de nouvelles, d’essais et de plusieurs recueils de poèmes, Jean-Yves Lenoir a été invité pour nous parler de son dernier texte poétique : « Pardi ! », publié en 2017 par la Nouvelle Pléiade

Jean-Yves Lenoir et Claire Dutrey

Je regrette vivement de n’avoir pas eu le réflexe d’enregistrer : d’abord la conversation entre Vital Heurtebize et Jean-Yves Lenoir ; ensuite la vive voix de Claire Dutrey qui nous a fait cadeau d’une lecture touchante et très intelligente des extraits les plus significatifs du livre ; enfin le débat entre l’invité et les poètes présents où l’on a pu apprécier à fond l’humanité et la grande sincérité de cet Auvergnat d’adoption qui nous a parlé comme à des amis, sur le fond d’une question ancestrale qui tôt ou tard frôle l’imagination de l’être humain.
Un jour, nous serons accoudés au dernier balcon de la vie, ou, si l’on veut croire à la voix de Claire — qui donne au mots de ce poète une résonance particulièrement mystique, douloureuse et apaisée à la fois —, en regardant la pluie à l’encre violette qui coule lourde ou légère, nous imaginerons de dialoguer avec des êtres invisibles qui nous attendent au-delà de la vitre. Ou alors de dialoguer avec la mort comme s’il s’agissait d’une nouvelle vie :

L’automne a ses couleurs de chasselas.
Ce sont pourtant des gouttes violettes, presque noires, qui tombent sur ma fenêtre.
Violettes, presque noires : encre violette, lourde, collante, comme le goudron qui, chaque année, revêtait la coque de notre barque.
Sur l’Indre.
Ces gouttes m’indiquent de me préparer. Je pose un genou sur les carreaux du dallage. Confessionnal ?
— Debout ! dis-je. Pas de genou sur les carreaux du dallage, il y a trop de fierté en moi ! Debout !
Je reste droit : droit devant la fenêtre, droit embarrassé de mes bras comme je l’ai toujours été, un peu ridicule.
— Sais-tu que tu es un peu ridicule ?
Les gouttes sont épaisses. Elles dessinent des formes qu’il m’appartient d’interpréter. Je n’ai pas le temps d’interpréter, je dois faire ma toilette. La grande toilette du dimanche dans la bassine en fer, nu devant la fenêtre.
— Et si l’on me voit ?
— La pudeur n’est pas de mise.
Je remercie le Créateur de m’envoyer ces gouttes d’encre violette presque noire, annonciatrices du départ.
— Je ne prendrai pas de valise.
Que mettre dans une valise ? Un brin d’herbe ? Un brin d’herbe fragile qui, sur le trottoir, perce le goudron ?
— Le goudron ! Les gouttes d’encre.
Ou bien quelques pivoines ébouriffées sur leur vase ?
Ou bien une marqueterie de pierres dures, un huile sur toile de Jean-Baptiste Monnoyer ?
Il y a belle heure que j’ai laissé de côté ces objets qui m’étaient chers. Il me suffit de savoir chantonner la symphonie en sol mineur et murmurer pour moi-même :
— « Non. L’amour que je sens pour cette jeune veuve Ne ferme point mes yeux aux défauts qu’on lui trouve… »
Les gouttes d’encre s’épaississent sur la fenêtre.
Autrefois, sur le banc de la petite école, ma voisine, Janine, émaillait ses dictées de gouttes d’encre violette.
— Des pâtes ! Ça cache les fautes, murmurait-elle en riant.
Cacher les fautes ! Toute ma vie, j’ai eu la sensation d’être observé, d’être coupable sous le regard. Toute ma vie j’ai caché des fautes imaginaires.
Je m’en vais, je pars. Je ne prends à la main qu’un cartable.
— Créateur, dites-moi qu’il y aura là-bas chez vous, des dictées à l’encre violette ! Oui ! S’il vous plaît !
Vite un cahier de quatre-vingt-seize pages, à grands carreaux, à grande marge. Et une trousse d’écolier.
Je suis prêt.

Jean-Yves Lenoir, « L’encre violette », dans « Pardi ! », La Nouvelle Pléïade, 2017 (pages 11-12)

« Je suis prêt » ! conclut sereinement Jean-Yves Lenoir.
Dans un de ses poèmes les plus touchants, Vital Heurtebize parvient à la même disposition d’esprit :

L’existence n’était qu’une entre-parenthèse :
je la quitte aujourd’hui sans regret ni rancœur.
Sachez que nul fardeau désormais ne me pèse :
Je retourne à ce monde… Eh ! la joie dans les cœurs !

Vital Heurtebize, « Eh ! la joie dans les cœurs ! », « Sur les Parvis du Temple », La Nouvelle Pléiade, 2018, page 88.

Au bout de sa riche production poétique et de sa vie d’homme engagé dans la transmission des valeurs de la culture et de la solidarité, Vital Heurtebize nous propose enfin une conception « religieuse » de la mort, qui ne se sépare jamais de l’idée du dépassement de nous-mêmes et donc d’un chemin d’élévation de l’esprit et de l’âme qui nous amène à Dieu une marche après l’autre : une sorte d’itinéraire « de l’esprit (et de l’âme) vers Dieu » comme celui que proposa de son temps Saint Bonaventure aux philosophes chrétiens.
La vision philosophique et humaine de Jean-Yves Lenoir ne s’éloigne pas beaucoup de cette même idée d’un escalier entre terre et ciel qu’il faut grimper si l’on veut « grandir et apprendre la vie » jusqu’à la dernière minute qui nous est accordée.
Suivant ses mots, l’aspiration profonde de Jean-Yves est celle de pouvoir continuer à dialoguer avec lui-même tout en s’interrogeant sur le mystère de la beauté qui nous entoure : « Qui a créé cela ? » dit-il, s’accompagnant d’un geste efficace à l’intention du bassin de la Villette, de son ciel lumineux, de ses passants insouciants, de ses arbres et ses barques…

Au-delà de la vitre, est-ce la mort une chose vivante elle aussi ? En fait, on ne demande au ciel que de mourir en paix, de protéger notre mort individuelle par la survie heureuse de ceux qui nous entoureront au moment du départ. On s’attend du Ciel — ardemment et silencieusement dans notre for intérieur — qu’il garde sa beauté et ses bienveillants caprices pour que la sagesse et l’amour chez les humains ne cessent pas de prévaloir sur la bêtise et la haine.

On me dit que les nuages ne transportent plus l’automne.
Ni la pluie.
La pluie d’automne, et son chlorure de sodium, ses molécules de zinc que la gouttière posait jusque sur ma langue.
Les nuages : de grands paniers d’osier, embellis de crayons de couleurs. « Du bleu, du rose, du blanc, du vert, du blême », récite le poète. Dans une trousse, avec une fermeture Éclair.
— Une fermeture à glissière, rectifiait ma mère.
Dans un étui, dans une boîte en fer, dans une boîte en bois à tirette et encoche !
Alignés, crayons de couleur, en bois, que je m’interdisais de tailler afin qu’ils restent unis toute leur vie : douze, dix-huit, vingt-quatre.
Ils transportaient des bancs de cire et des prières. Je priais. Oh ! oui,je priais, quand les nuages transportaient des missels et des pages dorées et des signets de soie. « Mon Dieu, faites que, mon Dieu, faites que…, s’il vous plaît. »
Je n’oubliais jamais . « S’il vous plaît ». Car les nuages d’automne, si disciplinés dans leur voyage depuis l’océan, m’enseignaient la courtoisie. J’aimais la courtoisie des nuages et cette révérence qu’ils dansaient juste au-dessus de moi, lorsqu’ils se rencontraient et fusionnaient.
J’aimais leurs parfums de cire et de bougie mêlés : bien sûr ! puisque j’étais agenouillé sur notre banc d’église. Parfum de laiton de la petite plaque vissée dans le dossier du banc : « Famille Duchêne-Huault ». La terre grasse – déjà les champs sont boueux, déjà quelques flaques creusent l’allée de la forêt : c’étaient les paysans, par leurs brodequins, qui portaient la terre grasse sur le dallage de l’église. Et cette espèce d’herbe mouillée, parfum de chanvre sous les statuettes de stuc, sous l’harmonium, nitrate de potassium, salpêtre.
Une champlure sur les mains de mon père qui rentrait de la cave.
Un savon chaud enveloppant ma mère, des pieds à la tête. Ma mère, disais-je, est un chaudron de lessive à elle seule.
— S’il vous plaît.
Et chacun des nuages en forme de grelot, — Tu sais bien, Janine, les grelots qui vibrent sur les tiges des graminées, — Les amourettes ! — Les amourettes, oui, que je cueille, que j’assemble, en un bouquet pou toi.
On me dit pas que les nuages ne transportent plus l’automne.
Ni la pluie.
On me dit.
Que c’est à moi, vieil homme, d’inventer les nuages de l’automne,
et d’inventer la pluie.
C’est à moi, vieil homme, de coller sur le ciel des gommettes de couleur, du bleu, du rose, du blanc, du vert, du blême.
De crayonner,
d’écrire sur le papier des gouttes de pluie.
On me dit.
Des gouttes de pluie d’automne.
S’il vous plaît

Jean-Yves Lenoir, « On me dit » « Pardi ! », La Nouvelle Pléïade, 2017 (pages 76-77)

Christian Malaplate

Jean-Baptiste Besnard

Aujourd’hui, le thème de la disparition va devenir moins une question individuelle que l’annonce d’une mort collective, où le constat d’un analphabétisme de retour attaquant et meurtrissant les valeurs fondatrices de notre société s’accompagne dramatiquement au spectacle quotidien de « guerres qui n’ont rien su apprendre de l’Histoire » et d’actes violents contre l’humanité et sa culture :

Hiver à voyagé depuis l’enfance,
Charriant ses pierres et ses copeaux de givre. Ses dentelles de glace sur l’ourlet des chemins. Ses ruisseaux grossis de glaise, couleur d’écorce lorsqu’un fil de lumière traverse les nuages.
Voyagent les chemins, les raizes boueuses où le soulier se prend au piège, voyagent aussi les terres durcies dans les champs recouverts d’herbe rase séchée.
Craquement sous la semelle.
Allons ! l’odeur de terre et d’herbe est venue jusqu’au soir, convoyant avec elle l’odeur antique de cave. Jusqu’au soir, cette odeur antique de cave, qui mêlait la roche et le vin, les tonneaux, les outils de charronnage, l’humidité suintant des parois.
Voici, incertain parmi les campagnes et les brumes, imaginaires peut-être, les logis allongés, faisant l’amour sans fin, sans repos, tandis que les fosses rondes, presque parfaitement rondes : il en est ainsi d’Hiver qui dessine la géométrie, invoquent le silence. Deux touffes de joncs — Hiver méticuleux rectifie : trois touffes de joncs et des bouquets de chêne et des claies de peupliers fiers, plats, décharnés célèbrent ces vêprées.
Trop d’adjectifs, pensé-je, me relisant. L’hiver est nu.
Nu !
Et froid.
Ce sont des campagnes et des brumes rassurantes.
Rassurantes puisque j’entends une voix qui chuchote :
— À quoi bon, là-bas, ce tumulte des hommes de ce monde, ces guerres qui n’ont rien su apprendre de l’Histoire ? On les appelle aujourd’hui terrorisme, fanatisme, extrémisme et l’on redit « guerres de religion » !
Voix de Voltaire ? De Dieu ? De Non Dieu ?
Rassurantes puisque Hiver a voyagé depuis l’enfance.

Jean-Yves Lenoir, Hiver à voyagé depuis l’enfance, « Pardi ! », La Nouvelle Pléïade, 2017 (pages 27-28)


Le thème de l’au-delà chez les Poètes sans frontières

Si j’avais su garder une trace plus précise de la rencontre de vendredi 23 novembre, j’aurais pu mieux exploiter la tâche de relater le fond de ce « discours » que nous ont confié à l’unisson la verve irrésistible de Vital Heurtebize, le charisme de Claire Dutrey et la « présence contagieuse » de Jean-Yves Lenoir.
Ce qui a rendu particulièrement intéressante cette rencontre, en plus de l’ancienne familiarité et amitié entre Vital et Jean-Yves ce fut donc la coïncidence thématique qui était aussi une correspondance d’états de l’âme et de l’esprit entre ce « Pardi ! » de Jean-Yves Lenoir et « Sur les Parvis du Temple » de Vital Heurtebize, tandis que chez les Poètes sans frontières on ressentait encore vif et vibrant l’écho d’un troisième livre : « En état d’urgence » de Jean-Noël Cuénod, qui pose la même question en l’inscrivant de façon encore plus explicite – s’inspirant sans doute à une conception de l’au-delà laïque et matérialiste, très proche de celle de Diderot – dans les sombres décors du Paris au lendemain du Bataclan et des meurtres en chaîne d’une nuit de massacre.

Jean-Noël Cuénod

Dans ce texte émouvant et forcément amer, Jean-Noël Cuénod choisit des mots très efficaces et poétiques à la fois pour exprimer son désespoir profond au sujet de la mort collective s’échouant dans un « bilan » :

Dans les sillons du ciel
Homme petit homme
Tu as semé tes larmes

Creuse creuse creuse
Ta tombe tu tombes
Tu tombes
Dans le sein moelleux puant
De la sous-terre

Tu te terres
Te taire
Tu n’es qu’un bruit qui fait tinter
Le silence

Jean-Noël Cuénod, « Bilan », dans « En état d’urgence », La Nouvelle Pléiade, page 44.

Est-ce une coïncidence ? Rien qu’en deux mois, entre le 21 septembre et le 23 novembre quatre poètes — Vital Heurtebize, Jean-Noël Cuénod, Jean-Yves Lenoir et Jean-Baptiste Besnard (qui dans son « Au fil des ans » ne s’est montré pas moins sensible à ce même sentiment de catastrophe imminente) – se sont rendus dans un endroit on ne peut plus parisien, le bassin de la Villette, l’un des lieux-témoins de l’identité de Paris et de sa lutte acharnée pour exister au jour le jour, en dépit de toutes les intrigues et les fanatismes qui voudraient l’écraser en le défigurant, et ils ont ajouté leurs voix sensibles et inspirées à la question de notre au-delà, dévoilant bien sûr des conceptions philosophiques assez différentes, mais ouvrant la voie à un discours commun.


Olivier Lacalmette

Nous vivons à l’époque d’une profonde déception morale et culturelle, notamment vis-à-vis de ce monstre technologique et financier qu’on appelle « croissance », amenant chez quelques-uns une richesse exagérée et éphémère, tandis que la plupart des citoyens du monde se retrouvent coincés dans la détresse et la solitude.
Les « guerres de religion » ne sont alors qu’une des innombrables facettes de l’action destructrice de ce monstre technologique et financier qui semble désormais échapper au contrôle des nations : même si, de toute évidence, « les Rois sont nus » les plus graves outrages aux principes de justice et d’humanité ne font plus scandale ! À toutes les latitudes, les Rois, même nus, ne cessent pas de diviser leurs peuples pour les neutraliser et leur imposer un pouvoir absolu et aveugle. Même en France, l’ancienne République dont nos ancêtres nous ont fait cadeau au prix de leur sang semble avoir oublié ses règles de démocratie, ses contrepoids aux excès de pouvoir, son esprit de solidarité et de respect pour chaque citoyen. Et les citoyens, abandonnés à eux-mêmes par le manque de réponses cohérentes de gouvernements soi-disant démocratiques, cognent contre l’impuissance de leur indignation, de leur insoumission même…
Tout cela nous fait bien comprendre que personne ne prendra sérieusement en charge les problèmes de la planète, à commencer par le changement climatique. Notre disparition personnelle s’inscrit désormais dans une période vraiment néfaste où la violence de l’accumulation du pouvoir et de l’argent — tout en amenant la disparition des saisons avec des profonds changements physiques des lieux que nous avons appris à aimer —, ne fera qu’accélérer les procès de migration des peuples d’une partie à l’autre de la planète.
« Que restera-t-il de tout cela ? Dites-le moi ! »

Les grands hommes, par le sacrifice de leur vie, consacrée à la création et à la transmission de pensées profondes et généreuses imprégnées de beauté, laissent une trace et des preuves de leur passage dont la postérité ne devrait jamais se passer. C’est dans une telle transmission que réside le peu d’éternité qu’on peut soustraire à l’oubli d’un monde qui change continuellement, avec ce réflexe incorrigible de tout détruire et rien ne respecter de ce que les générations précédentes nous ont confié…
Heureusement, dans la postérité, on découvre toujours l’existence de terrains fertiles et de personnes animées, au contraire par un très sain sentiment de conservation : il ne s’agit pas seulement des œuvres connues et inconnues des artistes et des poètes en grand nombre qui nous quittent sans avoir eu le temps de nous faire connaître la totalité de leurs trésors, mais aussi de leurs pensées intimes et secrètes : elles sont très importantes pour achever enfin le portrait de ces hommes grands et pour compléter aussi la fouille passionnée de leur œuvre.
Au-delà de toute croyance, celle qu’énonce Ugo Foscolo par ses vers merveilleux serait en fait ma propre religion : celle de faire tout le possible pour que les traces excellentes de chaque civilisation soient gardées et remémorées pour que la sagesse et l’amour demeurent, soustrayant à l’oubli la beauté de la vie avec la saveur du temps où elle s’est déroulée au présent.

« A egregie cose il forte animo accendono
l’urne de’ forti, o Pindemonte; e bella
e santa fanno al peregrin la terra
che le ricetta. »

Ugo Foscolo, « Dei sepolcri »

(« Devant l’urne des forts, ô Pindemont ; et belle
Et sacrée elle fait au pérégrin la terre
Qui les recueille… »

Ugo Foscolo, « Les tombeaux, traduction de Gérard GENOT sur Chroniques italiennes n. 73/74, 2-3 2004.)


À la rencontre de M. Molière et M. Voltaire avec Jean-Yves Lenoir

La perception de l’au-delà qu’on reçoit après la lecture de « Pardi ! » de Jean-Yves Lenoir est très proche de celle d’Ugo Foscolo. L’auteur et metteur en scène serait peut-être d’accord pour ressusciter dans un théâtre « Les dernières lettres de Jacopo Ortis », ce magnifique poème proto-romantique en prose consacré au déchirement et à l’exil qui fut de son temps l’objet d’un silence assez brutal et souffre encore, à l’étranger et notamment en France, d’une sous-évaluation vraiment incompréhensible.
Tandis que des oeuvres comme celle-là demeurent ensevelies et destinées à l’oubli, que restera-t-il des tourments et des passions intimes qui y sont dévoilées ?
Que deviendront-elles les traces indélébiles qui sillonnent notre corps, quand celui-ci ne sera plus là ?
Jean-Yves Lenoir, un poète très sensible qui sans hésitations se déclare heureux — parce qu’il a eu la chance de consacrer sa vie au théâtre, où il a pu exploiter jusqu’au bout sa personnalité d’artiste tout en nourrissant son amour inébranlable pour la langue française — s’interroge pourtant sur le sens ultime de l’existence lorsqu’on atteint le moment de l’extrême bilan.
Qu’y a-t-il au-delà de la frontière invisible séparant les tourments et les passions de la vie du néant de la mort physique ?
La petite trace de notre passage, le souvenir ou la preuve de nos œuvres, avec les traits flous de notre figure unique, dont quelques-uns se souviendront et d’autres demeureront intrigués ?
Rien que cela ?

Après ma deuxième lecture de « Pardi ! », je crois avoir décrypté en cette « question de l’au-delà » pas seulement une interrogation sur l’éventualité d’un « après » de l’âme. J’y vois aussi un souci tout à fait humain, s’adressant à ceux qui resteront.


Il s’agit d’ailleurs d’un souci que je partage tout à fait parce qu’en fait tout cela se déclenche avec la sensation extrêmement douloureuse d’un manque primordial, d’une occasion ratée. Une sensation d’autant plus pénible que c’est un poète et homme de théâtre qui a été depuis toujours porté à la narration et à la réflexion. Quel est le souci qu’on dénoue et qu’on aime au bout de l’agréable et merveilleuse lecture du texte de Jean-Yves Lenoir ? Le souci de n’avoir pas tout dit ? Certes, c’est déchirant de n’avoir pu prolonger un peu leur vie et de quelque façon l’éterniser en la racontant, surtout pour ceux qui auraient été en mesure de le faire, et, comme le disait Gabriel Garcia Marquez, découvrent qu’ils ont vécu leur vie justement avec le but de la raconter. Mais je ne crois pas que ce poète qui ose scruter le mystère de la mort au-delà de la vitre s’inquiète vraiment de n’avoir pas eu le temps de confier quelques-uns de ses joies et tourments secrets à la postérité. Je pense qu’il s’inquiète surtout du dialogue, qu’un jour devra s’interrompre, avec ses interlocuteurs intimes et privilégiés, c’est-à-dire ses maîtres adorés, soient-ils des philosophes comme M. Voltaire ou M. Diderot ou des hommes de théâtre, comme M. Molière… Est-ce qu’il les rencontrera, encore, au-delà de la vitre noircie par les encres violettes ?

Giovanni Merloni