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Giovanni Merloni, La précieuse, 2019
Comme un ours en été…
Tout à fait innocemment, sans avoir envie de me blesser, voire de casser mon équilibre, quelqu’un m’avait persuadé que cela ne marchait pas. Quelqu’un que j’avais moi-même sollicité, bien sûr.
Quand on a affaire à un jugement ayant en lui-même quelques lueurs de vérité, cela peut déclencher en nous une foudre ou alors une bombe à retardement, destinée à exploser rien que deux ou trois jours après cette espèce d’euphorie de la vérité qui nous avait provisoirement rendus insouciants et courageux.
Cela est relativement important si notre château de sable, qu’un seul souffle de vent a anéanti, avait été auparavant construit et embelli avec la patience et l’amour d’une vie entière… Ce qui compte c’est découvrir, amèrement, qu’il s’agissait d’un abri inadéquat : accueillant pour nos personnages et nos rêves les plus hardis ; très inconfortable pour les exigences et les impatiences de ses visiteurs. Ou alors s’agissait-il d’un personnage, fort ressemblant à nous-mêmes, auquel on avait de but en blanc enlevé le permis de séjour, l’obligeant à traîner dans la menace d’être renvoyé là où personne n’en voulait plus de lui…
Il m’est arrivé plusieurs fois de ma vie d’avoir cette furie, ce besoin spasmodique de savoir…
En mars 1985, j’étais avec mon frère et ma sœur au rez-de-chaussée du Policlinico, un grand hôpital structuré par pavillons, moderne pour son époque, situé en face de la cité universitaire sur viale Regina Margherita, un boulevard assez austère qui mène au cimetière monumental du Verano. Ma mère ne sortait pas du bloc opératoire et l’on nous avait dit que le professeur paraîtrait de l’un de deux ascenseurs de l’entrée. Je n’oublierai jamais la tension de cette attente et ma ténacité désespérée d’être là, à la rencontre de la vérité. Pour une étrange coïncidence, le nom du chirurgien illustre était Piaz… tandis que Pia c’était le prénom de ma mère. Un prénom que mes aventureux grands-parents Agata et Alfredo avaient emprunté à la fameuse Porta Pia de la brèche, ma mère étant née à Naples en juin 1913 et n’ayant que quatre mois quand on la porta à Rome avec Maria, sa sœur aînée, comme prévu…
Cependant, le docteur Piaz ne pouvait rien faire de plus. Après une intervention de quelques heures, ma mère pouvait vivre encore quelques mois, mais elle était condamnée. C’était le même mot insupportable qui avait emporté mon père, s’associant encore une fois à un autre mot inexorable. Je me souviens bien d’avoir adressé la parole au chirurgien tandis que mes frères s’approchaient aussi… Et cette réponse, débitée de façon brusque sinon carrément brutale, agit immédiatement sur nos visages, jusque-là colorés de cet infime espoir auquel on essaie de s’accrocher… celui d’être arrivés à temps pour la sauver. À l’unisson, en un seul instant, nous fûmes contraints à regarder la mort dans les yeux. Nous sortîmes dehors, à la recherche d’un banc où nous asseoir…
On ne se sépare jamais de son propre père ni de sa propre mère. Ils sont toujours là, nos juges bienveillants, nos tendres interlocuteurs qui se laissent reprocher pour de petites interdictions ou d’imperceptibles manques de confiance en nous. Cependant, comme on dit, tout venait du cœur, tout était fait pour le bien, avec l’esprit d’un partage profond qui jamais ne se décollait du respect de la diversité et l’unicité de chacun de nous trois. Toujours est-il que je me suis vivement battu pour emboucher et poursuivre ma route à moi, même contre ce que mes parents auraient voulu… tout en leur obéissant, tout en leur donnant la dernière parole.
Et voilà que cette route est constellée de petites gloires ainsi que de grandes renonciations, d’enthousiasmes et de grandes incertitudes. Il s’agit d’un parcours de guerre où je ne me suis guère épargné, m’adonnant sans trop me protéger à une confrontation continue et acharnée avec d’autres gens de tous les âges, sexes et conditions au bout de laquelle je suis sans doute la conséquence d’une séquelle infinie d’influences subies ainsi que de réactions à tout ce que j’ai moi-même, plus ou moins inconsciemment, voulu transmettre.
Quitte à me voir de temps en temps forcé à prendre le temps de me lécher les blessures loin de tout radar, la vie, heureusement, a été assez clémente avec moi, en me faisant cadeau d’une insoupçonnée capacité de renaître, de tourner la page et de partir enfin vers de nouveaux horizons.
Sans me soucier de voir jusqu’où mon amour était partagé, je m’étais immergé dans une étrange liaison, assez unilatérale, avec la ville de Bordeaux, entamée un jour d’été de 1991 quand j’entendis pour la première fois en magnifier les beautés et peut-être terminée le jour où la voix de Stendhal m’est arrivée comme celle d’une mère m’octroyant doucement une possible voie de fuite. Je trouverai cette phrase lumineuse et l’ajouterai sans doute ici : l’un de mes écrivains préférés m’expliquait finalement que cette ville profite depuis longtemps d’un statut spécial par rapport aux autres villes de la France et y demeure accrochée telle une belle femme indifférente ayant trouvé la formule pour ne pas souffrir.
Je n’ai cessé pour autant de travailler à mon livre, à m’acharner pour que ma langue française devienne une langue audible et bien sûr une langue capable de se faire entendre, m’ouvrant les portes de cette ingrate bien aimée.
Et je ne suis pas sûr que mon roman est malade, affecté par une forme de « cancer » des livres avec le soupçon redoutable d’une « métastase » en cours.
Je suis convaincu du contraire : il est bien vivant mon grand livre ouvert. Il a juste besoin de se promener un peu sous le ciel du printemps pour retrouver ses forces et redonner envie à ses personnages de se battre…
Voilà mes amis que je vous ai raconté ce qui s’est passé pendant une assez longue période d’hibernation. Maintenant, accoudé au balcon de mon boulevard tout à coup printanier, je me découvre une étrange envie de danser, de monter sur une trottinette pour découvrir le « réseau » des deux roues parisiennes. Après des mois de léthargie profonde, je cesse d’être une taupe et me découvre joyeux comme un ours en été…
Giovanni Merloni
bravo ! quelles bonnes nouvelles !
Si je croise un ours boulevard de Magenta, je ne changerai pas de trottoir ! 🙂
(Belle couverture illustrée…)
Un seul souffle de vent suffit souvent à anéantir des mondes !
… lorsqu’on peut enfin dire.
(Merci du partage)