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Giovanni Merloni, L’étrange histoire, acrylique sur carton
50 x 65 cm, 2019
Au beau milieu des nymphéas pourris
Dans une autre vie, Elle avait été un petit galet gris, doré par les premières lueurs de l’aube.
Ce caillou silencieux, récalcitrant et pourtant fidèle demeurait hier dans ma main et s’y abandonnait avec confiance et dévotion. Cependant, Elle avait froid et la chaleur de ma main ne lui suffisait pas. J’écartai alors mes doigts pour que le premier soleil de Normandie puisse lui redonner les couleurs, notamment le rouge coquelicot de ses lèvres, le bleu céleste de ses yeux et l’or nuancé de ses cheveux.
Grâce aux caresses du soleil, sa silhouette grandit à démesure, portant son visage à la portée du mien, sa bouche de la mienne, mais…
« C’est trop tard, désormais ! Je dois rentrer ! Je file… » m’a-t-elle dit, le temps tout bref qu’il lui fallait pour redevenir galet.
« Tu ne m’as jamais parlé de cette fontaine ! » lui répondis-je, avant qu’il arrive ce qui devait arriver…
Pour combien de jours et d’années devrai-je me demander si c’était moi le lanceur du galet dans la fontaine boueuse ou si c’était une main invisible — celle d’un mari jaloux ? d’un fils vindicatif ? — qui avait arraché de mes mains mon trésor incommensurable pour le renvoyer avec brutale assurance au beau milieu des nymphéas pourris.
Toujours est-il qu’Elle souriait en revenant subitement à la surface, avant de trouver une halte agréable dans la petite île herbeuse dont je ne m’étais pas aperçu. Elle ne paraissait pas triste pour notre brusque séparation. Au contraire, Elle semblait prête à faire front à ses multiples devoirs cumulés, quand l’effet du caillou jeté dans l’eau se matérialisa en de typiques cercles concentriques prenant au fur et à mesure la forme de haies ou carrément de cruels remparts d’une inexpugnable citadelle fortifiée…
Giovanni Merloni
Un galet qui aurait plu à Francis Ponge… 🙂