Giovanni Merloni, « L’avalanche » huile sur toile 130×97 cm (2019)

Tandis que mes concitoyens se battent, justement, contre le projet de retraite à 65 ans, l’épouvantail du « retrait de Russie » flotte menaçant sur ma tête. Et bien oui, j’ai peur ! Si la « République en marche » va trop vite avec son « programme », de plus en plus déconnecté de la vie réelle du peuple français, la République tout court, elle ne marche pas. Elle devrait « prendre son temps », comme on dit, pour se donner les moyens nécessaires à remettre debout les pactes non écrits et les règles indispensables pour la cohabitation des uns et des autres sous le même ciel. D’ailleurs, aucune émergence ne peut justifier cet éloignement entre les citoyens et ce tout petit groupe de personnes auxquelles on a donné la chance de tout décider, parfois sans même informer préalablement tous ceux qui en subiront de plein fouet les conséquences. Même dans un sujet comme celui de la guerre.

Au-delà des Alpes, par exemple, en base à l’article 11 de sa Constitution, « l’Italie répudie la guerre comme instrument d’offense à la liberté des autres peuples et comme moyen de résolution des controverses internationales ; elle consente, en condition de parité avec les autres États, aux limitations de souveraineté cohérentes à un ordre qui assure la paix et la justice entre les Nations ; elle promeut et soutient les organisations internationales visant à tel but » : l’Italie est une nation foncièrement pacifiste, qui refuse depuis 1948 toute action de guerre envers d’autres pays. Cela ne la préserve évidemment pas des conséquences d’éventuelles actions de guerre menées par ses alliés qui font part de l’OTAN. Mais en France, le cadre est tout à fait différent : il suffit de lire l’article 35 de sa Constitution. Même si on n’y parle pas explicitement de guerre, on ne prévoit pas non plus l’obligation de soumettre à l’Assemblée Nationale les décisions que le Président a le droit d’assumer en parfaite solitude.

Je ne pense pas qu’Emmanuel Macron cherche la guerre ; tout au contraire, il l’abhorre. Mais l’absence d’un contrepoids décisionnel ne l’aide pas, je crois, à résister aux pressions de soi-disants « alliés » de la France, tels notamment les États-Unis d’Amérique. Je pense que Poutine aussi ne désire pas une guerre avec l’Occident : il l’abhorre lui aussi. Mais je ne suis pas sûr que les États-Unis soient totalement sincères lorsqu’ils déclarent qu’ils ne franchiront pas le pas.

Manifestation à Paris, boulevard Magenta

Je partage de tout mon coeur la douleur de tous les gens sensibles du monde, demeurant effrayés par la tragédie ukrainienne et tout à fait favorables à l’accueil de ces multitudes de familles obligées de fuir de leurs villes et villages sans savoir si elles y pourront jamais revenir et, dans ce cas, si elles y trouveront leur maison encore debout. Mais je trouve assez inquiétant que les États-Unis soient en train de dépenser d’immenses capitaux pour « armer l’Ukraine contre la Russie ». Pensent-ils vraiment que celle-ci puisse enfin, toute seule, gagner ? Il ne faut pas forcément « chercher le complot » pour comprendre qu’il s’agit d’une grave et bien dangereuse initiative, que Joe Biden a conçue sur la peau du peuple ukrainien tout en imposant à l’Union Européenne – traversant à présent une phase très acerbe de sa constitution politique et militaire, tandis que la crise climatique demanderait le maximum d’attention et que la pandémie de Covid-19 n’a pas encore été battue – une attitude hostile envers un pays, la Russie, qui détient l’arme nucléaire et dispose d’une force militaire assez redoutable. La télé-réalité aidant, on profite beaucoup de la sensibilité des Occidentaux envers les crimes, certes terrifiants et insupportables, perpétrés pendant cette guerre « voisine ». Et pourtant, rien qu’au cours de ce vingt-unième siècle, combien de crimes de guerre ont été commis partout dans le monde ? À l’encontre d’une longue liste de pays en guerre en ce moment même où j’écris, personne ne demande à l’Europe d’aller au-delà de la condamnation la plus résolue ainsi que de justes sanctions . Au contraire, la guerre entre Russie et Ukraine est devenue l’occasion d’une concurrence acharnée où les États-Unis sont sans doute les champions de la générosité la plus désintéressée. J’ai donc peur que cet enchaînement de petites ou grandes actions redoutables – décidées en dehors du contrôle de la part des peuples concernés – telle la fourniture d’armes de plus en plus lourdes à l’Ukraine, puisse occasionner une ultérieure, encore plus terrible et plus proche, avalanche de mort.

J’espère que mes amis pardonneront les propos que j’ai laissé libres de franchir les limites auxquelles devrait se tenir un observateur comme moi, qui n’en a pas la compétence ni le droit. Je suis un écrivain italien installé à Paris depuis quinze ans à peine, qui se considère pourtant comme citoyen de ce pays dont il partage avec enthousiasme la culture et l’esprit aussi joyeux qu’intransigeant. Cependant, mes propos avaient un but : celui de mettre ma « sensibilité d’écorché vif attaché à la vie » et mon « oeil extérieur » au service d’une réflexion citoyenne qui relie finalement la lutte politique et syndicale pour une réforme positive du travail et des retraites à la « guerre pour la paix ». Une paix durable, qui règne enfin dans un monde plus juste et solidaire, capable de relever le défi de gigantesques actions qu’il faudra concrètement mettre en place lorsqu’on s’attellera, sans doute en retard, à l’oeuvre de sauvetage de la planète.

Hasselt (Belgique), 2011

Giovanni Merloni