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« 22 juin 1938. On vit le monde grâce à l’astuce. Bien. Seuls les astucieux savent faire le mal en triomphant. Celui qui souffre de cet état de choses et qui décide de faire une cochonnerie pour se venger, pour se mettre au diapason, pour triompher, doit ne pas oublier qu’ensuite il lui faudra toujours vivre avec astuce, savoir triompher, sinon l’habile cochonnerie commise une fois par hasard ne servira qu’à le tourmenter, contrastant avec tout son état persistant de non astucieux, de non-salaud, d’inapte… » (1) Par ces mots révélateurs d’une personnalité où l’intransigeance morale ne se séparait jamais d’une sensibilité parfois désarmée et toujours désarmante, j’entame aujourd’hui une rapide incursion dans le monde poétique de Cesare Pavese, un de mes poètes préférés et sans doute mon maître.

Aujourd’hui, pour « entrer dans le vif » du personnage et de son expression poétique, je me suis borné à choisir un seul poème, fort représentatif de la personnalité artistique de Pavese, « Les mers du Sud », autour duquel on pourra successivement développer une connaissance plus approfondie de cet auteur. À partir de ce poème je me suis posé deux questions primordiales. La première question concerne la ville de Turin, théâtre prioritaire sinon exclusif de la vie et du travail de Cesare Pavese et siège de la glorieuse Einaudi. Si d’un côté le parcours littéraire et humain de Cesare Pavese — ainsi que d’Elio Vittorini, Italo Calvino, Natalia Ginzburg, Beppe Fenoglio, Franco Fortini, et cetera — serait inconcevable au-dehors de ce centre inimitable de rencontre et de propulsion culturelle en Italie et à l’étranger, ayant en Giulio Einaudi son irremplaçable ancrage, la ville de Turin est encore aujourd’hui – avec les Langhe, le lieu des rêveries d’enfance et d’adolescence du poète – même mieux qu’un musée ou qu’une « maison natale », la scène urbaine et humaine la mieux adapté à expliquer ce personnage. Comme le dit si bien Natalia Ginzburg, Turin « a une nature assez mélancolique. Dans les matins d’hiver, jaillit d’elle une odeur de gare tout à fait particulière, se diffusant dans toutes les rues et les boulevards… Quelques fois, à travers le brouillard, filtre un faible soleil, qui teint de rose et de violet les amas de neige, les branches nues des plantes… le fleuve, se perdant au loin, s’évapore dans un horizon de brumes lilas, qui font songer au couchant même s’il est midi ; et partout on respire cette même odeur sombre et travailleur de suie tandis que l’on entend un sifflement de trains… Notre ville ressemble, maintenant nous nous apercevons, à notre ami perdu (Cesare Pavese), qui la chérissait ; elle est, tout comme il était, travailleuse, renfrognée dans son activité toujours fébrile et opiniâtre ; et en même temps elle est nonchalante, prête à traîner et rêver ». (2)

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La deuxième question porte sur la forme poétique tout à fait originale de Cesare Pavese. Sa prose poétique, son rythme d’épopée désenchantée se fondent sur une musique intérieure, sur une voix populaire, directe, dépourvue d’inutiles décors, qui rend pourtant la saveur et l’essence profonde d’une destinée qui se révèle, d’une histoire qui s’explique. En dehors de toute rhétorique, par un langage écrit qui vient du théâtre de la vie quotidienne, dans un engagement esthétique et moral absolu, Cesare Pavese redécouvre la dignité de l’homme même dans ses faiblesses et contradictions. En même temps il refuse la perfection et la cohérence présumée lorsqu’on passe d’une poésie à l’autre, d’un récit ou roman à l’autre. Car en fait dans chacune de ses poésies — ainsi que dans chacun de ses « tableaux narratifs » — il dit tout ce qu’il avait à dire. Grand héritier des anciens poètes grecs, Pavese s’exprime par « fragments ». Chacun de ces fragments est un monde accompli et, en même temps, une « œuvre ouverte ». Et chacune de ses poésies démarre avec un vers, une petite locomotive musicale qui contient déjà, à l’intérieur, l’idée de tout ce qui se déroulera après. « Par ailleurs », nous dit Pavese en personne dans son « Métier de poète », « j’avais créé un vers. Je ne l’ai pas fait exprès, je le jure. À cette époque, je savais seulement que le vers libre ne me convenait pas, à cause de l’exubérance désordonnée et capricieuse qu’il exige d’habitude de l’imagination . Quant au vers libre à la Whitman, qu’au contraire j’admirais et redoutais beaucoup, j’ai dit ailleurs ce que j’en pense et de toute manière je pressentais déjà confusément qu’il fallait une inspiration très oratoire pour lui insuffler la vie. Je n’avais ni assez de souffle ni assez de tempérament pour m’en servir. Les mètres traditionnels ne m’inspiraient aucune confiance à cause de ce je ne sais quoi de ressassé et de gratuitement (du moins me semblait-il) alambiqué qu’ils ont en eux ; et d’ailleurs, je les avais trop utilisés sur le mode parodique pour les prendre encore au sérieux et en tirer un effet de rime qui ne me semblât pas comique. Je savais naturellement que les mètres traditionnels n’existent pas dans l’absolu et que chaque poète recrée en eux le rythme intérieur de son imagination. Et je me découvris un jour en train de marmonner une litanie de mots (qui devint par la suite un distique des Mers du Sud), suivant une cadence emphatique que, dès mon enfance, j’avais l’habitude de noter au cours de mes lectures romanesques en reprenant les phrases qui m’obsédaient le plus. Ainsi, sans le savoir, j’avais trouvé mon vers qui, naturellement, pour Les mers du Sud et pour plusieurs autres poèmes fut tout instinctif (il reste de traces de cette inconscience dans quelques-uns de mes premiers vers qui ne sortent pas de l’hendécasyllabe traditionnel). Je rythmais mes poésies en marmonnant. Petit à petit, je découvris les lois intrinsèques de cette métrique et les hendécasyllabes disparurent et mon vers se révéla être de trois types constants que je pus, en un certain sens, considérer comme antérieurs à la composition d’une poésie ; cependant, je pris toujours soin de ne pas me laisser tyranniser, prêt à accepter, quand cela me semblait nécessaire, d’autres accents et une autre syllabation. Mais je ne m’éloignai plus véritablement de ce schéma et je le considère comme le rythme de mon imagination. » (3)

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Cesare Pavese à 16 ans

Cesare Pavese : « Les mers du Sud » 

Et voilà « Les mers du Sud », ce poème écrit et réécrit plusieurs fois avant de sa définitive publication dans le recueil de « Travailler fatigue ». Le 10 novembre 1935, dans son journal, Cesare Pavese en nous livre un portrait très envoûtant : « s’il y a un personnage dans mes poésies, c’est celui de l’enfant qui s’est enfoui de chez lui et qui revient joyeusement dans son petit village, après en avoir vu de toutes les couleurs et de toutes les saveurs ; sans la moindre envie de travailler, jouissant profondément de choses très simples, toujours ample, débonnaire et tranchant dans ses jugements, incapable de souffrir à fond, heureux de suivre sa nature et de jouir des femmes, mais heureux également de se sentir seul et disponible, prêt tous les matins à recommencer : en somme, Les mers du Sud. » (4)

003_valentino pavese 06 180 Un soir nous marchons le long d’une colline,
en silence. Dans l’ombre du crépuscule qui s’achève,
mon cousin est un géant habillé tout de blanc,
qui marche d’un pas calme, le visage bronzé,
taciturne. Le silence c’est là notre force.
Un de nos ancêtres a dû être bien seul
— un grand homme entouré d’imbéciles ou un malheureux fou —
pour enseigner aux siens un silence si grand.

004_valentino pavese 07 180 Ce soir mon cousin a parlé. Il m’a demandé
de monter avec lui : du sommet on distingue,
au loin, quand la nuit est sereine, le reflet
du phare de Turin. « Toi qui habites à Turin… »
m’a-t-il dit, « tu as raison. Il faut vivre sa vie
loin de chez soi : profiter, jouir de tout
et puis, quand on revient comme moi à quarante ans,
plus rien n’est pareil. On n’oublie pas les Langhe. »
Il m’a dit tout cela et il ne sait pas l’italien,
mais il parle lentement le dialecte qui, comme les pierres
de cette même colline, est tellement rugueux
que vingt ans de langages et d’océans divers
ne l’ont pas entamé. Et il gravit la côte
avec ce regard recueilli qu’enfant j’ai souvent vu
dans les yeux des paysans un peu las.
005_valentino pavese 180 Pendant vingt ans il s’est baladé par le monde.
Il partit quand j’étais un enfant que les femmes portaient
et on dit qu’il était mort. Puis j’entendis parfois
les femmes en parler sur un ton de légende ;
mais les hommes, plus graves, l’oublièrent.
Un hiver, pour mon père déjà mort arriva une carte
nous souhaitant une bonne vendange, avec un grand timbre verdâtre
qui montrait des bateaux dans un port. La surprise fut grande
mais l’enfant qui avait grandi expliqua avidement
que le mot provenait d’une île appelée Tasmanie
qu’entoure une mer plus bleue, aux féroces requins,
dans le Pacifique, au sud de l’Australie. Il ajouta que le cousin
pêchait certainement des perles. Puis il ôta le timbre.
Tous donnèrent leur avis, mais tous, ils conclurent
que s’il n’était pas mort, il mourrait.
Puis tous ils oublièrent et bien du temps passa.
006_valentino pavese 180 Oh ! Depuis que j’ai joué aux pirates malais,
que de temps est passé. Et depuis cette fois
où je suis descendu me baigner dans les eaux périlleuses
et où j’ai poursuivi un camarade de jeux sur un arbre,
brisant ses belles branches, où j’ai cassé la gueule
d’un rival, où j’ai été roué de coups,
que de vie est passée. D’autres jours, d’autre jeux,
d’autres séismes du sang devant des rivaux
plus fuyants : les pensées et les rêves.
La ville m’a appris des terreurs infinies :
une foule, une rue, m’ont donné le frisson,
parfois une pensée, épiée sur un visage.
J’ai encore dans les yeux la lumière railleuse
des milliers de réverbères sur la cohue des pas.
007_valentino pavese 09 180 Mon cousin est rentré, gigantesque, à la fin de la guerre,
un des rares survivants. Et il avait de l’argent.
Les parents murmuraient à voix basse : « Dans un an
tout au plus, il aura tout claqué et il repartira.
C’est comme ça que les têtes brûlées meurent toujours. »
Mon cousin a un air énergique. Il acheta un rez-de-chaussée
au village et y fit prospérer un garage en ciment
et devant, flamboyante, une pompe à essence,
et bien en évidence, sur le pont, au tournant, un grand panneau réclame.
Il installa un gars pour encaisser l’argent
et lui, se balada dans les Langhe en fumant.
Entre-temps, il s’était marié au village. Il choisit une fille
blonde et mince comme les étrangères
qu’il avait dû sans doute rencontrer par le monde.
Mais il continua à sortir toujours seul. Habillé tout de blanc,
les mains derrière le dos, le visage bronzé,
il explorait les foires le matin et d’un air sournois
marchandait les chevaux. Plus tard il m’expliqua,
quand son plan échoua, qu’il avait projeté
de faire disparaître toutes les bêtes de la vallée,
et d’obliger les gens à lui acheter des moteurs.
« Mais la plus grosse bête, disait-il, c’était moi,
qui ai eu cette idée. J’aurais dû m’en douter
qu’ici gens et bœufs sont une même race. »
008_valentino pavese 08 180 Nous marchons depuis bientôt une heure. Le sommet est tout près ;
Autour de nous, toujours plus fort, le vent siffle et murmure.
Mon cousin s’arrête tout à coup et se tourne : « Cette année,
je mettrai sur l’affiche : Santo Stefano
a toujours triomphé dans les fêtes
de la vallée du Belbo — que ceux de Canelli
se le tiennent pour dit. » Puis, il reprend sa marche.
Un parfum de terre et de vent nous enveloppe dans le noir,
au loin, quelques lumières : des fermes, des autos
que l’on entend à peine ; et je pense à la force
qui m’a rendu cet homme, l’arrachant à la mer
et aux terres lointaines, au silence qui dure.
Mon cousin ne parle pas des voyages qu’il a faits.
Il dit, tout juste, qu’il a été dans tel ou tel endroit
et pense à ses moteurs.
009_valentino pavese 05 180Seul un rêve
lui est resté dans le sang : une fois, comme chauffeur
il a croisé sur un bateau hollandais, le Cétacé,
et il a vu les lourds harpons voler sous le soleil,
les baleines s’enfouir au milieu d’une écume de sang,
il a vu la poursuite, les queues se dresser, la lutte en baleinière.
Quelques fois, il m’en parle.

Mais lorsque je lui dis
qu’il est de ces heureux à avoir vu l’aurore
sur les plus belles îles de la terre,
au souvenir il sourit et répond que le soleil
se levait sur un jour qui pour eux était vieux.

Cesare Pavese 010_valentino pavese 10 180(1) Cesare Pavese, Le métier de vivre p.173 (traduction de l’italien par M.Arnaud), Folio Gallimard 1958, 2008

(2) Natalia Ginzburg Portrait d’un ami, en Les petites vertus, Torino Einaudi, 1962, pages 25-26

(3) Cesare Pavese, Le métier de poète (à propos de Travailler fatigue) dans Travailler fatigue pp.173-174 (traduction de l’italien par Gilles de Van), Poésie/Gallimard 1969

(4) Cesare Pavese, Le métier de vivre, page 46 (traduction de l’italien par M.Arnaud), Folio Gallimard 1958, 2008

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni.

Première publication et Dernière modification 11 mai 2014

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