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Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite
Chère Catherine,
mon père, conduisant de façon magistrale la Fiat giardinetta, nous emmenait à la fin des années cinquante à « connaître la Romagne ». On partait à sept heures du matin et l’on arrivait à Cesena à sept heures du soir, en cette ville qui nous paraissait petite, pourtant insaisissable, pleine de parfums, d’odeurs, de voix chaudes et accueillantes…
Jusqu’ici, Catherine, je ne t’ai parlé que de paysages et de figures de quelque façon exemplaires. De noms et de lieux qui ont résonné depuis toujours dans mon cœur, à commencer par ce grand-père que je n’ai pas connu, car il a disparu neuf ans avant ma naissance. Et de ce qui restait de son monde, aussi : le vieil appartement de sa cousine de Cesena, mélangé toujours dans ma mémoire à leur maison de Sogliano. Et, tu peux bien le comprendre, dans notre affection d’enfants, dans notre désir inconscient de fixer là nos racines, ce choix dépend aussi, peut-être, de cette jeune femme que tu vois ci-dessous, photographiée par mon père, tandis qu’elle est assise sur le bord d’une fontaine de Villa Borghèse, à Rome…
Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite
Elle s’appelle T… Je ne dirais pas le nom entier. J’imagine qu’elle habite encore, en haut dans le vieux pays de Sogliano, juste à côté du couvent des sœurs Carmélitaines. Je ne la vois plus, pourtant, depuis ma première adolescence. Elle s’occupait de mes deux frères et de moi, par un enthousiasme physique qui nous emportait comme une vague d’amour. D’ailleurs, elle fut une des premières d’une longue liste de vice-mères. C’était elle qui chantait dans la cour noire de charbon de notre ancienne maison à côté de piazza Fiume :
« Ça m’est égal à moi
Si je suis moche
Car mon amour à moi est boulanger
Et qu’il va me façonner
Comme une brioche ! »
Ce fut elle qui me demanda un jour si je préférais Marilyn ou Gina Lollobrigida, avant d’éclater de rire à ma réponse : « Je n’aime que toi et je veux t’épouser ! »
Mais, Catherine, je t’avoue que je n’ai pas le courage de parler davantage de ma mère, d’en faire un portrait fidèle… Pour le moment, j’arrête là. Et je m’excuse avec toi de cette ouverture « enfantine ». Maintenant cela m’arrive comme un réflexe spontané, peut-être à cause de cette promiscuité avec Giovanni Pascoli. D’ailleurs, tu connais bien sa théorie du « fanciullino », le « petit enfant » qui est en nous et hante la poésie jusqu’à la vieillesse : « On ne cherche pas l’enfance, on désire y retourner. Car il est beau d’être jeunes, mais rajeunir, c’est infiniment mieux. »
Oui, Giovanni Pascoli. Tu me demandais, hier, le pourquoi de son introduction arbitraire et forcée dans mon enquête tout à fait particulière. D’accord, je ne sais pas si Pascoli n’a jamais rencontré mon grand-père Zvanì. Pourtant, leurs vies se croisent continûment, du moins dans ma tête. Pas seulement pour le fait d’avoir le même nom et qu’on les appelait tous les deux, dans l’intimité familiale, Zvanì. Si je suivais le conseil de gens grossiers et superficiels, je me passerais de Pascoli et je raconterais à tout le monde qu’il n’y a qu’un seul Zvanì, celui qui trône dans la table qu’on vient de débarrasser. Mais toi, Catherine ! Tu n’accepterais pas qu’on occulte une voix majeure, voltigeant de toute évidence sur les lèvres et les yeux émus de ces commensaux que la photo surprend scandaleusement ! J’en suis sûr. Zvanì vient de réciter avec fougue ces derniers vers :
« … Et toi, ciel ! D’en haut de tes mondes,
Rassurant, tu n’arrêtes ton bal
Par tes larmes d’étoiles, tu inondes
Cet atome opaque du Mal ! »
Giovanni Pascoli, X Août, Myricæ, 1891.
Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite
Donc je le ferai aussi pour toi, Catherine, car j’ai bien compris qu’hier tu désirais surtout que je trouvais une bonne raison pour admettre Pascoli à cette fameuse table… De ton côté, tu avais déjà décidé. Et alors, voyons, comment faire pour les distinguer ? Tu me proposes d’appeler dorénavant Pascoli avec son nom de famille, tout court, et l’autre tout simplement Zvanì. D’ailleurs, il faut choisir entre deux contradictions : Pascoli s’exile volontairement dans le « nid familial » avec ses responsabilités, entretenant ainsi son esprit « enfantin » à l’abri de toutes contaminations, tandis que Zvanì se révèle parfois moins sage, puisqu’au nom de son « nid idéal » il est obligé à gaspiller ses énergies, comme on verra, dans l’action quotidienne et l’art de l’improvisation dont les deux métiers de journaliste et d’homme politique ne peuvent pas se passer.
Alors, je crois que Pascoli est un bon mot-clé pour évoquer en un seul déclic une Romagne poétique douée, au fond, d’une substance paysanne très concrète et ouverte au progrès de l’humanité, et que le tag Zvanì évoque plutôt une Romagne urbaine, plus hardie et confiante dans les prodiges du progrès, qui contient pourtant une âme profondément sensible et poétique.
Voilà. Pascoli et Zvanì avaient tous les deux un amour profond pour ce triangle de Romagne — entre Cesena, Savignano e Sogliano sul Rubicone —, qui était leur patrie.
Certes, entre les deux personnages il y avait la différence d’âge : Pascoli entame ses cours universitaires en 1873, lorsque Zvanì vient juste de naître. Ensuite, lorsqu’en 1879 Pascoli, à Bologne, est arrêté pour avoir critiqué la condamnation à mort — mutée depuis en réclusion à perpétuité — de l’anarchiste Giovanni Passannante, responsable de l’attentat au roi Umberto I, Zvanì n’avait que six ans. C’était dans la phase conclusive des années (entre 1875 et 1879) où Pascoli n’avait pas pu fréquenter l’université pour manque de subventions et qu’il avait traîné en jeune homme fat et désœuvré — comme un « vitellone » à la Fellini, dans ce déracinement typique de beaucoup d’étudiants hors cours — ; des années dans lesquelles les idées d’Andrea Costa, son compagnon d’études, avaient exercé une énorme prise sur lui. Cependant, Pascoli était dévoué aussi, même plus, à son maître et dieu tutélaire, Giosuè Carducci, dont il subissait une triple influence. D’abord l’exemple du professeur émérite ; ensuite l’échange continu avec le poète-clou du deuxième Risorgimento ; enfin le lourd poids de la confrontation avec l’intellectuel engagé — d’une façon semblable à celle de Victor Hugo — en des rangs qu’on considérerait aujourd’hui comme orientés à gauche, avant de s’en éloigner à reculons. L’Histoire nous rapporte bien sûr l’importance objective d’Andrea Costa et de l’anarchisme ouvert vers le socialisme, lors des premières années, très difficiles, de l’unité d’Italie et du déplacement de la capitale à Rome. Pourtant, il n’y avait pas encore, au temps de l’arrestation de Pascoli, en 1879, une gauche organisée dans l’esprit d’une démocratie parlementaire classique.
Quelques ans depuis, en 1892, ce fut Filippo Turati, un socialiste réformiste et modéré, qui eut la force et le mérite de fonder le parti des travailleurs italiens, qui devint ensuite le Parti socialiste italien.
Après, avec les évènements de 1898 — marqués par les répressions du ministre Pelloux, l’incarcération de Filippo Turati et le mouvement de solidarité qui se déclencha autour de lui —, les convictions politiques de Zvanì trouvèrent un contexte pour se structurer solidement. Ce fut en fait en cette année 1898 que Zvanì — âgé alors de vingt-cinq ans —, vivement inspiré aux idéaux d’Andrea Costa et Filippo Turati, fut arrêté à sa fois pour avoir, dans un discours public, provoqué une bagarre entre les socialistes et les anarchistes.
Tu vois, Catherine, les vies des deux Giovanni se rapprochent. On dirait, Pascoli a ralenti son rythme dans les études pour attendre que son cadet le rejoignît ! Mais que faisait-il, Pascoli, tandis que Zvanì était maltraité par les gendarmes qui le poussaient brusquement dans les rues de Savignano, au-dessous des fenêtres de son oncle, les chaînes aux pouls ? Le poète, même s’il venait juste de rentrer dans une perspective de reflux dans le privé et de dévouement absolu à la littérature, garde toujours son irréductible sentiment de pitié pour les gens en détresse, un penchant secret et même inconscient pour son propre socialisme humanitaire des années soixante-dix :
« Elle l’a gardé pour toi, rien
que pour toi, pauvre ange ; et voilà !
Oh larmes !
Le vois-tu ? Un quignon sec.
Sur sa litière, elle mourait ;
toi, bambin, sûr, tu dormais
Que de larmes ! Que de faim !
Et pourtant un quignon dur ça restait… »
Giovanni Pascoli, Le quignon, 1898.
Peut-être, Catherine, Zvanì n’avait qu’un quignon sec et dur à grignoter sur le train de sa fuite à Paris et Londres, qui lui permit de se dérober à la condamnation et à la galère et y attendre l’amnistie…
Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite
Ce sont bien sûr deux vies qui prirent, en deux moments historiques de quelque façon comparables, des voies complètement différentes, Pascoli se consacrant entièrement à la poésie intime, tandis que Zvanì se jetait corps et âme dans la mêlée des luttes politiques et sociales.
Mais, ces deux hommes sensibles et bons eurent surtout en commun l’expérience de la mort précoce du père.
Orphelin à douze ans, Pascoli dut subir une série de disparitions familiales en chaîne — d’abord sa mère Caterina et sa sœur Margherita, ensuite son frère Luigi. Enfin son frère Giacomo, celui qui s’était chargé du rôle de babbo-frère. Le jeune poète, sensible et fort doué, se sauvera grâce a son intelligence et aux succès dans les études, et s’occupera toujours de ses sœurs cadettes Ida et Maria et des frères survécus, Raffaele et Giuseppe.
Ensuite, tout au long de sa vie constellée de morts dans sa famille, il sera toujours partagé entre la non-acceptation de ces pertes et le besoin d’entretenir un dialogue constant avec ces personnages bien aimés, n’ayant eux aussi aucune intention de se séparer de lui. Il conduira enfin une existence contrariée et coupée en deux, en restant un jeune souffrant :
…Hirondelles tardives, depuis ce nid
Tous, tous émigrâmes un jour de galère
Moi, ma patrie elle est où que je vis
Les autres sont pas loin ; au cimetière…
Giovanni Pascoli, Romagne, Myricæ, 1891.
La même destinée tragique toucha Zvanì. Son père garibaldien, Raffaele, était peut-être moins à l’aise que Ruggero Pascoli. Cependant, très lié à sa femme et ses enfant, il leur offrait quand même de quoi vivre et envisager aussi d’autres possibilités en dehors du travail d’artisan ou ouvrier à la ville ou de paysan à la campagne. Il mourut brusquement, on ne sait pas si de péritonite ou empoisonné, du jour au lendemain, coupant la famille en deux. Je garde ses touchantes lettres à Cleta comme je garderai mon soupir, le plus frais et secret. La mort du père obligea Zvanì à devenir homme à neuf ans. D’ailleurs il était l’unique mâle de la « nichée » dont faisaient part Bianca, Guerrina et Marcellina.
Ensuite, tout en acceptant, même avec élan et générosité, de se sacrifier pour la famille et, disons, pour les autres, sans renoncer à réaliser son rêve primordial, il accumula, avec le sentiment sombre de la mort, toujours à côté, une angoisse souterraine venant peut-être de la conscience de n’avoir pas la possibilité, dans le temps inévitablement bref de sa vie, d’affirmer franchement, à la lumière du soleil, son esprit authentique et intime.
Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite
C’était donc celui-là, Pascoli, l’argument de la discussion interrompue par le photographe ? Parlaient-ils, les dix commensaux — onze si considérons aussi le cameraman — de la mort du poète, arrivée à Bologne le 6 avril 1912 ? Est-ce que babbo Zvanì était-il en train d’évoquer les veillées qui se déroulaient dans les étables des pauvres maisons de campagne, où plusieurs familles, réchauffées par le bétail, se recueillaient autour d’un conteur, pour parler de mystérieuses histoires d’amour mais aussi, plus souvent, de tueries restées impunies ? Est-ce que je me suis trompé encore une fois, en scrutant la photo, et que la soirée se déroule justement en 1912, de nos mêmes jours de décembre, une semaine avant Noël ? Oui, cela est possible. Cet homme qui vient d’accrocher son chapeau au clou et qui commence à nous habituer à son front nu, à sa tête chauve, Zvanì, il était alors en pleine activité. Suite à son fort engagement politique, on l’avait chargé de voyager en long et en large pour affirmer le droit de vote pour tous. Le suffrage universel ! Partant de cette nouvelle hypothèse, j’ai examiné d’autres photos et ressemblances, et j’ai enfin compris que nous avons affaire avec…
Les premier deux personnages à gauche sont bien sûr respectivement la tante Virginia et l’oncle Luigi (il était né en 1858, donc dans cette photo il avait 54 ans) frère de mon arrière-grand-mère Cleta (née en 1845, âgée alors de 67 ans et apparemment souffrante) tandis que la troisième figure (qui n’est pas ma grand-mère Mimì) est pour sûr la cousine cadette de mon grand-père : Maria !
Mais, de qui parlent-ils, ma chère Catherine ? Est-ce que tu le devines ?
Ciao, je t’embrasse…
Giovanni Merloni
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni 1ère mise en ligne 21 décembre 2012 Dernière modification 21 décemnbre 2012.
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La photo de famille à dominante verte rappelle un célèbre tableau sur lequel figure Rimbaud…