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X Août
Saint-Laurent, je le sais pourquoi tant
d’étoiles dans cet air tranquille
brûlent tombant, pourquoi tant
de larmes au creux du ciel scintillent.
Revenait l’hirondelle très directe :
fut tuée, sur le fer en cognant
elle avait dans son bec un insecte
le dîner de ses petits enfants.
À présent, crucifiée, elle tend
un petit ver vers le ciel si lointain.
son nid est dans l’ombre, qui attend
et piaille de plus en plus en vain.
Aussi l’homme, revenant à son nid,
fut tué : son pardon il rêvait
lui resta dans les yeux fixes un cri
deux poupées pour cadeau il portait.
Or là-bas, près de la tour antique
on l’attend, on l’attend, mais en vain
il ne bouge. Étourdi il indique
ses poupées au ciel lointain.
Et toi Ciel, d’en haut de tes mondes
rassurants, tu n’arrêtes ton bal
par tes larmes d’étoiles tu l’inondes
cet atome opaque du Mal !
Giovanni Pascoli, X Août, Myricæ 1891
Chère Catherine,
Je laisse glisser cette poésie-clou (ou clé), publiée par Pascoli en 1891, dans laquelle on commence à comprendre le rôle de la mort du père Ruggero dans la vie et l’œuvre du poète. Un « incipit », marqué par une redoutable coïncidence. Le 10 août, en Romagne comme partout dans les zones tempérées de la planète, on profite de soirées assez agréables, où la chaleur cède généralement le pas à une légère brise nocturne et que le ciel, dégagé et immense, devient le théâtre d’une infinité de morts visibles. À chaque étoile qui glisse dans le noir, on exprime un désir, on souhaite quelque chose en secret. Mais on est intimement troublés. Car il n’y a rien de plus redoutable que la mort qui se passe dans le ciel. Une mort plus grande que la nôtre, une mort infinie.
Voilà, juste en ce jour « cardinal » dans le calendrier des cabales, des tarots et aussi du jeu du bouchon, très diffusé en Romagne, le père de Pascoli fut tué par un coup de fusil. Cela arriva le 1O août 1867. Exactement cent ans avant la mort de mon père. (Il n’est pas disparu en été, mais, nous quittant en novembre 1967, il s’est trouvé, lui aussi, victime d’un dessein impénétrable de la destinée ayant pour conséquence la rupture de l’équilibre familial, la brusque interruption des rêves, la disparition des étoiles.)
Le 10 août est aussi le jour de Saint-Laurent, comme la poésie nous rappelle. Et je ne veux pas croire que ce soit une coïncidence le fait, tout à fait privé pour moi, d’habiter maintenant à côté de Saint-Laurent, ici à Paris, juste au moment où le destin m’amène à m’occuper de Pascoli. D’accord, je m’appelle Giovanni, comme Pascoli et mon grand-père. D’accord, j’ai parcouru moi aussi — en long et en large, plusieurs fois en divers moments de ma vie —, cet axe primordial, cette route appelée via Émilia entre Cesena et la mer qui passe à côté de Savignano, en frôlant le domaine des Torlonia…
Aujourd’hui, je n’ai pas envie de tout expliquer. D’ailleurs, j’ai parfois l’impression que le lecteur voudrait s’aventurer librement dans cette histoire de Pascoli, deviner tout seul les nuances et les contradictions entre ces vers rocambolesques et cette vie, que les tragédies et les chances heureuses ont frappée au hasard, sans aucune logique ou du moins sans une logique apparente.
En plus, je me demande si Pascoli serait content d’un excès de précisions, ou bien s’il ne se retournerait pas dans sa tombe, agacé par notre curiosité tardive. Et mon grand-père aussi. Cependant, je suis resté surpris en traduisant la poésie ci-dessus, où les noms des lieux ou des animaux ou des petites choses résonnent dans la langue de Dante de façon assez différente que dans celle de La Fontaine… Surtout dans Pascoli, où la langue italienne parfois flotte dans un bouillon primordial, se mêlant continûment au latin et au dialecte. Je croyais impossible d’en sortir.
Cela m’a fait penser aux ratures de ma tante Maria — une autre Maria, n’ayant aucune parenté avec la cousine cadette de Zvanì —, que j’avais baptisée « la tante au lit » pour son attitude « horizontale ». Elle n’était pas belle et se jugeait inexistante, peut-être. Elle tremblait de peur. Pourtant un sourire traversait parfois son regard douloureux. Elle cachait au-dessous du matelas un tas de feuilles que ne voulais pas me lire.
Cependant, mon autre tante, Augusta, que j’appelais « la tante à la jambe nerveuse », était bibliothécaire. Elle niait, mais je savais qu’elle gardait tout, même les cafards morts. Lors de sa disparition, puisqu’aucun des représentants de sa génération n’avait survécu, je pris solennellement les clés de sa cave et, aidé par un neveu au physique costaud, je forçai les tiroirs du secrétaire qui avait été l’orgueil de mon grand-père maternel, Alfredo…
Excuse-moi Catherine de cette digression, mais c’est aussi en réponse à ce que tu m’avais dit au téléphone… Tu m’exhortais à exploiter aussi ma mémoire personnelle, pour laisser une trace… Je crois d’ailleurs que je ne serai pas capable d’avancer tout seul dans cette maison sombre des « portraits perdus ». Mais je viens tout de suite au point. Dans le secrétaire Augusta avait tout enfoncé sans aucun soin philologique. J’empruntai quand même ces fameux « papiers de Maria » qui n’étaient à vrai dire ni lettres ni journaux, ni de véritables poésies. Tout semblait interrompu, tout raté de ce temps infini qu’elle avait gagné par son exclusion du monde. Mais… en prenant au hasard d’abord une feuille puis l’autre, malgré cette calligraphie émiettée et ces ratures sauvages, en recopiant… tout était clair, comme une partition de Mozart ressuscitée d’un tremblement de terre…
Cette poésie de Pascoli m’a fait le même effet. On dirait que la traduction, au contraire de ce que j’avais prévu, rend le sens de l’œuvre plus clair…
Au temps du lycée, dans ma hâte de vivre et me soustraire à la constriction de cette institution usée, de me dérober aux misérables contraintes de l’apprentissage de page à page…
Nous avons à peu près le même âge, Catherine. Donc, lorsque tu étudiais Montaigne et La Fontaine, moi j’entendais parler de l’Arioste et du Tasse et, après, au moment de ton Victor Hugo et de ton Rimbaud… Giovanni Pascoli était pour moi, bien sûr, le nouveau Virgile, le connaisseur de la langue latine comme personne ne l’était de son temps.
Ensuite, je découvris qu’il avait été le premier poète moderne, auquel Eugenio Montale, Italo Svevo et Dino Buzzati entre autres se sont ensuite inspirés. Un grand ennemi de la rhétorique et de la violence, très proche de la sensibilité de Pier Paolo Pasolini. Tout comme ce dernier, Pascoli n’a jamais caché l’évènement qui a fait déclencher sinon exploser son génie en lui donnant une voix merveilleuse.
Le dix août 1867, il n’avait que douze ans, lorsque son père, Ruggero, fut tué par un coup de fusil tandis qu’il rentrait en charrette de Cesena dans la route Émilia, juste à deux kilomètres de la Tour de San Mauro, propriété de la richissime famille romaine des Torlonia, où la famille Pascoli habitait depuis cinq ans.
« Ô ma jument, jument désemparée, / toi tu portais celui qui ne revient pas… »
Je pourrais très bien te raconter dans les détails cette terrible histoire, dont les contours se sont précisés — au cours des 145 ans qui dès lors jusqu’ici se sont écoulés — grâce à des témoignages et de preuves qu’on a discutées très récemment, dans un procès a posteriori dicté par une sincère soif de justice en plus d’un peu de cynisme culturel.
Pour moi, ce qui est le plus intéressant, ce n’est pas la vérité qu’on connaît maintenant, mais plutôt la vérité qui a servi de douloureuse inspiration pour le premier grand poète de l’Italie réunie. Et voilà, Catherine, ce que raconte Maria, la plus petite des sœurs de Pascoli, qui au moment de la mort du père n’avait que deux ans. Son récit s’appelle « La cavallina storna » comme la fameuse poésie de Pascoli qu’on apprenait par cœur à l’école. En français, j’ose traduire ce titre en
« La jument désemparée ».
« La Tour, écrit Maria, est un vaste domaine avec un Palais princier doué alors d’une grande écurie. Là-bas était aussi la jument désemparée (dont parle mon frère dans la fameuse poésie). Elle était née près de Ravenne, “parmi les pins de cette plage salée” ; elle était fougueuse et à peine amadouée et ne se laissait pas conduire que de notre père. Depuis ce jour fatal, comme si elle était consciente de tout, docilement elle obéissait au fils aîné Giacomo, délicat comme une fille, âgé alors de quinze ans.
Je rapporte ici quelques mots, pour un peu d’histoire, d’un illustre homme de Romagne récemment disparu, Gino Vendemini, que j’extrais d’un cher bouquin “Aegri somnia” édité par l’établissement typographique de Romagne, Forlì 1908.
“En fin d’après-midi du 10 août 1867, tandis que je me promenais au dehors du pays (Savignano) avec monsieur Giuliano Cacciaguerra, mon concitoyen et ami, et qu’on était en face de la Villa Rasponi, nous distinguâmes une voiture venant vers nous du côté du Compito. Elle avançait toute à l’oblique en dessinant une couleuvre, comme si le cheval avait été abandonné et qu’il n’obéissait plus au conducteur. Nous nous écartâmes tout de suite d’un côté. Je notai alors que dans la charrette à la capote levée, il y avait un homme apparemment dans l’attitude d’une personne endormie, à laquelle eussent échappées de main les brides. Je ne vis plus que cela et je ne le reconnus pas : je ne sais pas si mon copain l’avait reconnu ; mais, nous hurlâmes tous les deux de toute notre voix pour que ces gens debout, regroupés à l’embouchure du bourg, arrêtent cet étrange véhicule. Puisque le cheval avait été arrêté, nous revînmes en arrière lorsqu’on avait déjà recouvert le cadavre d’un linceul, grâce à la pitié de quelqu’un, je pense de la famille Bersani. Tout le monde l’avait constaté. Ce cadavre, que j’avais cru celui d’un dormeur, n’était que le pauvre monsieur Ruggero Pascoli, administrateur du domaine ‘La Tour’. On sut depuis que l’assassin, resté inconnu, du moins aux autorités, tapi en chasse dans le fossé près de Gualdo avait attendu sa victime tandis qu’elle rentrait du marché de Cesena, et l’avait prise au vol par une fusillade. Pourquoi tuèrent-ils cet homme qui n’avait fait de mal à personne, en laissant une nichée d’enfants sans guide et sans fortune ?” Notre mère avait son suspect et en interrogeait la jument. “Ai-je besoin” (ainsi l’auteur dans les notes aux Chants de Castelvecchio) “pour certaines poésies” (et il nomme entre elles la “Jument désemparée”) “de répéter à la lectrice et au lecteur qu’il y a des choses qu’on ne peut pas inventer ? En ces souvenirs, comme en d’autres, tout est vrai. Donc, ces poésies ce n’est pas moi qui les ai faites : je n’ai fait (et pas toujours bien) que les vers”.
Après cette lecture, chère Catherine, nous sommes bel et bien introduits dans un monde étrange, où la vie et la mort se côtoient continûment. Tu vois d’une part la lumière devant la tour qui d’un coup ressemble au parvis de l’église de Saint-Laurent le dimanche matin. Les victimes innocentes sont là, autour de la jument qui n’a pas le don de la parole. De l’autre part un homme noir est tapi derrière le buisson noir. C’est un assassin, un chasseur qui ne voit aucune différence entre les espèces animales…
Mais je dois m’interrompre ici. Le récit du X août 1867 va continuer encore, se liant au retour à Sogliano de Pascoli, couronné par l’excellence de ses études de lettres à Bologne, en 1882. Moment crucial de la vie glorieuse et pénible du poète, que je développerai dans le prochain volet, j’espère avant la fin de cette année apocalyptique. Pour le moment, je te laisse avec une drôle devinette que j’ai inventé pour toi :
1855-1867
Romagne ensoleillée
Berceau de bonté.
Une longue famille,
À l’abri d’une coquille.
X Août 1867
Jument, fusil et charrette,
Surprise immonde, aucune enquête.
Étoiles angoissantes,
En août, ô tombantes.
Charrette sans brides,
Cadavre morbide.
1873
Par un babbo-frère
On sort de misère.
Par un Juste Maître
On rentre par la fenêtre.
1875-1879
Loin de la famille
Toute passion fourmille.
1879-1882
Naïf mais déplacé,
Reniement obligé.
1882
Hirondelle meurtrie
Revenante à son nid.
1885-1912
Par médailles et maisons
Se suicide un garçon.
Moi, je ne me suicide pas ! Je t’embrasse avec l’élan typique des gens de Romagne.
Giovanni Merloni
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni 1ère mise en ligne 28 décembre 2012 Dernière modification 15 janvier 2013.
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Quel homme, ce Pascoli, il était si moderne, un précurseur. J’ai aimé votre prose poétique et votre façon de présenter l’histoire, je m’imagine que je suis chez vous, on est dans des fauteuils, nous fumons un cigare imaginaire, un verre de Barolo en main , et vous racontez et me montrez des photos, vous levant parfois pour cherchez quelque chose dans un tiroir..
et moi qui fais une première visite..je tombe sur ce 10 août qui est le jour de la naissance de mon père..;-) ah! le hasard….
J’aime cet entrelacement de souvenirs avec l’histoire de Giovanni Pascoli, la photo de l’église Saint-Laurent (proche) et le dessin rouge (de vous ?) vers la fin.