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Grandes et petites déchirures d’une Médée contemporaine
Médée. Une création de la Compagnie Rhinocéros d’après l’œuvre de Jean Anouilh, vue au théâtre Aleph, Ivry-sur-Seine. Mise en scène de Jean-Gabriel Vidal. Avec Ariane Komorn (Médée), Elena Diego Marina (Nourrice), Raphaël Molina (Créon) et Jean-Gabriel Vidal (Jason)
Deux mois se sont déjà exactement écoulés après le 28 août 2012, jour de la représentation au théâtre Aleph d’Ivry-sur-Seine de la Médée de Jean Anouilh, dirigée par Jean-Gabriel Vidal, où j’étais présent en qualité de spectateur.
Deux mois, c’est beaucoup, même pour un spectacle qui vient de terminer ses répliques, autour duquel maintenant n’agissent plus les mécanismes de l’actualité. J’aurais voulu m’y exprimer tout de suite après, détournant ainsi le risque de rater quelques sensations ou observations liées au moment spécifique de la représentation. Mais, jusqu’à hier, je n’arrivais pas à me consacrer à cela. Avec mon engagement pour mon exposition de peinture à l’Espace Mompezat de Paris (du 6 au 19 octobre dernier), une petite, inquiétante déchirure physique, arrivée en cette fin d’été 2012, ne cessait de hanter mon quotidien, en provoquant des réflexions et suggestions en chaîne se mêlant à mes lectures et aux déchirures de l’actualité, elles aussi assez douloureuses pour moi.
Pendant les deux mois écoulés, une idée centrale m’a pourtant conforté. L’idée que le sens ultime de cette Médée d’Anouilh, humaine et monstrueuse à la fois, ainsi magistralement jouée par les comédiens du Rhinocéros, pouvait se résumer en une « grande déchirure », incarnée par Médée même, entraînant à la fois une constellation de « déchirures de la vie » dont les miennes aussi allaient faire partie.
La première impression que le spectacle a provoquée en moi est physique. Tout ce qui se passe dans l’âme et le corps de Médée — et aussi dans le corps et l’âme de son parfait « doublon », la très performante comédienne Ariane Komorn — s’installe en un éclair dans le public en créant un effet tout à fait insolite vis-à-vis de la plupart des pièces théâtrales auxquelles on a l’habitude d’assister. Une force extraordinaire soutient Médée-Ariane Komorn, d’abord en couple avec la nourrice, Elena Diego Marina, ensuite dans son rapport unique et exclusif avec Jason, Jean Gabriel Vidal. On dirait que dans cette pièce on « exploite la force » dans toutes les facettes possibles, en partant de la force « naturelle », centrifuge, d’une rébellion violente et sans bornes, pour aboutir à la force intime, où quelques bribes de réflexion et d’autocontrôle commencent à s’afficher. Dans cette « déclination » de la force de Médée, un rôle indispensable est assigné à ses partenaires — la nourrice et Jason —, toujours engagés dans un double travail : celui de jouer son propre personnage et celui de faire de soutien ou de contrepoint, plus ou moins énergique, aux vagues de désespoir ou de rage de la protagoniste.
L’histoire de Médée est unique, étrangère à notre sensibilité contemporaine. En même temps, elle nous concerne. Nous ne pouvons pas nous en débarrasser aisément. Cela encore plus dans le texte et la scénographie de Jean Anouilh qui, accueillant peut-être la leçon de Freud, suggère un enchevêtrement essentiel entre la mythologie et la vie réelle, transportant Médée, Jason et leurs problématiques existentielles dans une scène contemporaine.
Dans ce but, un rôle important est assigné à cette scénographie de Jean-Gabriel Vidal, basée sur le noir — ou plutôt sur le « noirci » —, qui crée un décalage « atemporel » et « spatial » où l’absence de décors, typique de la tragédie grecque, est substituée par les décors sans histoire que les « non-lieux » de notre paysage d’aujourd’hui abritent.
Tout cela va au-delà des indications du texte d’Anouilh, qui avait de son côté prévu une roulotte pour signaler la précarité de l’existence des « immigrés » de Corinthe. Ici, la roulotte a explosé, tandis que ses débris épars remplissent le plateau en le transformant en une sorte de caverne. Cela veut peut-être souligner que la précarité des populations marginalisées au temps de la première Médée d’Anouilh (1946) prend maintenant, de nos temps, des proportions beaucoup plus redoutables et proches de notre même vie. Selon une dramatisation tout à fait partageable, dans cette pièce on met consciemment en relief un rapport de plus en plus renversé entre la population à l’abri de toute détresse et de tout risque et la population qui vit sur l’asphalte, sous la pluie, essayant de se protéger et se conforter avec tout ce que jette à la poubelle ce monde contemporain qui a voulu mettre l’argent et le succès au centre de ses aspirations primordiales.
Cette dramatisation de la détresse envahissant la scène où Médée se démène jusque du premier instant, représente un élément crucial pour la compréhension de la grande modernité de cette pièce, déjà dans l’esprit de son auteur. Car tous les éléments évoqués par les anciennes Médées d’Euripide, Ovide, Sénèque et Corneille — le conflit entre nature humaine et nature divine, la question du pouvoir, l’amour, l’envie, la jalousie, les passions violentes et extrêmes et la pulsion de la mort — sont transportés dans une vision très sensible et ouverte, qui traîne le spectateur dans une très originale relecture de cette tragédie et de son toujours encombrant personnage.
Je reviens, maintenant, à ma première impression, à cette sensation physique, suscitée par le combat acharné entre le blanc et le noir — le blanc de la peau et des vêtements de Médée, le noir de la scène et du costume de Jason — qui est aussi le combat entre une certaine « pureté » ou « naïveté » de Médée, considérée comme positive, au fond, et la « saleté » du contexte qui l’entoure, reflet tangible de la soumission au pouvoir et au compromis. Dans ce combat, où les jeux sont faits dès le départ, un décalage tout à fait particulier s’installe entre les émotions qui se succèdent dans l’action des personnages et le contexte, qui ne deviendra jamais « familier » et acceptable, qui restera au contraire toujours « désagréable ». Ce rythme cinématographique, rapide et toujours encadré dans une succession d’actions précises qui donnent au spectateur la possibilité de « voir » la pièce et d’y « lire », en même temps, un message parallèle renvoyant à la contemporanéité, c’est une très remarquable qualité de la mise en scène de Jean-Gabriel Vidal. Mais, ce qui m’a encore plus touché ce sont les suggestions qui ont jailli de ma mémoire « après » le spectacle, venant, j’en suis sûr, de l’attention prêtée au texte d’Anouilh et aussi de la connaissance des nombreuses Médées que l’histoire du théâtre et du cinéma nous laisse en héritage.
Maria Callas en « Medea » de Pier Paolo Pasolini (1969)
Je pense surtout à la Médée de Pier Paolo Pasolini (1969), marquée par la conception « naturelle et sauvage » du mythe typique du réalisateur et poète italien et aussi par la personnalité unique et « hors du temps » de Maria Callas, la célèbre chanteuse lyrique. Dans le film de Pasolini, les délits de Médée ne sont justifiés ni condamnés, pourtant on y perçoit un sentiment d’horreur respectueuse, arrêté en deçà d’un mystère ancestral que les humains ne peuvent ni ne doivent pas pénétrer. Et c’est surtout dans le crescendo final qui touche son sommet avec la tuerie des deux fils — une tuerie apparemment sans émotions — que le personnage de Médée exalte une diabolique cohérence qui la rend proche d’une divinité du mal, une nouvelle Reine de la nuit de la Flûte enchantée. En même temps, elle se révèle une femme extrêmement commune, tout à fait incapable de surmonter sa jalousie violente et l’échec de son mariage. Cette double personnalité, maîtrisée de façon poétique par le génie de Pasolini et le charme inquiétant de Maria Callas, sont toujours au rendez-vous lorsqu’on doit ressusciter une nouvelle Médée. Pourtant Jean-Gabriel Vidal et ses amis de la compagnie du Rhinocéros ont su très bien s’en sortir.
D’abord, en choisissant la Médée d’Anouilh, où l’action devient toujours parole, où la parole est surtout un instrument d’analyse, de réflexion, de mesure. Je trouve dans ce texte — limpide comme une fontaine et agité comme une mer en tempête — beaucoup de traces de la leçon de Freud et aussi beaucoup de rappels aux dangers de la simplification, typique de notre quotidienneté.
Deux. Une espèce de « filtre de la raison » suggère d’ailleurs au spectateur d’abord une attitude méfiante vis-à-vis de la façon abrupte et violente de s’exprimer de Médée, ensuite la possibilité d’une double lecture de ses mots. En fait, la personnalité complexe de Médée, avec ses caractères absolus et relatifs à la fois, se prête à l’exploitation de deux plans narratifs : d’un côté, les passions violentes et extrêmes, où l’amour devient destructif et autodestructif jusqu’à la mort ; de l’autre côté, les sentiments positifs, où l’amour triomphe sur la mort. Selon une interprétation très fidèle au texte d’Anouilh, Médée hurle dans la force du désespoir et de la rage furieuse ou bien elle susurre, dans les inévitables chutes dans la faiblesse de l’épuisement. Cela fait partie, selon le « cliché de l’exagération », d’une certaine étrangeté, qu’auraient désormais acquise les personnages de la tragédie « à la grecque », prisonniers de quelque façon de leurs expressions figées et répétitives. Mais cela correspond aussi au choix d’une double narration, individuelle et sociale. Car il ne faut pas oublier que Médée, qui se prend toujours, idéalement, pour la petite reine qu’elle était avant de laisser sa Colchide, vit maintenant dans un bidonville tout à fait malheureux. Et, lorsque l’étalage du pouvoir de Créon fait prévaloir ses lois, il faut se rappeler de l’identité unique de cette femme et de son passé tout à fait héroïque.
Trois. Un très bon casting. Excellente interprétation de Jean-Gabriel Vidal dans le rôle de Jason et d’Elena Diego Marina dans celui de la nourrice. Quant à la jeune Ariane Komorn, elle aurait pu bien jouer, avec son physique dépourvu d’excentricité, aussi bien le rôle d’Irina — une des Trois sœurs de Tchekhov —, que celui de Clarisse — dans Mais ne te promène donc pas toute nue de Feydeau. Elle n’avait pas, en principe, ni les caractères ni l’âge des Médées « classiques » ou d’une Maria Callas. Mais, c’est justement dans le choix de cette comédienne que le metteur en scène a fait « strike ». Car elle, au fur et à mesure que la scène se déroule, assume une présence théâtrale qui touche le spectateur. Elle « prend sur soi » tous les déchirements de Médée, mais aussi les échos des souffrances de la nourrice et de son enfant condamné. Elle fait cela de façon tout à fait particulière, se dérobant à son rôle, vivant sur scène à côté de son cliché, en dialoguant avec le masque de Médée avec une voix fraiche, argentine, moderne : la voix d’une jeune femme de nos jours qui nous raconte l’histoire douloureuse de Médée.
Tous les grands personnages de théâtre sont des prototypes qui ressemblent à quelqu’un qu’on connaît bien ou à nous mêmes : Médée incarne en fait notre esprit sauvage, révolutionnaire et insoumis, tandis que Jason représente notre exigence d’intégration dans la société et aussi, évidemment, l’acceptation du compromis. L’une correspond à la Nature insoumise, mais, en définitive, parfaite, l’autre à la Culture. En Médée le côté « apocalyptique » est très évident, tandis que Jason doit forcément « s’intégrer ».
Dans la circularité de notre sensibilité moderne, qui nous fait tolérants et exigeants en même temps, nous accepterions aussi la possibilité d’un renversement des rôles : Médée est une princesse gâtée et obéissante que l’amour contrasté pour Jason a transformée en soixante-huitarde à outrance, voire en terroriste qui, au lieu de se repentir, s’adonne à la glorification de ses actes criminels. Jason est un corsaire sans règle, un « guérillero » qui de but en blanc cède aux sirènes de la société bourgeoise et abandonne le champ.
« Mutatis mutandis » cela aurait été affreux voir par exemple Garibaldi, le Che Guevara italien, celui qui a eu enfin la chance de contribuer à l’unité de mon Pays, abandonner sa femme Anita dans la pinède de Ravenne. Même si, en fin de compte, au moment de la mort d’Anita, Garibaldi n’était qu’un roi sans patrie en fuite, comme Jason lors de son arrivée à Corinthe.
Mais, enfin, ce n’est pas dans ce choix de Jason de l’intégration — qui n’est même pas la trahison d’un idéal —, qu’on doit dénicher le nœud primordial de cette pièce d’Anouilh. Même si l’on pouvait très bien donner le sobriquet de « apocalyptique » à Médée et celui de « intégré » à Jason, selon la très efficace définition d’Umberto Eco (Apocalyptiques et Intégrés : L’industrie culturelle est néfaste à la démocratie, 1964), ce qu’intéresse Anouilh et la Compagnie du Rhinocéros ce n’est pas vraiment la question sociale et politique, ni de développer, sinon indirectement, une confrontation entre notre civilisation actuelle, protégée, en principe, et la civilisation ancienne qui se nourrissait de mythes terribles, presque toujours ensanglantés. Tout comme Freud, Anouilh veut dénicher dans les mythes les questions fondatrices des rapports humains.
Donc, si l’individualisme aveugle de Médée ne se soucie pas du tout des problématiques de la « polis », le choix de Jason aussi rentre surtout dans une recherche de bien-être personnel. Bien-être et liberté civile pour lesquels il accepte de payer quelques prix, qui lui donnent en même temps la chance de protéger Médée en la soustrayant à ses juges. Il dit très efficacement : « Je t’ai aimée, Médée. J’ai aimé notre vie forcenée. J’ai aimé le crime et l’aventure avec toi. Et nos étreintes, nos sales luttes de chiffonniers, et cette entente de complices que nous retrouvions le soir, sur la paillasse, dans un coin de notre roulotte, après nos coups. J’ai aimé ton monde noir, ton audace, ta révolte, ta connivence avec l’horreur et la mort, ta rage de tout détruire. J’ai cru avec toi qu’il fallait toujours prendre et se battre et que tout était permis… »
Jason veut entamer une seconde vie. Il ne sent pas le poids de la phase héroïque de sa vie précédente, il ne peut pas non plus démêler ses actions de guerre et de mort de celles que Médée a commises pour l’aider ou pour lui faire plaisir. Dans sa vision rétrospective, Médée a été son complice, donc s’il se sauve elle aussi a le droit de se sauver. Il ne voit plus l’amour, car il n’aime plus et qu’une nouvelle capacité s’affirme de mettre à profit son cerveau. Il croit donc tout à fait possible ce que Médée ne peut pas accepter, car elle est encore prisonnière de ses passions.
Le texte d’Anouilh et sa fidèle mise en scène, avec leur « vérité » où toute forme de jeu intellectuel est bannie, offrent aussi au spectateur une interprétation juste et assez équilibrée des sentiments et des passions des personnages.
Cela est particulièrement évident quand on a affaire avec l’amour.
En Médée il ne faut pas considérer l’amour comme un thème unique et solitaire, à l’origine de tout ce qui se passe dans cette banlieue de Corinthe, où, au contraire, de monstres beaucoup plus redoutables s’affrontent dans d’invisibles coulisses noires.
L’amour dont Anouilh écrit admirablement, dont Médée et Jason parlent, n’admet pas les exagérations ni les divinisations. C’est l’amour à mesure d’homme et de femme.
Un amour qui peut provoquer bien sûr une force irrésistible et vaincre même la peur et l’horreur de la mort. Pourtant, il ne faut pas être un personnage mythique comme Médée pour qu’on tue son frère et son fils, ou aussi pour abattre pacifiquement les obstacles qui voudraient enrayer son bonheur. Des milliers de femmes et d’hommes communs ont fait des choses incroyables et souvent horribles sous l’emprise de l’amour. Celui-ci est d’ailleurs le thème dominant de la tragédie d’Euripide, hantée sur le plan individuel, celui de Médée, par le souci de trouver un bouc émissaire sinon une justification à des actions terribles et sanglantes — qui vont, en principe, moins en direction de l’amour que d’une possession arbitraire et absolue — et, sur le plan général et social, par le souci de faire évoluer une idée de démocratie et de justice de moins en moins archaïque et soumise au pouvoir des rois ou des Dieux.
À côté de ce thème crucial, Anouilh nous confie une vision de l’amour plus moderne, où l’éternité de l’amour ne consiste pas en sa durée, mais plutôt en sa façon de se reproduire dans chaque couple, à chaque rencontre et séparation. Il suffit de lire un morceau de la scène où Jason essaie inutilement de trouver une voie indolore pour se débarrasser de Médée, où Médée s’exprime avec les mots que chaque femme dirait à sa place : « — … Ta tête te dira qu’elles sont mille fois plus jeunes ou plus belles. Alors, ne ferme pas les yeux, Jason, ne te laisse pas une seconde aller. Tes mains obstinées chercheraient malgré toi leur place sur ta femme… Et tu auras beau en prendre, à la fin, qui me rassembleront, des Médées neuves dans ton lit de vieillard, quand la vraie Médée ne sera plus, quelque part, qu’un vieux sac de peau plein d’os, méconnaissable, il suffira d’une imperceptible épaisseur sur une hanche, d’un muscle plus court ou plus long, pour que tes mains de jeune homme, au bout de tes vieux bras, se souviennent encore et s’étonnent de ne pas la retrouver. Coupe tes mains, Jason, coupe tes mains tout de suite ! change de mains aussi si tu veux encore aimer. »
Et Jason, que répond-il ? Ce que des millions d’hommes ont dit depuis la nuit des temps, un demi-mensonge, qui est aussi une demi-vérité : « — Crois-tu que c’est pour chercher un autre amour que je te quitte ? Crois-tu que c’est pour recommencer ? Ce n’est plus seulement toi que je hais, c’est l’amour !… »
Arletty et Louis Jouvet dans « Hotel du Nord » de Marcel Carné (1938)
Certainement, Anouilh aura eu l’occasion de voir le fameux film Hôtel du Nord de Marcel Carné, sorti en 1938, scénario d’Henri Jeanson et Jean Aurenche d’après le roman d’Eugène Dabit, où les incontournables Arletty et Louis Jouvet jouent « on thé road » la scène de rupture entre Mme Raymonde et M. Edmond. Comme dans le plateau du théâtre Aleph, comme dans les Feuilles mortes de Jacques Prévert la vérité de la vie se joue ainsi, tout simplement, dans un endroit quelconque. Il y a toutefois une grande poésie dans « les pas des amants désunis », dans leurs voix aiguës ou tranchantes.
« Nous vivions tous les deux ensemble. Toi tu m’aimais et je t’aimais », chantent à l’unisson Juliette Gréco et Yves Montand, aussi que Médée et Jason. « Mais la vie sépare ceux qui s’aiment, tout doucement, sans faire de bruit », voudrait dire Jason dans sa déclaration de haine pour l’amour. Ce que fait aussi le M. Edmond de Louis Jouvet, lorsqu’il dit : « — …J’en ai assez, tu saisis ? Je m’asphyxie, tu saisis ? Je m’asphyxie…. J’ai besoin de changer d’atmosphère, et moi l’atmosphère c’est toi ! »
« — Pourquoi qu’on part pas pour Toulon ? Tu t’incrustes, tu t’incrustes, ça finira par faire du vilain !
— Et après ?
— Oh, tu n’as pas toujours été aussi fatalitaire
— Fataliste
— Si tu veux, le résultat est le même. Pourquoi que tu l’as à la caille ?On est pas heureux tout les deux ?
— Non
— T’en es sûr ?
— Oui !
— Tu aimes pas notre vie ?
— Tu l’aimes, toi, notre vie ?
— Faut bien, je m’y suis habituée. Cocardier à part, tu es plutôt beau mec. Parfait, on se dispute, mais au lit, on s’explique. Et sur l’oreiller, on se comprend. Alors ?
— Alors rien, j’en ai assez, tu saisis ? Je m’asphyxie, tu saisis ? Je m’asphyxie.
— A Toulon, y’a de l’air puisqu’il y a la mer, tu respireras mieux.
— Partout où on ira ça sentira le pourri.
— Allons à l’étranger, aux colonies.
— Avec toi ?
— C’était l’idée !
— Alors ça sera partout pareil. J’ai besoin de changer d’atmosphère, et moi l’atmosphère c’est toi.
— C’est la première fois qu’on me traite d’atmosphère ! Si j’suis une atmosphère, t’es un drôle de bled ! Oh la la, des types qui sont du milieu sans en être et qui craint la peau de ce qu’ils ont été, on devrait les vider. Atmosphère, atmosphère, est ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? Puisque c’est ça, vas-y tout seul à la Varenne ! Bonne pêche et bonne atmosphère ! »
La mort de Sardanapale d’Eugène Delacroix
Médée se saurait sauvée si elle avait pu dire « Bonne pêche et bonne atmosphère ! » Elle n’aurait pas tué ses fils, avant de se tuer elle-même pour le seul goût de punir Jason, de l’anéantir tout au long de sa survie.
Mais elle n’aurait pas su s’adapter, comme Jason, au « deuxième rôle », à l’oubli. Comme le richissime Sardanapale elle ne voit que le suicide et, comme le dernier grand roi d’Assyrie, elle considère la mort de ses fils comme corollaire de la sienne.
Une soif de mort presque inextinguible semble d’ailleurs accompagner, comme une nécessité absolue, tous les passages cruciaux où son amour est menacé. Mais, à bien y réfléchir, les motivations de ses tueries ne sont pas toujours les mêmes. Lorsque Médée a tué son frère, par exemple, elle a agi en fonction d’une espèce de raison d’État : bâtir son union avec Jason et, à travers cela, bâtir un nouveau royaume. Lorsque vice versa elle pousse Jason à tuer son jeune amant, elle lui demande une preuve d’amour et, en même temps elle prétend qu’il l’aide à retrouver une passion qui est en train de s’affaiblir, sinon de disparaître.
Cet évènement, ce n’est pas sans conséquence dans les comportements suivants de Jason. Quiconque, à sa place, aurait douté de cet étalement d’amour à outrance, que Médée affichait en le mêlant toujours, on doit supposer, aux chantages psychologiques dans lesquels elle rappelait leur complicité.
« J’ai fait ça pour toi ! » Qui, homme ou femme, n’a jamais entendu dire cette phrase au mot près dans sa longue ou brève vie amoureuse ? Chantage, vengeance… Ne font pas la même chose, encore aujourd’hui, de milliers de femmes et d’hommes qui ne savent pas accepter l’échec et le chagrin que l’abandon fabrique ?
Dans une des critiques sur cette pièce des Rhinocéros à l’Aleph d’Ivry, j’ai lu : « Derrière ses crimes et sa monstruosité, cette Médée nous apparaît, sans pudeur, dans sa plus pure identité : celle d’une femme malheureuse. » C’est vrai, et je suis d’accord. Mais, heureusement, j’ajoute, la psychanalyse existe, car il arrive beaucoup de fois, trop de fois, que des mères (ou des pères), sans les tuer physiquement anéantissent tout de même ses propres enfants, rien que pour frapper l’ancien partenaire qui a la hardiesse de « se refaire une vie ».
Heureusement qu’il y a le divorce, aussi. Si seulement l’on pense au « délit d’honneur »… Encore dans les années soixante du siècle passé, en Sicile, cette forme de tuerie était considérée comme une forme de solution des problèmes conjugaux.
On n’arrête pas de réfléchir aux grandes ressources et contradictions du genre humain, aux terribles conflits entre brutalité et raison, entre barbarie et civilisation. Heureusement, il y a le théâtre qui nous montre le Bien qui est parfois dans le Mal, l’Amour qui se mêle à la Mort, et cetera.
Merci de tout mon cœur au théâtre Aleph, à Jean Gabriel Vidal, Ariane Komorn, Elena Diego Marina et Raphaël Molina pour ce spectacle intelligent où l’enthousiasme ne se sépare jamais d’une rigueur de style tout à fait cohérente avec ce chef d’œuvre de Jean Anouilh.
Giovanni Merloni
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication 28 octobre 2012 Dernière modification 30 décembre 2012
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Je pense que je ne l’avais pas lu, ce compte rendu de la pièce d’Anouilh, sinon j’en aurais dit qu’elle était indispensable… et que les ans ne l’avaient pas ridée pour un sou.
Analyse remarquable sur un texte » très contemporain » sujet éternel et troublant. Merci pour cette belle rétrospective ces images, théâtre, cinéma et peinture.
Béatrice
Quand l’atmosphère confine à la folie !
Merci pour ce commentaire qui ouvre de nouveaux horizons sur des tragédies classiques dont on croyait tout savoir.
» On croyait tout savoir sur les tragédies classiques… » et ces textes anciens revisités de nos jours nous ouvrent de nouvelles portes d’interprétation et comme vous le dites si bien » ouvrent de nouveaux horizons ». Personnellement cela me redonne envie de relire nos classiques, (lus souvent trop jeunes…).