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Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite
Chère Catherine,
Dix-huit ans de différence, entre Zvanì et Pascoli, c’est énorme (si tu te rappelles, lors de la naissance du premier, en 1873, le second entrait à l’université). Mais, ça change beaucoup quand on grandit. En 1898, année cruciale et douloureuse pour l’Italie, comme nous verrons ensuite, Zvanì, âgé de 25 ans, était déjà un « leader », tandis que Pascoli…
J’ai repris le courage lorsque j’ai trouvé cette photo. Ou, pour mieux dire, ce négatif que mon père n’avait jamais fait développer. Comme tu peux bien voir la photo a pris jour, comme cela peut arriver aux dernières poses d’une pellicule. Heureusement, il y a huit ans, en 2004, pour m’évader un peu de certaines pensées qui me dérangeaient beaucoup, j’avais acheté un scanner pour négatifs et diapositives… dont j’avais ressuscités plusieurs déclics tout à fait inédits, confirmant l’habileté photographique sinon le talent de mon père.
Il n’y a aucun doute que ce buste de Pascoli se trouve au Pincio, cette portion paisible et tranquille de la villa Borghèse qui donne sur les toits de la Rome baroque juste à la hauteur de la célèbre place du Popolo. Dans cette photo ré-exhumée et donc sauvée, trois enfants maigres et subtilement tristes mettent en valeur, par leurs expressions pensives, l’air hardi et légèrement gêné d’un homme aux traits très communs qui fut pourtant unique. Je me rappelle d’une phrase que Pascoli avait écrit lui-même dans l’extraordinaire récit du vieil élève que je t’ai récemment envoyé : «… pensée d’absent, pensée d’un être seul au monde, pensée d’une douleur et d’une désolation que le maître (Giosuè Carducci) n’aurait pu apprendre que des yeux du garçon. »
Je ne veux pas dire plus, Catherine. Peut-être reviendrai-je sur ces escapades en voiture, que mon père avait baptisées « faire les quatre roues », dans lesquelles ma mère pour une raison ou une autre était absente, en ce cas je te parlerai du sentiment de mélancolie et de manque qui à travers mon père se transmettait à nous tous…
Peut-être une autre fois, je te parlerai de mes frères, en tant que partie intégrante et indissoluble de cette vague joyeuse et douloureuse que c’est l’enfance ou aussi de chacun d’eux, séparément. De ma sœur récemment disparue, en particulier. Je ne sais pas si j’ai le droit de le faire…
En tout cas, cette photo abîmée, qu’aujourd’hui on jetterait pour en choisir une meilleure mais peut-être dépourvue de charge… Oui, j’y vois quelque chose de plus intense et ressenti qu’un simple hommage au poète de la Romagne ensoleillée. Je me souviens, en mon père, d’une certaine tendance à trancher, à juger, de façon tendre et bienveillante, en général… Par exemple, il parlait très peu de Mozart — que je considère le plus grand — auquel il préférait de toute évidence Beethoven… S’il n’avait pas aimé Pascoli, il ne l’aurait pas immortalisé dans sa galerie personnelle de portraits, il ne l’aurait pas mis au centre de ce portrait de famille, momentanément tronqué de la figure centrale de notre mère.
Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite
Pascoli et mon grand-père avaient en commun la mort prématurée de leur père. Ils furent surtout, tout au cours de leur assez brève existence, deux orphelins. Mon père aussi se sentait orphelin et partageait plus ou moins consciemment le sentiment de Pascoli et Zvanì. Nous étions, nous aussi, très tristes, ce dimanche matin, non loin de l’horloge à eau et, de l’autre côté, de la balustrade qui surplombe la place ronde dessinée par un certain Valadier.
Est-ce que notre père nous avait raconté quelque chose, nous avait avoué quelque mystère que nous avons tout de suite oublié ? Est-ce que nous étions en train de nous répéter, intérieurement, la ritournelle qu’on avait si facilement apprise…
O cavallina, cavallina storna
Che riportavi colui che non ritorna… ?
Voilà, en Italie on reste souvent orphelin d’un père généreux qui est mort trop tôt, qui n’a donc pas eu le temps d’achever son œuvre. Je pourrais en faire une longue liste, de ces pères…
Giovanni Merloni
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni 1ère mise en ligne 8 février 2013 Dernière modification 8 février 2013.
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Superbes photos, notamment la deuxième avec cette course prise dans le mouvement.
Merci. En fait mon père, qui n’avait pas été réélu député en 1953, faisait l’avocat. Mais il avait joué du violoncelle, avait aussi écrit quelques articles sur le sujet de la psychanalyse et aimait beaucoup faire des photos…