le portrait inconscient

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L’infini/L’infinito (La pointe de l’iceberg n. 8)

19 lundi Nov 2018

Posted by biscarrosse2012 in portraits d'auteurs

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Giacomo Leopardi, La. pointe de l'iceberg

L’INFINI 

Toujours me fut si cher ce mont sauvage,
Et cette haie qui pour si grande partie
Du dernier horizon la vue m’exclut.
Mais si assis je regarde, d’interminables
Distances au-delà d’elle et des silences
Surhumains, et les profondeurs du calme
Dans l’esprit je me peins, d’où pour un rien
Mon cœur va s’effrayer. Et quand j’entends
Le vent bruire entre ces plantes,
Ce silence infini à cette voix
Vais comparant : je me souviens alors de l’éternel,
Des saisons mortes, de la présente
Encore vive et du son d’elle. Ainsi, dans telle
Immensité se noient toutes mes pensées
Et le naufrage m’est doux dans cette mer.

Giacomo Leopardi (traduction Giovanni Merloni)

Voilà ma dernière traduction du texte poétique plus important de la littérature italienne moderne : « L’infinito » (« L’infini ») de Giacomo Leopardi (1798-1837). Je le fais dans la pleine conscience de mes limites. Mais, en même temps, conscient aussi de la nécessité d’une provocation. Je me suis en fait convaincu qu’il est vraiment très difficile de traduire une poésie d’une langue à l’autre. Par exemple, c’est presque impossible traduire « Le bateau ivre » en italien. J’ai essayé plusieurs fois et toujours abandonné, même si j’ai la présomption d’en avoir cueilli la musique et le rythme. En tout cas, je crois que seulement un écrivain, un véritable poète peuvent arriver à cela. C’est un énorme travail créatif et sauf des exceptions il faut se méfier de la traduction d’entières anthologies. Par un travail long et immense, Jacqueline Risset, qui est sans doute une poète, a su faire ça, arrivant à traduire la « Divina Commedia » de Dante (1265-1321). Mais, Dante, grâce à ses symboles, à ses allégories et sa solide structure narrative, peut se traduire peut-être plus facilement que Leopardi. Celui-ci s’exprime par des mots très simples, qui ont d’ailleurs leur place précise dans le texte, toujours fortement évocateur de valeurs profondes et universelles.

Ce serait surtout fautive la traduction de Leopardi au pied de la lettre. Car il faut toujours garder quelques piliers…

Dans un poème qui commence par « Sempre caro mi fu quest’ermo colle » il ne faut surtout pas traduire « caro » avec « tendre », peut être plus correspondant dans la stricte signification. On peut trouver d’autres termes pour les autres mots, mais « caro » est le point d’appui de ce premier vers et, je crois, de tout le poème.

En une première traduction, par exemple, j’avais cru que s’adapterait mieux, ici, le mot « charmille », inventé par Mauriac pour décrire sa haie de Malagar, qui a d’ailleurs la même fonction de « filtre » entre l’observateur (assis) et l’infini. Pour une question de rythme musical, je dois maintenant revenir au mot « haie » pour traduire le mot italien « siepe » (une « balustrade végétale »). 

Giovanni Merloni

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L’INFINITO 

Sempre caro mi fu quest’ermo colle,
E questa siepe, che da tanta parte
Dell’ultimo orizzonte il guardo esclude.
Ma sedendo e rimirando, interminati
Spazi di là da quella, e sovrumani
Silenzi, e profondissima quiete
Io nel pensier mi fingo, ove per poco
Il cor non si spaura. E come il vento
Odo stormir tra queste piante, io quello
Infinito silenzio a questa voce
Vo comparando: e mi sovvien l’eterno,
E le morte stagioni, e la presente
E viva, e il suon di lei. Così tra questa
Immensità s’annega il pensier mio:
E il naufragar m’è dolce in questo mare.

Giacomo Leopardi

Mon sacré « peu »

18 mercredi Mai 2016

Posted by biscarrosse2012 in portraits d'auteurs

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Pier Paolo Pasolini

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La phrase et la photo de Pasolini ont été empruntées sur Facebook 

Mon sacré « peu »

Je pense qu’il faut éduquer les nouvelles générations à la valeur de la défaite.
À sa gestion.
À l’humanité qui en jaillit.
À construire une identité capable de saisir le partage d’une destinée, où l’on peut échouer et recommencer sans que la valeur et la dignité en soient attaquées.
À ne pas devenir quelqu’un qui joue des coudes pour avancer dans la société, à ne pas passer sur les corps des autres pour arriver le premier.
En ce monde de gagnants vulgaires et malhonnêtes, de prévaricateurs faux et opportunistes, de gens qui comptent, qui occupent le pouvoir, qui s’arrachent le présent, figurez-vous le futur ; à tous ceux qui ont la névrose du succès, de paraître, de devenir…
À cette anthropologie du gagnant, je préfère de loin celui qui perd.
C’est un exercice qui me réussit bien.
Et me réconcilie avec mon sacré « peu ».

Pier Paolo Pasolini
(traduction Giovanni Merloni)

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Les cendres de Pasolini

04 dimanche Oct 2015

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Antonio Gramsci, Giorgio Muratore, Herbert Marcuse, Italie, Karl Marx, Pier Paolo Pasolini, portraits de poètes

001_paso 1 180 Les cendres de Pasolini

Si je fouille dans mes souvenirs des années 1960, j’y trouve déjà, bien avant la date du 1er mars 1968, plusieurs épisodes et circonstances qui ont contribué au déclenchement, dans mon pays, des phénomènes politiques et sociaux tout à fait inédits des années « chaudes » de 1968 et 1969.
Il s’agit parfois d’événements que j’ai observés en première personne, comme l’occupation de l’université La Sapienza de Rome en avril-mai 1966, à la suite de l’homicide de l’étudiant Paolo Rossi devant la faculté de Lettres. Ce fut la énième preuve d’une tension qui montait depuis longtemps : entre les institutions universitaires, sourdes et rigides à toute demande de modernisation, et les étudiants, de plus en plus inquiets pour leur travail futur. Ce fut aussi, pour les étudiants, le tournant de la pleine et définitive prise de conscience : nous étions tous engagés, désormais, dans une confrontation politique majeure dont il fallait se charger.
Cependant, il faut attendre la journée du 1er mars 1968, marquée par les affrontements entre policiers et étudiants en face de la faculté d’architecture de Valle Giulia à Rome, pour assister au changement attendu. Une véritable « bataille » donnant lieu à son tour à l’explosion d’un phénomène qui allait bien au-delà de ce qu’on avait envisagé à la veille. Un phénomène, appelé synthétiquement « le ’68 », qui a touché dans le vif nos existences individuelles ainsi que les évolutions successives de la vie politique en Italie.

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Dans ma récente lettre à Giorgio Muratore, j’avais mis en évidence un épisode arrivé pendant une assemblée des étudiants, dans l’amphi de la Faculté, quelques jours après cette bataille. Dans le but de développer, dans les articles successifs, une réflexion sur notre expérience commune — le projet-livre titré « Droit à la ville » que nous partageâmes avec d’autres camarades — par rapport aux engagements que nous avons ensuite assumés, tel le travail d’urbaniste que j’avais entamé auprès de la région Emilia-Romagna à Bologne.
Une phase de ma vie brusquement interrompue, dans un contexte, celui de Bologne, qui a forcément changé avec le temps, qui représente, en tout cas, pour moi, la preuve que des choses très positives ont existé et résisté pendant longtemps. En même temps, je ne peux pas ignorer qu’il y a eu un moment où notre pays a cessé de progresser, une heure « x » à partir de laquelle l’on assiste au gaspillage des énergies et du patrimoine culturel et professionnel de notre génération (et des suivantes) jusqu’à échouer, aujourd’hui, dans un impressionnant « analphabétisme de retour », une véritable rupture dans le cercle vertueux du progrès civil et culturel dont l’Italie a été pendant longtemps un exemple unique.
Cela m’inquiète énormément, d’autant plus que je vois en cette régression le reflet de la série infinie des pas en arrière auxquels on a été confrontés au fur et à mesure que la corruption a pris le dessus en Italie. Cette corruption, ou décadence, ou dégénération, touchant désormais tout le pays, a bien sûr des raisons profondes et lointaines, qui mériteraient d’être fouillées à fond. Je ne saurais pas le faire, même si quelques éléments d’une telle analyse pourraient très bien jaillir de ce que j’ai vu et vécu personnellement au cours des années.
J’ai fait en tout cas, dans mon blog, le choix de me borner surtout aux aspects esthétiques ou spécifiques de l’activité des artistes, des architectes ou des urbanistes qui sont touchés inévitablement par lesdites transformations et régressions.
D’ailleurs, je ne peux pas « sauter » au thème spécifique de l’urbanisme et de ce livre collectif sur « le droit à la ville » sans m’interroger sincèrement, en dehors de toute emphase, autour de la « bataille de Valle Giulia ». Ce que je ferai dans une des prochaines publications du « portrait inconscient ».

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Aujourd’hui, ayant lu et relu plusieurs fois « Le PCI aux jeunes », le poème que Pier Paolo Pasolini adressa aux chefs du mouvement des étudiants au lendemain des affrontements, j’ai décidé de le traduire en français, le proposant ainsi pour une lecture qui se révélera, je crois, aussi intéressante qu’indispensable.
Ce poème de Pasolini contient plusieurs prémonitions. La polémique sur les policiers, dans lesquels il voit surtout de jeunes venant de familles pauvres et marginales, est connue. Cette polémique correspond d’ailleurs à son thème philosophique et poétique primordial. Allant en contre-courant par rapport au monde de la politique ainsi qu’à celui de la culture, Pasolini se revendique « anti-bourgeois », nourrissant ses chefs d’œuvre d’une vision, toujours originale et efficace, où le réalisme s’épouse à une idéologie de la catharsis et de la victoire morale du bien sur le mal et du beau sur le laid, même dans les situations les plus pénibles et douloureuses.
Pasolini a parfaitement raison quand il dit que les policiers ne s’identifient pas à l’institution policière. Il a aussi raison quand il affirme que la police intervenant dans une université… n’est pas la même police qui entre dans une usine occupée.
Et, bien sûr, il a raison lorsqu’il découvre dans ce mouvement des étudiants de 1968 un fond d’anticommunisme, voire de déception ou de méfiance envers ce Parti jusque-là charismatique.
Il s’agissait en tout cas d’un anticommunisme à l’italienne, où « l’ennemi PCI » était, comme le dit Pasolini, un parti « à l’opposition » qui respectait scrupuleusement les règles du système parlementaire dont il était le principal défenseur. Un parti qui avait d’ailleurs essayé, même dans les moments les plus dramatiques, de « ne pas accepter les provocations », évitant soigneusement d’affronter la police…
Donc, au-delà du choc émotif que les mots abrupts et sincères de Pasolini provoquent, on ne peut qu’adhérer au fond de ce que courageusement l’auteur des « cendres de Gramsci » déclare ou, pour mieux dire, proclame.
Et pourtant, en relisant ce texte quarante ans depuis la disparition violente de son Auteur, je dois avouer un sentiment d’angoisse. Pourquoi Pasolini, après avoir conseillé à ces jeunes « désemparés » de s’intégrer activement dans le plus grand parti de la gauche — pouvant se vanter d’une longue tradition de luttes et de conquêtes sociales et culturelles — a-t-il manifesté sa tentation personnelle d’abandonner de but en blanc sa foi irréductible dans la révolution, pour adhérer dorénavant à cette mode de la guerre civile ?
Tout le monde sait que Pasolini a été toujours en dehors de telles logiques, même s’il a mûri dans le temps, intérieurement et dans ses œuvres incontournables, une vision de plus en plus pessimiste des dérives probables que notre pays allait traverser. Sa vision, proche à celle de Gandhi ou Anna Arendht beaucoup plus qu’à celle d’Herbert Marcuse, philosophe à la page chez les étudiants de 1968, se relie d’ailleurs à l’idée de Gramsci d’une interprétation du verbe de Karl Marx cohérente à la réalité italienne, à ses âmes et cultures multiples. En plus, grâce à sa sensibilité à fleur de peau, Pasolini saisissait au vol le « jeu dangereux » qui se cachait dans l’esprit combattant des étudiants qui avaient participé aux événements de Valle Giulia.
Et il avait saisi aussi la faiblesse du pachyderme : ce parti communiste italien qui n’avait pas su ni probablement voulu ouvrir aux jeunes, se renouvelant comme les temps l’exigeaient.
Tragiquement, dans le final désespéré du message publié ci-dessous, la méfiance de Pasolini envers la capacité du PCI d’assumer jusqu’au bout ses responsabilités est plus forte que la haine envers les bourgeois, ses anciens ennemis.
Depuis la bataille de Valle Giulia et les manifestations qui suivirent, l’extrême droite des bombes et des coups d’État ne fut plus seule à menacer de l’extérieur notre république parlementaire et son précaire équilibre. Après une phase d’euphorie imprudente, caractérisée par un gigantesque mélange des genres, de nouveaux sujets se sont présentés sur la scène « à gauche de la gauche ». Avaient-ils l’illusion de « tout résoudre » et de « tout comprendre » comme « Les Justes » de Camus, ou alors, comme le dit Pasolini, voulaient-ils s’emparer du pouvoir tout court, par quelques raccourcis ?

Giovanni Merloni

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Le PCI aux jeunes ! [1]

Je suis désolé. La polémique contre
le Pci, il fallait la faire dans la première moitié
de la décennie passée. Vous êtes en retard, chers.
Cela n’a aucune importance si alors vous n’étiez pas encore nés:
tant pis pour vous.
Maintenant, les journalistes de tout le monde (y compris
ceux qui travaillent auprès des télévisions)
vous lèchent (comme l’on dit encore dans le langage
universitaire) le cul. Moi non, chers.
Vous avez des gueules de fils à papa.
Je vous haïs, comme je haïs vos papas.
Bonne race ne ment pas.
Vous avez le même œil méchant.
Vous êtes craintifs, incertains, désespérés
(très bien !) mais vous savez aussi comment être tyranniques, des maîtres chanteurs sûrs et effrontés :
là, ce sont des prérogatives petites-bourgeoises, chers.

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Hier, à Valle Giulia, quand vous vous êtes battus
avec les policiers,
moi, je sympathisais pour les policiers.
Car les policiers sont fils de pauvres.
Ils viennent de sub-utopies, paysannes ou urbaines qu’elles soient.
Quant à moi, je connais assez bien
leur façon d’avoir été enfants et garçons,
les précieuses mille lires, le père demeurant garçon lui aussi,
à cause de la misère, qui ne donne pas d’autorité.
La mère invétérée comme un porteur, ou tendre,
pour quelques maladies, comme un petit oiseau ;
les frères nombreux ; le taudis
au milieu des potagers de sauge rouge (dans des terrains
d’autrui, lotis) ; les bassi [2]
au-dessus des égouts ; ou les appartements dans les grands
bâtiments populaires, etc. etc.

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Et puis, regardez-les, comment s’habillent-ils :
comme des clowns,
avec cette étoffe rugueuse sentant la soupe
les intendances et le peuple. La pire des choses, naturellement,
c’est l’état psychologique qu’ils ont atteint
(rien que pour quarante mille lires le mois) :
sans plus de sourire,
sans plus d’amitié avec le monde,
séparés,
coincés (dans un type d’exclusion qui n’à pas d’égal) ;
humiliés par la perte de la qualité d’hommes
pour le fait d’être des policiers (quand on est haïs on haït).
Ils ont vingt ans, votre âge, chers et chères.
Nous sommes évidemment d’accord contre l’institution de la police.
Mais prenez-vous-en à la Magistrature, et vous verrez !
Les garçons policiers
que vous avez frappés
par un sacré banditisme de fils à papa
(attitude que vous héritez d’une noble tradition
du Risorgimento [3]),
ils appartiennent à l’autre classe sociale.

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À Valle Giulia, hier, il y a eu ainsi un fragment
de lutte de classe : et vous, chers (même si de la part
de la raison) vous étiez les riches,
tandis que les policiers (qui étaient de la part
du tort) étaient les pauvres. Belle victoire, donc,
la vôtre ! En ces cas,
aux policiers on donne les fleurs, chers. Stampa et Corriere della Sera [4],
News- week et Le Monde
ils vous lèchent le cul. Vous êtes leurs fils,
leurs espérance, leur futur : s’il vous reprochent
il n’organisent pas, cela c’est sûr, une lutte de classe
contre vous ! Au contraire,
il s’agit plutôt d’une lutte intestine.
Pour celui qui est au-dehors de votre lutte,
qu’il soit intellectuel ou ouvrier,
il trouverait très amusante l’idée
d’un jeune bourgeois qui flanque des coups à un vieux
bourgeois, et qu’un vieux bourgeois renvoie au cachot
un jeune bourgeois. Doucement
le temps d’Hitler revient : la bourgeoisie
aime se punir de ses propres mains.

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Je demande pardon à ces mille ou deux mille jeunes, mes frères
qui s’engagent à Trento ou à Turin,
à Pavia ou à Pisa,
à Florence et un peu à Rome aussi,
mais je dois dire : le mouvement des étudiants (?)
ne fréquente pas les évangiles ne les ayant jamais lus
comme l’affirment ses flatteurs entre deux âges
pour se croire jeunes, en se faisant des virginités
qui font du chantage ;
une seule chose les étudiants connaissent vraiment :
le moralisme du père magistrat ou professionnel,
le banditisme conformiste du frère majeur
(naturellement dirigé sur la même route du père),
la haine pour la culture de leur mère, d’origines
paysannes même si déjà éloignées.
Cela, chers fils, vous le savez.
Et vous appliquez cela à travers deux sentiments
auxquels vous ne pouvez pas déroger :
la conscience de vos droits (on le sait bien,
la démocratie ne considère que vous) et l’aspiration
au pouvoir.

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Oui, vos horribles slogans tournent toujours
autour de la prise du pouvoir.
Je lis dans vos barbes des ambitions impuissantes,
dans vos pâleurs du snobisme désespéré,
dans vos yeux fuyants des dissociations sexuelles,
dans l’excès de santé de l’arrogance, dans le peu de santé du mépris
(juste pour quelques-uns, une minorité d’entre vous, venant de la bourgeoisie
infime, ou de quelques familles ouvrières
ces défauts ont quelque noblesse :
connais toi même [5] et l’école de Barbiana [6] !)
Réformistes !
Faiseurs de choses !
Vous occupez les universités
tout en affirmant que cette même idée devrait venir
à des jeunes ouvriers.

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Et alors : Corriere della Sera et Stampa [4],
Newsweek et Le Monde
auront-ils autant de sollicitude
jusqu’à essayer de comprendre leurs problèmes ?
La police se bornera-t-elle à subir un peu de coups
à l’intérieur d’une usine occupée ?
Mais, surtout, comment un jeune ouvrier
pourrait-il s’accorder d’occuper une usine
sans mourir de faim dans trois jours ?
allez occuper les universités, chers fils,
mais donnez moitié de vos revenus paternels même si exigus
à des jeunes ouvriers pour qu’ils puissent occuper,
avec vous, leurs usines. Je suis désolé.
C’est une suggestion banale,
une provocation extrême. Ma surtout inutile :
parce que vous êtes bourgeois
et donc anticommunistes. Les ouvriers, quant à eux,
ils sont restés au 1950 et même avant.
Une idée archéologique comme celle de la Résistance
(qu’on aurait dû contester il y a vingt ans,
tant pis pour vous si vous n’étiez pas encore nés)
existe encore dans les poitrines populaires, dans la banlieue.
Il se trouve que les ouvriers ne parlent pas le français ni l’anglais,
et juste quelqu’un, malchanceux, le soir, dans la cellule,
s’est efforcé d’apprendre un peu de russe.
Arrêtez de penser à vos droits,
arrêtez de demander le pouvoir.
Un bourgeois racheté doit renoncer à tous ses droits,
bannissant de son âme, une fois pour toujours,
l’idée du pouvoir.

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Si le Gran Lama sait qu’il est le Gran Lama
cela veut dire que celui-là ce n’est pas le Gran Lama (Artaud):
donc, les Maîtres
– qui saurons toujours qu’ils sont des Maîtres –
ils ne seront jamais des Maîtres : ni Gui [7] ni vous
ne réussirez jamais à devenir des Maîtres.
On est des Maîtres si l’on occupe les Usines
non les universités : vos flatteurs (même Communistes)
ne vous disent pas la banale vérité : vous êtes une nouvelle
espèce d’apolitiques idéalistes : comme vos pères,
comme vos pères, encore, chers ! Voilà,
les Américains, vos adorables contemporains,
avec leurs fleurs ridicules, ils sont en train d’inventer,
eux, un nouveau langage révolutionnaire !
Il s’inventent cela au jour le jour !
Mais vous ne pouvez pas les faire, parce qu’en Europe il y en a déjà un :
pourriez-vous l’ignorer ?
Oui, vous voulez ignorer (avec la grande satisfaction
du Times et du Tempo [8]).
Vous ignorez cela en allant, avec votre moralisme provincial,
“plus à gauche”. Étrange,
abandonnant le langage révolutionnaire
du pauvre, vieux, officiel
Parti Communiste,
inspiré par Togliatti [9]
vous en avez adopté une variante hérétique,
mais sur la base de l’idiome référentiel le plus bas,
celui des sociologues sans idéologie.

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Vous exprimant ainsi,
vous demandez tout par les mots,
tandis qu’en ce qui concerne les faits,
vous ne demandez que des choses auxquelles
vous avez droit (en braves enfants de bourgeois) :
une série de réformes qu’on ne peut plus reporter,
l’application de nouveaux méthodes pédagogiques
et le renouvèlement d’un organisme de l’état.
Bravo ! Quels saints sentiments !
Qu’elle vous assiste, la bonne étoile de la bourgeoisie !
Enivrés par la victoire contre les jeunes hommes
de la police, contraints par la détresse à servir,
ivres pour l’intérêt de l’opinion publique
bourgeoise (que vous traitez comme le feraient des femmes
qui ne sont pas amoureuses, qui ignorent et maltraitent
le soupirant riche)
mettez de côté l’unique outil vraiment dangereux
pour combattre contre vos pères :
c’est-à-dire le communisme.
J’espère que vous l’avez compris :
faire les puritains
c’est une façon pour s’empêcher
l’ennui d’une véritable action révolutionnaire.

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Mais allez, plutôt, fous, assaillir les Fédérations !
Allez envahir les Cellules !
allez occuper les huis
du Comité Central : Allez, allez
vous camper Via des Botteghe Oscure [10] !
Si vous voulez le pouvoir, emparez-vous, du moins, du pouvoir
d’un Parti qui est pourtant à l’opposition
(même si mal fichu, pour la présence de gens
en de modestes vestes croisées, de boulistes, d’amants de la litote,
de bourgeois qui ont le même âge de vos papas dégueulasses)
ayant comme but théorique la destruction du Pouvoir.
Que celui-ci se décide à détruire, entre-temps,
ce qu’il y a de bourgeois en lui,
je doute assez, même avec ce que vous apporteriez,
si, comme je viens de dire, bonne race ne ment pas…
De toute façon : le Pci aux jeunes, ostia [11] !

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Mais, hélas, que vais-je vous suggérer ? Que vais-je vous conseiller ? Où est-ce que je suis en train de vous pousser ?
Je me repens, je me repens !
J’ai perdu la route qui mène au mal mineur,
que Dieu me maudisse. Ne m’écoutez pas.
Aïe ! aïe ! aïe !
victime et maître de chantage,
je soufflais dans les trombes du bon sens.
Heureusement, je me suis arrêté à temps,
en sauvant tous les deux,
le dualisme fanatique et l’ambiguïté…
Cependant, je suis sur le bord de la honte.
Oh Dieu ! que je doive prendre en considération
l’éventualité de faire, à votre flanc, la Guerre Civile
mettant de côté ma vieille idée de Revolution ?

Pier Paolo Pasolini

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TEXTE EN ITALIEN

[1] « Le Parti communiste italien aux jeunes !, publié par La Repubblica le 16 juin 1968, avec cette note : « La poésie de l’auteur des “cendres de Gramsci”, Les vers sur les affrontements de Valle Giulia qui ont déchaîné de dures répliques parmi les étudiants.

[2] habitations pauvres dont l’entrée se trouve à même la rue, caractéristiques de Naples.

[3] le mouvement idéal dans lequel plusieurs forces se sont identifiées tout au cours des guerres d’indipendance qui ont enfin abouti à l’Unité d’Italie.

[4] Deux entre les plus importants quotidiens italien de l’époque (avec La Repubblica)

[5] ce que nous tous héritons de Socrate

[6] glorieuse école populaire crée par don Milani https://it.m.wikipedia.org/wiki/Lorenzo_Milani

[7] ministre de l’instruction publique en 1968

[8] quotidien de Rome (centre-droite)

[9] leader du PCI d’abord entre 1927 et 1934, ensuite depuis 1938 jusqu’à sa mort (1964)

[10] ancien siège du PCI à Rome

[11] exclamation, typique du nord-est de l’Italie, dont Pasolini était originaire (Friuli), ayant la fonction de souligner une affirmation conclusive et importante.

La vie, la poésie et le pouvoir : une liberté surveillée pour Jean de La Fontaine I/II

19 mardi Mai 2015

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Jean de La Fontaine, Valère Staraselski

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La vie, la poésie et le pouvoir : une liberté surveillée pour Jean de La Fontaine  I/II

J’ai lu — et énormément apprécié — le livre de Valère Staraselski (« Le maître du jardin, dans les pas de La Fontaine », Cherche midi 2011) qui m’a donné l’occasion, à travers son portait admirable de Jean de La Fontaine, de réfléchir à l’œuvre de ce grand poète et à son importance dans la formation de la langue française moderne.
Cela à partir du thème de fond du livre de V. Staraselski, c’est-à-dire le « mystère » de la contradictoire fortune de Jean de La Fontaine, même de nos jours. Je ne veux pas répéter ici ce que Staraselski a très bien dit et fait comprendre dans son livre. Mais je voudrais expliquer, en un nombre limité de pages, à moi-même et aux lecteurs de mon blog, la destinée commune à la plupart des créateurs — peintres, poètes, écrivains, comédiens, musiciens — dont Jean de La Fontaine peut être considéré, sans doute, le représentant le plus illustre, ayant subi de lourdes (et mensongères) attaques à sa personnalité en fonction d’une stratégie de sous-évaluation de son originalité artistique. En recherchant le moyen d’entamer efficacement ce sujet difficile, j’ai d’emblée pensé m’adresser idéalement à José Saramago — prix Nobel de la littérature 1998 —, qui a d’ailleurs plusieurs points en commun au grand fabuliste de XVIIe siècle, pour lui demander son aide.

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Qu’aurait-il dit, Saramago ?

Outre à adopter, comme le faisait La Fontaine, une écriture dépouillée et non conventionnelle, déstructurée dans le but d’héberger l’expression libre de la langue orale, Saramago se sert toujours, comme le poète français, de l’artifice du déplacement et du renversement (parfois effrayant et scandaleux) du point de vue. Une véritable arme secrète, une clé inattendue pour révolutionner à priori les propos motivant ses formidables et inoubliables romans. L’exemple plus évident est dans L’histoire du siège de Lisbonne, où le protagoniste, un correcteur de brouillons parmi les plus soignés et fiables, n’en pouvant plus de ces histoires qui passaient sur son bureau, aussi incomplètes que présomptueuses, décide d’écrire un NON. Ce « non », placé au point décisif et crucial, fait déclencher une vision tout à fait différente de l’histoire du siège de Lisbonne au temps des Croisades, bouleversant toute interprétation héroïque et rhétorique du rôle de la religion chrétienne dans l’Histoire du Portugal et de l’Europe et reportant au centre de la scène une humanité pauvre, avec ses souffrances et ses passions concrètes.
À propos de la « fortune contrastée » de La Fontaine de son vivant — et de plusieurs jugements contradictoires sur son œuvre au cours des siècles suivants — j’ai imaginé que José Saramago se serait débrouillé ainsi : « Dans le siècle de Louis XIV, qui a été, en France, celui de la monarchie absolue, mais aussi de la Fronde et de la Contreréforme, l’État c’était lui, Louis XIV. En ces temps-là (pas tellement distants vis-à-vis de ce qui se passe aujourd’hui en certains pays d’Europe), beaucoup de choses tombaient dans le tabou de “l’affaire d’État”. La culture était elle aussi une affaire d’État. En ces temps-là, aucune forme de récit autobiographique (le “roman” étant encore inimaginable) ne pouvait être exploitée, de même que toutes les œuvres d’art pouvant se révéler porteuses d’une contestation quelconque. Dans un contexte comme ça, il ne faut pas s’étonner de l’accueil contradictoire des œuvres de La Fontaine et de l’homme La Fontaine. »

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La vie, la poésie et le pouvoir : une liberté surveillée

Quant à moi, je ne crois pas que La Fontaine pouvait envisager de « parler de soi » dans le sens que cette expression assume de nos jours. Cependant, il n’y a pas de livre ou d’œuvre d’art qui ne reflète pas son auteur. Et La Fontaine, même avec les artifices les plus compliqués, même réduit en autant de pièces que le nombre de ses animaux au visage humain, apparaît enfin lui aussi tout entier, avec son « esprit d’irrévérence ».
À partir de cette irrévérence, un précis circuit d’action et réaction se déclenche.
Au commencement de son parcours, La Fontaine aime ses Malherbe, ses Marot et se perd aussi dans l’Astrée d’Honoré d’Urfé. Pourtant il est un poète classique déjà prêt à se rebeller vis-à-vis de toute vision figée du monde classique. Il n’aime pas la solitude, il croit dans la valeur de l’amitié, il est très sensible au charme féminin. D’ailleurs, il n’est pas indifférent aux plaisirs que la gloire peut apporter, donc il est ambitieux :
« On ne considère en France que ce qui plaît : c’est la grande règle, et pour ainsi dire la seule. »
Lorsqu’il s’approche de la quarantaine, après une assez longue initiation à la littérature, il comprend qu’il n’est pas adapté à travailler dans le sillon de ses premiers maîtres. Il se sent aussi bien calé dans son temps que projeté en dehors.
Combien de poètes ont vécu une condition schizophrène pareille ? D’un côté les pulsions de la vie, parfois très simples et immédiates ; de l’autre côté, un engagement créatif continu, l’emmenant dans un délire riche d’anticipations.  Je pense par exemple à Pier Paolo Pasolini, qui passait sans difficulté apparente de la « vie difficile » et parfois « violente » à la dimension de la poésie créatrice. Je reconnais en Pasolini et La Fontaine une pareille force, tout à fait particulière. La force qui rend le lion capable de se mettre au niveau des autres animaux, ou qui donne le courage à la souris de défier l’éléphant.
Un beau jour, La Fontaine entrevoit son parcours à lui. Et c’est le parcours de la création libre, du déplacement. Il remonte à Platon, surtout, mais il emprunte à Phèdre ses fondamentaux. Il travaille durement :
« Vous apprendrez tôt ou tard que patience et longueur de temps font plus que force ni que rage… »
Il essaie de libérer la poésie de son temps de toute contrainte académique et métrique, de ses sujets dépassés. Mais, il cogne contre la barrière infranchissable des poètes courtisans et sans scrupules. Il voudrait aussi se lancer dans le théâtre, mais là aussi il rencontre des barrières insurmontables. (Les besoins d’amusement de la Cour laissaient vivre le théâtre, bien sûr. On avait d’ailleurs envie de poésie et de poètes à la hauteur de la grandeur de la France. Donc, on ne s’inquiétait pas pour le théâtre sérieux de Racine que le Roi et la Cour considéraient leur fleuron. Mais on accueillait favorablement aussi celui de Molière, car en fin de compte ce n’était que des mots lancés dans l’air. En tout cas, théâtre et poésie étaient marqués de près.)
Il « mélange » alors tout ce qui hante son âme et son esprit — la poésie, le théâtre, les dialogues de Platon et les anciennes fables de Phèdre — avec l’idée géniale d’aller à la rencontre de la tradition orale. De ce mélange naissent les Fables en vers. Grâce à la création de ce nouveau genre littéraire, considéré mineur et, pendant les premiers temps, inoffensif, sa grandeur peut s’épandre, en demeurant pendant longtemps largement inaperçue. Les Fables lui permettent de faire vivre un monde parallèle, celui des animaux, se traduisant en une vaste et articulée métaphore du monde des hommes (qui sont des animaux eux aussi). D’un côté, la ressemblance de chaque homme à un ou plusieurs animaux, le fait d’en assumer les habitudes et les vices — habitudes et vices qu’on ne peut pas condamner sans appel chez des êtres qui ne sont jamais consciemment méchants —, nous amène à comprendre l’homme sinon à le justifier au nom de son « naturel » et de ses penchants spontanés. De l’autre côté, le plus inquiétant, les animaux ressemblent aux hommes. Il suffit de lire Les Animaux malades de la peste, comme nous conseille Voltaire :
« Selon que vous serez puissant ou misérable/ Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. »
Cette sagesse des Fables, « païennes » ou, si l’on veut, « laïques », qui comporte, pour l’homme, l’absolution d’une partie considérable de ses fautes, est sans doute un des éléments du consensus que La Fontaine a obtenu déjà de son vivant.
Dans les Fables, il réussit d’ailleurs à rendre sous forme de message assez compréhensible les arguments les plus difficiles et complexes. Il part (comme Michel Ange) d’une masse informe de suggestions et d’idées, à l’origine obscures et complexes, pour arriver à des expressions tout à fait claires et limpides.
Pour La Fontaine, les Fables se révèlent très tôt des outils formidables pour se battre contre le pouvoir absolu et incontournable que Louis XIV incarnait au plus haut niveau, s’imposant à travers un réseau capillaire de fidèles représentants et défenseurs de ce pouvoir même. Un système hiérarchique qui avait ses codes, ses mots d’ordre et évidemment sa propre culture. Il est donc bien compréhensible que La Fontaine protégeât ses découvertes comme l’on ferait pour une arme secrète.
Ensuite, il doit vivre ou mieux il doit survivre. Puisque son métier ne produit pas de richesse, il a besoin de mécénats, de travailler à l’abri. Il trouve en Fouquet son premier protecteur. Le duc de Bourgogne sera son dernier. Après la chute en disgrâce de Fouquet, La Fontaine a toujours vécu une gloire contrastée.
« Ce qui doit toucher les grands, ce n’est pas le prix des dons qu’on leur fait, c’est le zèle qui accompagne ces mêmes dons, et qui, pour en mieux parler, fait leur véritable prix auprès d’une âme comme la vôtre. Mais, Madame, j’ai tort d’appeler présent ce qui n’est qu’une simple reconnaissance. Il y a longtemps que Monseigneur le duc de Bouillon me comble de grâces, d’autant plus grandes que je les mérite moins. Je ne suis pas né pour le suivre dans les dangers ; cet honneur est réservé à des destinées plus illustres que la mienne : ce que je puis est de faire des vœux pour sa gloire, et d’y prendre part en mon cabinet, pendant qu’il remplit les provinces les plus éloignées des témoignages de sa valeur, et qu’il suit les traces de son oncle et de ses ancêtres sur ce théâtre où ils ont paru avec tant d’éclat, et qui retentira longtemps de leur nom et de leurs exploits. Je me figure l’héritier de tous ces héros, cherchant les périls dans le même temps que je jouis d’une oisiveté que les seules Muses interrompent. Certes, c’est un bonheur extraordinaire pour moi, qu’un prince qui a tant de passion pour la guerre, tellement ennemi du repos et de la mollesse, me voie d’un œil aussi favorable, et me donne autant de marques de bienveillance que si j’avais exposé ma vie pour son service. » (La Fontaine, À Madame la Duchesse de Bouillon, 1669)
Il ne pouvait d’ailleurs se comporter différemment, se tenant fidèle à son génie et à son personnage et cherchant, en même temps, la reconnaissance et l’acceptation de tout le monde. Il manifestait son aspiration aux faveurs du Roi, en se plaignant lorsqu’il s’en sentait exclu. C’est une petite faiblesse, tout à fait humaine, qu’on ne peut pas lui reprocher. Car au fond il est pleinement conscient de bénéficier d’un privilège. On ne l’empêche pas de publier et diffuser partout ses Fables, même si en elles est partout présent un très vif esprit de contestation du pouvoir de Louis XIV et de sa Cour. En tout cas, on ne le laisse pas tranquille. On déclenche une critique féroce contre lui, bourrée de mensonges et partis pris, avec le but de le tenir coincé dans ses labyrinthes.
La Fontaine vivait dramatiquement son exclusion du cercle élu des intellectuels agréés, parce que la nature même de son travail créatif avait besoin d’un terrain privilégié, d’un théâtre unique pour subsister. Et le théâtre, à l’époque de l’épanouissement majeur de son génie, était la France voulue et interprétée au suprême niveau par Louis XIV.
Ce n’est qu’une banale vérité, concernant la plupart des artistes en tout temps et en chaque lieu, même ceux qui se suicident. D’ailleurs, l’affrontement entre expression individuelle et pouvoir a toujours existé.
Ses œuvres poétiques, irrévérencieuses, au fond, envers la forme créditée et dominante, rencontrèrent d’un côté le refus net des intellectuels au pouvoir et de l’autre côté, le succès extraordinaire et croissant du public des lecteurs.
Pour faire front à cette contradiction, La Fontaine, au lieu d’attaquer pour mieux se défendre, a toujours préféré la dissimulation de ses véritables objectifs derrière un système de mensonges très complexe. Cette dissimulation ce n’était pas seulement une défense personnelle, un système pour protéger son œuvre. C’était sa raison de vie. En se déplaçant continûment du côté cour au côté jardin, de l’un à l’autre personnage de son « théâtre platonique » il a assumé sur soi — sur sa première et deuxième peau — les contradictions comiques et tragiques de l’humanité de son temps.

Jean_de_La_Fontaine Il ne reste qu’une seule question encore suspendue : pourquoi autant de personnages primés par la gloire et la reconnaissance ont-ils dû s’abaisser à dénigrer La Fontaine en tant qu’homme, à le décrire comme quelqu’un qui avait une personnalité assez modeste jusqu’à douter parfois de son intelligence ? Était-il muet ? On a une infinité de témoignages qui disent le contraire. Et alors ?
Je ne m’étonne de rien. C’est d’ailleurs la loi de la forêt, et la forêt c’est justement le lieu où les personnages de La Fontaine se mesurent réciproquement. On est tous jaloux de ce qu’on possède, qu’on a toujours peur de perdre. Surtout ce qu’on a obtenu sans effort, par distraction ou en cadeau. Nous sommes possessifs jusqu’à la violence avec nos femmes et ennemis violents envers ceux qui menacent de les enlever. Ce sont les mêmes réactions qui se déclenchent quand il est question d’un pouvoir ou d’une possible gloire. De quoi avaient-ils donc peur, les ennemis de La Fontaine ? Comme Salieri versus Mozart, ils avaient peur de son talent, ils s’agaçaient de sa facilité, ils éprouvaient une sincère haine devant son infaillibilité dans le choix des mots. Donc, dans l’impossibilité de censurer et mettre en prison des vers qui puisaient dans la sagesse populaire et dans la tradition classique, la plupart des intellectuels de l’époque ont travaillé pour coincer l’homme La Fontaine, pour l’amoindrir et le ralentir, sans pourtant réussir à l’arrêter.

Giovanni Merloni

X, Y, Z, W VIII/VIII, Éloge de la désacralisation et du scandale

02 jeudi Oct 2014

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Giovanni Pascoli, X Y Z W

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Panorama Mezdag, Scheveningen

X, Y, Z, W… VIII/VIII, Éloge de la désacralisation et du scandale

Avant de m’aventurer dans un autre conte-récit, qui devrait démarrer le prochain mardi 7 octobre, je voudrais ajouter quelques petites réflexions à partir du texte de Giovanni Pascoli publié hier (Digitale pourprée) et de la coïncidence du lieu de son inspiration, Sogliano al Rubicone, qui est par hasard un endroit primordial dans ma formation sentimentale et affective.
Comme vous avez pu l’apprécier, dans ce poème, une des sœurs cadettes de Pascoli, Maria, rencontre des années depuis son ancienne camarade Rachele et touche avec elle un sujet assez scabreux. Comme il arrive souvent dans la vie, Rachele répond à la question de Maria, avec une simple affirmation : oui, elle a goûté du fruit interdit, elle s’est promenée là où il ne fallait pas se promener.
Cette fleur inquiétante et même mortelle qui hantait le jardin potager des carmélites de Sogliano n’était en fait que le symbole d’un péché qui allait se concrétiser ailleurs, en dehors de ce monde cloîtré. Rachele n’a pas besoin d’ajouter rien, parce que Maria est tellement proche d’elle, qu’elle peut tout imaginer, même dans les détails.
Cette poésie jaillit probablement d’un épisode que Maria avait raconté au frère : la peur de la fleur au liquide mortel ; la camarade ayant un penchant pour l’aventure. Mais il est aussi tout à fait possible que dans ce duo, dans la réalité, à la place de Rachele il y eût le poète en personne, calé dans le rôle de celui qui confie à sa sœur une transgression ou alors un amour.
Voilà pourquoi le poète n’exprime aucun jugement, ni envers la chasteté prudente de Maria ni envers l’audace libertine de Rachele… Dans cette poésie, tout comme en beaucoup d’autres textes, Pascoli exprime la nécessité primordiale et, j’ajouterais, absolue, de « vanter la faute » ou quand même de l’avouer. Parce qu’à partir de la « confession » de la faute même, de la transgression plus ou moins effective pourra se déclencher le dénouement de sa tragédie intime.
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Panorama Mezdag, Scheveningen

D’ailleurs Sogliano, considéré par Pascoli comme un véritable havre de paix et de sérénité, a été choisi comme endroit idéal (en dehors du contexte de la vie quotidienne) pour y installer (ou projeter) des événements cruciaux de la vie du poète.
D’abord la mort du père, qu’on avait retrouvée dans L’âne. Cette poésie, si nostalgique de la figure du père, évoquée par le poissonnier en train de dormir sur la charrette (tout comme son père mort), représente le contreautel de Digitale pourprée. Car l’orphelin talentueux et génial avait besoin d’abord d’inscrire la figure du père dans la mythologie de sa mort brutale et précoce, ensuite il lui fallait une piste pour se libérer de son ombre envahissante.
Dans Digitale pourprée, le deuxième thème poétique que Sogliano met en valeur est celui de l’exil de ses deux petites sœurs dans le couvent (1)  et le successif rapprochement de Pascoli avec elles, en 1882, après la longue parenthèse universitaire de Bologne. Une circonstance primordiale, car après cette rapatriée familiale Pascoli renoncera définitivement à la vie insouciante et dissipée de l’étudiant rebelle pour assumer le rôle de chef de ce qui restait de la famille décimée et détruite. Une « nouvelle famille » avec les sœurs qui seront ainsi « sauvées » d’une vie de renfermement et de sacrifice.

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Panorama Mezdag, Scheveningen

Je veux maintenant utiliser Sogliano — se transformant de plus en plus dans un lieu imaginaire – pour une réflexion à voix haute sur le « motif » de quelques-uns de mes contes (dont le dernier ici publié) et, en parallèle, sur le noyau de l’inspiration poétique de Giovanni Pascoli et, avec lui, d’une partie importante de la poésie italienne. Je ne veux pas dire que j’ai suivi ou poursuivi ce maître incontournable. Je ne veux pas dire non plus que mes textes ne pourront jamais ressembler à ses textes.
Je me borne à reconnaître des points de vue communs relativement à certains mots : père ; orphelin ; lutte pour la survie ; désir de garder sa personnalité ; besoin de s’exprimer ; amour et respect pour la famille ; intransigeance ; volonté d’indépendance ; esprit en définitive rebelle ; amour pour la transgression ; necessité de désacraliser (2) et de briser la glace de toute hypocrisie et de toute idée reçue.

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Panorama Mezdag, Scheveningen

J’ai bien réalisé les coïncidences rétrospectives de « ma » Sogliano avec celle de Giovanni Pascoli (3) quand j’étais déjà à Paris et que la maison de mes cousins avait été déjà vendue. En y revenant avec l’esprit d’aujourd’hui, je me souviens d’un monde sévère et compréhensif à la fois, où le respect était dû, où l’humanité était profonde, tandis que l’ironie était toujours débonnaire, caractérisée par un grand amour pour le paradoxe et aussi par un brin de folie.
Pendant l’adolescence, autour des quatorze ans, ce fut à Sogliano que je contestai pour la première fois mon père (un épisode qui rappelle vaguement un rêve angoissant de la Conscience de Zeno de Italo Svevo). À part cela, je ressentais indirectement l’écho de quelques conflits familiaux très éloignés et sans conséquences, tout cela ne faisant qu’un avec l’éducation au mythe des aînées, à la modestie, à l’effacement vis-à-vis de modèles insaisissables, toujours à l’extérieur de la famille…
J’ai eu bien sûr un grand-père homonyme ainsi qu’un père extraordinaire. Tous les deux sont morts assez jeunes, laissant des vides ou même des gouffres terribles dans la famille…
J’ai vécu cela tout comme d’autres, beaucoup d’autres. D’ailleurs, devenir orphelin est, tôt ou tard, inévitable pour tous. Mais, tous les gens ne réagissent pas de la même façon aux mêmes évents de la vie…
La vie même, avec les contraintes et les fautes, et les contraintes héritées des fautes… s’ajouterait elle-même au travail du destin. Un destin renonciataire aboutissant dans l’effacement ou alors dans un personnage drôle et sensible, quelqu’un qui « aurait pu faire » que la vie a écrasé…

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Panorama Mezdag, Scheveningen

Je crois que Pascoli, comme tous les orphelins sans moyens qui ont dû surmonter des difficultés énormes avant de trouver leur « ubi consistam », n’avait pas d’autre choix, au passage de Sogliano, que de renoncer au bonheur personnel et à la vie insouciante, en échange du seul engagement qui pouvait lui donner la force d’avancer : la poésie comme métier. Et peut-être, le fait de se cloîtrer avec les deux sœurs dans une famille vouée à la chasteté la plus austère lui semblait alors une petite renonciation.
D’ailleurs, dans la société de son temps, Pascoli avait à faire avec un contexte très rigide, qui le rangeait dans une case dont il ne devait pas sortir. S’il n’y avait pas eu la protection de Giosué Carducci, un homme tout à fait exceptionnel à son époque, Pascoli n’aurait même pas eu la possibilité de sortir du lot du travail honnête et répétitif de professeur de lycée.
Mais, évidemment, l’immense talent naturel de cet homme génial et sensible — un talent exaspéré et affiné par les douleurs et les renonciations à la plénitude de la vie — l’aida à configurer, par la poésie, une personnelle et très moderne vision du monde dont aujourd’hui l’on commence de plus en plus à s’apercevoir.

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Panorama Mezdag, Scheveningen

Au temps de Pascoli, dans une Italie à la recherche d’elle-même, au-delà de quelques rares îles de culture et de liberté le conformisme était à l’ordre du jour. On était empêchés d’exprimer librement ses idées jusqu’au bout. En dehors de rares exemples (Giovanni Verga, Antonio Fogazzaro, Camillo Boito), le roman en Italie n’a pas eu la même autorité qu’en France ou en Angleterre.
Pascoli n’avait donc d’autres voies pour réagir à l’effacement et au silence que la poésie. Une poésie où la nostalgie de l’enfance heureuse et le chagrin réitéré pour le manque du père (et de nombreux membres de la famille morts l’un après l’autre) se mêlent à une forme élégante et cryptique de rébellion, se dévoilant à travers les non-dits, les inquiétudes, les mystères…
La rébellion souterraine de Pascoli n’aboutit que rarement à une véritable désacralisation du père aimé ainsi que du monde autoritaire et sourd émanant de quelque façon de la figure figée et en fin de compte, mystérieuse du père même.
Mais sa poésie s’inscrit parfaitement dans la typologie de toutes les rébellions et contestations qui ont eu besoin de la désacralisation et du scandale pour affirmer leur identité créatrice. De Edgar Allan Poe à Luigi Pirandello ou D.H.Lawrence, Mikhaïl Boulgakov, Vladimir Nabokov, Boris Pasternak… une liste infinie…
Avec la poésie ou le roman, même à partir de nous-mêmes, concentrant notre attention sur de petits détails de la vie quotidienne, tout comme cette description de Pascoli, à peine esquissée par un geste rapide, d’une rencontre fatale (entre Marie et Rachel), nous pouvons exprimer un jugement qui peut assumer une valeur universelle ou, tout simplement, lancer un S.O.S..

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Giovanni Merloni

(1) Où bien sûr les religieuses ont été affectueuses et très accueillantes avec les pauvres orphelines. Et pourtant il faut rappeler que, dans cet enfermement qui risquait s’éterniser, la hampe de roses venimeuses représente objectivement une menace (même plus grave que la perdition qui attend au-delà du mur, déguisée en homme tentateur et porteur de ruines).
(2) Dans mon petit vocabulaire, je considère la désacralisation comme un moteur indispensable pour exister. Paradoxalement, la désacralisation peut se révéler plus corrosive et même brutale là où plus forts et sincères sont les sentiments du sacre. Désacraliser quelqu’un, dans mon esprit, ce n’est pas du tout l’abattre moralement et humainement puisqu’on ne peut pas l’abattre physiquement. La désacralisation est le premier pas pour une forme plus profonde de connaissance des autres ainsi qu’un moyen d’expression artistique très efficace et parfois indispensable.
(3) La scène évoquée dans la poésie L’âne se déroule sur la montée de la route de Savignano à Sogliano, juste à dix mètres de la maison de mes cousins ; le couvent évoquée dans la poésie Digitale pourprée, où les soeurs de Pascoli ont passé des années de leur vie, est le meme couvent ou j’allais voir la supérieure Virginia Luisa, soeur de ma tante Maria.

X, Y, Z, W… VII/VIII, Tant de douceur… qu’on meurt !

01 mercredi Oct 2014

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Giovanni Pascoli, X Y Z W

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X, Y, Z, W… VII/VIII, Tant de douceur… qu’on meurt ! 

Avec le mot FIN vient juste de terminer le conte-récit en six épisodes « X, Y, Z, W… » et déjà le rideau se lève pour en saisir les échos. Comme à la sortie d’un cinéma où l’on a assisté à un film qui nous a touché, et que nous cherchons sur les affiches quelques traces, d’habitude décevantes, de cette gueule unique, de ces gestes inimitables, et cetera. Dans le cas ci-dessus, sans trop vous ennuyer, je voudrais offrir quelques suggestions de ce que s’est passé dans les coulisses de cette curieuse histoire.
Un tel sujet ne se peut pas exploiter de façon adéquate dans un seul billet. Je le ferai peut-être plus avant. Pour le moment, je me borne à vous rappeler une circonstance basilaire. Tout au début des publications de ce portrait inconscient, j’avais affiché une vielle photo de famille (un daguerréotype), que j’avais située dans une maison de campagne à Sogliano sur le Rubicone (dans la Romagne de mes origines), où mon grand-père Zvanì trônait au milieu d’un groupe de gens affectionnés et respectueux. À partir de cette photo, j’avais entamé une petite recherche sur l’enfance et l’adolescence de mon grand-père qui m’avait donné envie de me faufiler dans l’histoire parallèle d’un autre Zvanì, beaucoup plus célèbre et de dix-huit ans plus âgé que mon grand-père, Giovanni Pascoli, grand poète du XIXe siècle (mort en 1912), que j’ai essayé alors de mieux connaître, pour le plaisir de mes lecteurs aussi. Au cours de cette recherche, je suis tombé sur deux poésies majeures qui se déroulent à Sogliano sur le Rubicone. D’ailleurs, ce dernier n’est pas seulement le pays commémoré par l’unique photo en couleurs que je connais de mon grand-père. En dehors de mon habitation à la ville, celle de nos cousins de Sogliano a été la principale sinon la seule maison « de campagne » qui ait eu de l’importance dans mon enfance et adolescence. Or, la première de ces deux poésies de Pascoli (« L’âne », dont je vous ai déjà parlé) se déroulait au long de la route en montée venant de la via Emilia, juste avant l’arrivée au pays de Sogliano, en face donc de la maison — en retrait par rapport à la route — où habitaient pendant l’été lesdits cousins. C’est là — dans cet endroit très humble, près d’une rambarde de fer d’où l’on peut profiter d’un formidable panorama sur les collines ensoleillées de Romagne — que l’avalanche humaine ( ! ) a échoué.

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Dans la deuxième poésie (« Digitale pourprée ») Pascoli évoque le couvent des religieuses carmélites situé au bout du pays, en haut vis-à-vis de la maison et de la rambarde panoramique. C’est le même couvent où j’allais avec mes familiaux faire visite à la mère supérieure, sœur Virginia Luisa, la sœur aînée de ma tante Maria, une des jeunes debout dans la photo de la fameuse tablée. Les tendres souvenirs de ces innocentes visites aux religieuses cloîtrées — juste un peu troublées par l’idée de ce monde inaccessible au-delà de la grille —, se sont mêlés, dans mon conte « innocent et blasphème », à d’autres suggestions, tout à fait étrangères à ma sensibilité d’alors ainsi qu’à la réalité de ces gens de Romagne, toujours portés à une vision saine et sincère des rapports humains. Et pourtant, cette poésie « tendre et sensuelle » de Giovanni Pascoli (que je n’avais pas lit avant, je le jure !), contient des inquiétants parallèles avec mon récit.
Pour une lecture plus efficace de ce « poème de la nostalgie », je l’ai « adapté » (utilisant les mots mêmes de Pascoli, dans l’hypothèse d’une exploitation théâtrale.

Giovanni Merloni

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Giovanni Pascoli : « Digitale pourprée » (1898) 
(traduction et adaptation sous forme de dialogue de Giovanni Merloni)

I
Elles sont assises, en train de se regarder l’une l’autre. Marie, maigre et blonde, est très simple dans ses vêtements tout comme dans ses regards ; mais l’autre, Rachel, est frêle  et brune… Deux yeux simples et modestes fixent deux yeux qui brûlent.
MARIE — Est-ce que tu y es retournée, là-bas ?
RACHEL — Jamais ! »
MARIE — Donc, tu ne les as plus revues ?
RACHEL — Jamais plus, mon amie.
MARIE — Moi, au contraire, j’y suis retournée ; et je les ai revues mes blanches sœurs ; j’ai eu la chance de les revivre les années douces que toi-même tu as connues, ces années petites qui caressent le cœur…
RACHEL (Elle sourit).
MARIE : — Écoute, est-ce que tu te souviens du potager emmuré ? des ronces avec les mûres ? des genévriers où sifflent les grives ?
des buissons amers ? de ce chant mystérieux, secret, avec cette fleur, qu’on appelait la fleur de…?
RACHEL : — …de la mort. Oui, ma chère.
MARIE : — Était-ce vrai ? Moi j’y croyais tellement, Rachel, que je ne serais jamais passée à côté de la triste fleur. En fait, on disait que cette fleur avait une sorte de miel capable d’enivrer l’air, que sa vapeur inondait l’âme d’un oubli douce et cruel. (Emportée par ses mots, Marie pose sa main sur la main de sa compagne.) Ah! Ce couvent au milieu de la montagne bleue !
Les deux amies regardent au loin.

II
D’un coup, dans le bleu intense du ciel de mai, elle voient surgir leur monastère, plein de litanies et d’encens. Tandis qu’elles se plongent dans cette vision, leurs pensées se parfument de la senteur des roses et des giroflées, ainsi que d’une sensation d’innocence et de mystère.
Des mélodies — oubliées là-dedans sur des claviers à peine effleurés — bourdonnent dans leurs oreilles, remontent à leurs bouches…
Ah! qui était-ce ce jour-là cet hôte chéri qui leur sourit aux grilles  ? d’où elles rentrèrent alors plus rouges et gaies au vacarme des chambrées ; et qu’en ce jour précis, plus haut, Ave, leurs voix en chœur vont répéter, Ave Maria ; jusqu’au moment où Elles pleurent (pourquoi ?)…
Elles pleurent, un peu, dans le couchant doré, sans qu’il y ait une raison. Que de fillettes couraient autour d’elles dans le blanc potager ! Un endroit blanc et bavard. Petit à petit, accompagnées par le bruit de voiles au vent, elles arrivent toutes. Dans la chambrée, quelqu’une reste pour lire un de ses bons livres. À l’écart d’elles, agiles et saines, une hampe de fleurs — ou alors de doigts éclaboussés de sang, des doigts humains — exhale l’haleine de sa vie inconnue.

III
Elles se serrent un peu plus les mains. À cette heure elles ont vu
leur enfance, les chères années lointaines. Des douces souvenirs se déclenchent. Elles savent tout l’une de l’autre, rien qu’à cette touche muette. Combien est-il triste et pieux l’éloignement du dernier salut !
RACHEL — Marie !
MARIE — Rachel !
RACHEL (Elle pleure. Puis, s’adressant à elle-même) : — Adieu !
(Puis, en adressant la parole grave envers Marie, sans lui confier ses yeux noir elle murmure) : — Moi, oui, je goûtai cette fleur. J’étais seule avec les cétoines vertes. Le vent amenait l’odeur des roses et des giroflées. Dans le cœur, j’avais le langoureux ferment d’un rêve qui brûla pendant la nuit avant de s’éteindre à l’aube, dans mon âme ignorante. Marie, je me souviens de ce soir grave. L’air pulsait de la lueur d’éclairs silencieux. Je m’aventurai légère, prudente, montant en haut par de moelleux terre-pleins herbus. L’herbe touffue me retenait les pieds. Tu souris ? Et j’entendais un voix disant : Viens ! Viens ! Et il y eut tant de douceur ! Ô combien !
MARIE (Elle lève les yeux stupéfaits, elle voit maintenant, tout en écoutant, traversée par un long frisson…)
RACHEL — Il y en eut tellement, tu vois… qu’on meurt !

Giovanni Pascoli

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Un amour de loin

06 samedi Sep 2014

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Jacqueline Risset

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Giovanni Merloni, Il borgataro (1), août 2014

Le dernier dimanche 6 avril, j’avais publié un article consacré à un texte poétique de Jacqueline Risset, dans lequel figurait aussi, pour la première fois, une lecture de ses vers par la voix de Gabriella Merloni.
Quelques jours après, par une étrange moquerie du hasard, pendant une nuit de travail intense, j’avais effacé par erreur cet article sans m’en apercevoir tout de suite. Les documents servis pour le confectionner étant éparpillés en plusieurs endroits de l’ordinateur, je n’ai plus eu le temps de le reconstituer.
D’ailleurs, j’ai pris ce petit contretemps comme un signe de la destinée. Je me suis petit à petit convaincu que c’était un article mal tourné, que mon commentaire y prenait trop de place vis-à-vis du texte de l’auteur, que beaucoup de temps était passé… Enfin, cette citation n’aurait pas ajouté grand-chose à la connaissance de Jacqueline Risset. Bref, j’avais décidé de supprimer cette « fouille inachevée » pour y revenir après, dans un moment plus favorable.
À présent, si l’on va sur ce blog et l’on y cherche cet article, on ne le trouve pas.
Et pourtant, évidemment, un lien inattendu est resté en vie. Je me suis en fait émerveillé en voyant que cet article, hier, a été apprécié par une lectrice.
Quand je suis allé voir le profil de celle-ci, j’y ai appris la nouvelle effrayante de la mort de Jacqueline Risset.

Aujourd’hui, vendredi 5 septembre, son corps est exposé au Centre Culturel français de piazza Campitelli à Rome. C’est là qu’on parlera d’elle, c’est là que je voudrais être, maintenant.
Dans un tweet très poignant, l’écrivaine Sandra Petrignani a esquissé un portrait de Jacqueline absolument précis : « Ci lascia improvvisamente #JacquelineRisset: intellettuale e poeta italianista, traduttrice di Dante in Francia e sua biografa…. Amica… » (« Elle nous laisse à l’improviste J.R. : une intellectuelle et poète italianiste, traductrice et biographe de Dante en France… Une amie… »)
J’aurais envie, maintenant, de retravailler le matériel que j’avais utilisé pour cet article disparu, en témoignage de mon « amour de loin » envers Jacqueline, ce personnage incontournable qui a connu Rome dans les glorieuses années soixante et soixante-dix, y rencontrant bien sûr Fellini et Pasolini tout en y instaurant des rapports profonds avec les intellectuels (comme Giovanni Macchia) et les poètes italiens d’avant-garde.
Maintenant, je ne suis pas en condition de le faire. Je me bornerai donc à quelques petits mots.
Elle a eu le mérite incontesté de traduire Dante en français en établissant à partir de là un pont solide entre les deux cultures cousines.
Mais, pour moi, elle est surtout une artiste, une poète, une grande. Elle a peut-être payé au cours de sa vie un prix très ou trop élevé pour ce choix de se plonger dans une culture et une langue étrangère tout en restant intimement et jusqu’au bout une poète française.
Après sa mort, cette mort soudaine, qui laisse tout le monde dans un état d’affreuse incrédulité… on aura d’ailleurs le temps d’apprécier l’unicité de cette créatrice géniale et sensible dont je n’oublierai jamais L’amour de loin (Flammarion, 1988), merveilleux hommage-réinterprétation de l’œuvre poétique de Jaufré Rudel.

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Jacqueline Risset, le 6 juin 2003 à Rome, lors d’un séminaire
consacré à Marguerite Yourcenar

Giovanni Merloni

(1) Jeune sous-prolétaire des faubourgs de Rome, personnage particulièrement cher à Pier Paolo Pasolini (1922-1975)

L’Italie de Perelà : du Roi Soliveau au Chevalier Inexistant (le rôle d’Aldo Palazzeschi)

15 dimanche Juin 2014

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Aldo Palazzeschi

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Roma, Campo de’ Fiori, 1980

L’Italie de Perelà : du Roi Soliveau au Chevalier Inexistant (le rôle d’Aldo Palazzeschi)

« Je connaissais déjà les histoires de tous les hommes, leurs actions et sentiments sans savoir avec précision comment les hommes étaient faits, je connaissais les noms de toutes les choses sans savoir quelles étaient les choses qui correspondaient à ces noms, comme un aveugle qui ait reçu par enchantement la lumière. Je devais voir. » (1)
Avant de se caler dans le monde — passant du rôle du personnage à la mode à celui du confident, du concepteur d’un Code indispensable et finalement de l’accusé de tous les maux du monde — l’homme de fumée de Palazzeschi, alias Perelà, connaît en avance, dans l’esprit, ce qu’il vérifiera « physiquement » au jour le jour.
Et pourtant, en tant qu’homme de fumée, il ne peut pas vraiment éprouver des sensations physiques. Il est « venu au monde » déjà adulte. Comme Jésus Christ il a trente-trois ans et tout comme le Dante qui aborde les peines de l’Enfer il est déjà « au milieu du chemin de notre vie »…
À travers cette fiction, basée sur le décalage entre l’humanité (trop humaine) des gens en chair et os, que Perelà met à nu par son humanité à lui, tout à fait légère, aérienne et en définitive inexistante, Palazzeschi trouve la clé passepartout pour nous raconter de sa façon (avec un souffle universel, européen et français aussi) l’Italie de son temps.
Cela correspond parfaitement à sa poésie humaine et abstraite à la fois où — si l’on me permet un parallèle avec les arts plastiques de son temps — le futurisme de Boccioni et Balla fusionne avec le réalisme magique de Carrà et Donghi. Il n’insiste pas trop sur les symboles (comme le faisaient De Chirico ou D’Annunzio) ni sur les côtés pathétiques de la musique de l’âme (comme Pascoli). Il est moderne, désenchanté, pessimiste et désespéré. Sa parenté stricte avec Italo Svevo et Luigi Pirandello lui ouvre des horizons tout à fait précoces vis-à-vis du panorama provincial de cette Italie « de fumée » qui ne sait ni ne veut se mettre au pas des autres nations européennes.

Dans les romans successifs au Code de Perelà, Palazzeschi assumera une attitude plus prudente où l’ironie et le goût du paradoxe se marient souvent au choix de l’équidistance et de la réticence. Et pourtant, même dans « Roma » qu’il publie en 1953 il avance avec la même légèreté de Perelà, son personnage préféré et, en même temps, il semble découvrir une légèreté semblable dans l’objet de son observation à la fois agacée et bienveillante, le peuple de Rome.

005_roma003 180« 1945. Aucun peuple n’est construit pour la paix ainsi prodigieusement que le peuple de Rome : le ciel y a une couleur bleue légère, transparente, d’où le soleil teint de rose toutes les choses en faisant briller le sourire sur chaque bouche. Le peuple romain n’est pas adapté pour le drame tandis qu’aucun peuple ne peut vanter une histoire aussi dramatique, même pas le peuple d’Israël. Il ne connaît pas avec exactitude ce qui s’est passé dans cette très ancienne maison à lui, mais il en ressent vaguement l’haleine au-dessus de la tête. Il respire cela avec l’air. Il sait que d’innombrables événements se sont déroulés, que d’autres événements se dérouleront, et pourtant il n’aime pas les analyser ni leur donner une place dans son esprit, quitte à en extraire de temps en temps une fleur pour s’en orner. Le ver de la curiosité ne le ronge pas, celui d’une curiosité morbide encore moins. Il préfère agrandir les choses belles et commodes plutôt que les laides et inconfortables. Il ajoute aux premières des rubans et des franges, tandis qu’il cache à ses yeux les secondes le plus longtemps possible. Heureux d’exister, il aime la vie. Il n’est pas paresseux comme l’on dit, ni indifférent comme l’on peut croire, et pourtant il n’est jamais pressé. Il considère comme répréhensible que l’on vive essoufflés, car il aime goûter la vie avec l’esprit serein et qu’il est en cela un seigneur assez raffiné. Il ne poursuit pas les occasions, mais lorsqu’une d’elles passe devant lui il est bien capable de l’attraper par la touffe. Il ne connaît pas de fanatisme, il n’est jamais extrémiste, tandis qu’il juge les fanatismes et les extrémismes des choses grossières et de mauvais goût. Au fur et à mesure que les choses grossissent, il prétend les voir devenir petites, parce qu’il met en action ses propres énergies, ses résistances. Il emploie le maximum d’effort pour renforcer les épaules et arrondir le thorax, cela pour affronter les difficultés, celles qu’on ne pourra éviter, avec du sens de l’équilibre et de la santé. Vis-à-vis de n’importe quel régime ou forme de gouvernement il ne fait pas opposition, il l’accepte tout à fait, par principe, toujours en choisissant le côté qui lui convient le plus. Il aime le spectacle, la théâtralité. Les spectacles que le peuple romain sait donner sont d’une beauté inestimable, voilà pourquoi il est prêt à faire de bruit, beaucoup de bruit, avec la bouche, les mains… parce que cela rentre dans le bonheur d’exister et que rien ne le cache mieux que le bruit. Il aime écrémer le sommet de la coupe, il se méfie toujours du contenu. Il ne s’abandonne ni ne recule, il se défend. Il assume toujours la position de l’homme qui se protège, qui défend sa vie : son propre bien. Cet engagement à la surface le sauve toujours. Quand un régime tombe, sans aucune exclusion, il claque des mains même plus fort qu’avant, il les claque tout à fait. En ce moment, juste un peu, il se révèle. Et lorsqu’un matin on lui annoncera que ces hommes qui l’ont gouverné pendant plus que trente ans par autant de succès ont été fusillés dans une place de Milan, pendus avec la tête en bas, cela ne lui semblera pas une chose neuve ni grave, mais la plus naturelle des choses : “il y a ça aussi, on fait aussi cela, on peut faire même pire”, et ce n’est pas facile comprendre ce qu’il ressent. Il se referme pour se sauver, pour résister, car pour l’amour de la vie il doit se sauver, il doit résister, tandis que par un instinct de défense il claque des mains au plus fort que possible, jusqu’à faire le maximum de bruit. » (2)

002_campo de fiori anni 80 (4) 180Roma, Campo de’ Fiori, 1980

Comme on a dit dans les précédents billets, les origines toscanes de Palazzeschi ne s’effacent jamais, même après le séjour à Paris et l’installation à Rome. Donc, dans son amour partagé envers cette capitale tout à fait particulière — se révélant sous ses yeux le théâtre de toutes les contradictions —, il ne peut pas oublier les différences, encore fort sensibles de son temps, entre Italiens de différentes régions.
Pourtant, un lien formidable relie entre elles les expressions artistiques et littéraires ainsi que la façon de se rapporter aux institutions et à l’histoire de chaque habitant de ce pays béni par le soleil et la beauté, mais puni par les cycliques disgrâces et en définitive par une destinée dramatique.
Dans cette douloureuse contradiction (et subjective contrariété) typiquement italienne jaillissent tout spontanément des auteurs anticonformistes et rebelles (parfois sournoisement) comme Palazzeschi et Dino Buzzati ainsi que des personnages (héritiers du théâtre des marionnettes et de la « commedia dell’arte ») emblématiques et immortels comme Pinocchio ou le Chevalier inexistant.
J’espère pouvoir revenir avec l’esprit que cela mérite au personnage de Pinocchio, véritable métaphore de l’Italie et de son oscillation entre le chat et le renard, entre le mirage d’un bonheur trop facile (représenté par Lucignolo) et la punition qui attend toujours au passage (représentée par les deux carabiniers panachés). Car autour de cette fable désespérée (et solitaire, même dans sa laïcité anticonformiste), dans cette parabole morale qui n’accorde aucun espoir au pays des « cigales », il y a la prémonition de la diabolique alternance, typiquement italienne (mais possible partout dans le monde), entre la concrète expérience de redoutables plaisirs d’un « pays des jouets » tout à fait réel et la menace sinistre, elle aussi bien réelle, d’une prison où l’on peut finir d’un moment à l’autre, que l’on soit coupables ou innocents.
Dans ce même monde (toscan, romain, napolitain ou vénitien) ondoyant entre le mirage et le rattrapage, le Perelà de Palazzeschi se détache pourtant nettement de tous ces pantins (ou « burattini » ou marionnettes) qui assument en eux-mêmes tous les vices et toutes les faiblesses des Italiens en chair et os. Il ressemble plutôt au prototype le plus surréel de notre littérature : le roi Soliveau de Giuseppe Giusti (1809-1850). Juste un bout de bois sans vie, emprunté à une glorieuse fable d’Ésope (reprise par La Fontaine) pour mettre à nu le drame politique et institutionnel du « Risorgimento ». Giuseppe Giusti était lui aussi un « maudit toscan » comme Palazzeschi, donc il voyait la question de l’Unité nationale, encore inachevée de son temps, sous un angle particulier.

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Roma, Campo de’ Fiori, 1980

Son « roi Soliveau », calé dans la Toscane de Léopold II évoque plutôt, à mon avis, le roi du Piémont et de Sardaigne, l’énigmatique Carlo Alberto, dont Giuseppe Giusti voyait l’inconsistance et les objectives limites vis-à-vis de la complexité d’un pays habité de « grenouilles », aussi bruyantes qu’affectées par un inguérissable individualisme. Carlo Alberto n’était d’ailleurs que le « mal mineur » dans le but d’une Italie réunie, un bout de bois jeté dans un étang…

Le roi Soliveau (1841)

Face au roi Soliveau,
Qui échut aux grenouilles,
Je tire mon chapeau
Et fléchis le genou ;
Déclarant à mon tour
Qu’il leur tomba du ciel ;
Combien commode et beau
Est un roi Soliveau !

Il chut dans son royaume
En menant grand fracas ;
Car les têtes de bois
Toujours font du tapage ;
Mais bientôt il se tut ;
Et flottant sur les eaux
Il resta tout nigaud
Notre roi Soliveau.

De tout le marécage,
On vint voir ce machin :
C’est là le souverain
Qui faisait si grand bruit ? »
Coassait-on partout.
« C’est pour être sifflé
Que fait pareil bordel
Ce grand roi Soliveau ?

« Donc ce tronc raboté
Portera la couronne ?
Ou Jupin s’est trompé
Ou bien il nous couillonne :
Expulsons au plus tôt
Un roi aussi stupide ;
Qu’on renvoie en appel
Le dit roi Soliveau. »

Silence, taisez-vous !
Et laissez le royaume,
Ô bêtes que vous êtes,
À ce roi fait de bois,
Il ne vous gruge point,
Il vous laisse chanter ;
Point d’horrible massacre
Sous un roi Soliveau.

Doucement, au palais,
Emporté par le vent,
Il ballotte, et il flotte ;
Et jamais dans l’État
Ne pêche jusqu’au fond :
Ô science du monde !
Quelle sage cervelle
Que ce roi Saliveau !

Quand il veut au hasard
Dans l’eau plonger le chef,
Il reparaît bientôt,
Léger à la surface,
Comme l’instant d’avant.
Appelez-le Altesse,
Cela sied à merveille
À ce roi Soliveau.

Voulez-vous qu’un serpent
Trouble votre sommeil ?
Dormez donc satisfaites,
Là-bas dans votre boue,
Ô bêtes sans défense :
Pour qui n’a pas de dents
Est fait à sa mesure
Un tel roi Soliveau.

Un peuple comblé par
Tant d’heureuses fortunes
Peut bien se dispenser
D’avoir le sens commun.
Ah ! quel peuple parfait,
Et quel prince solide,
Quel sacro-saint modèle
Que ce roi Soliveau !
(3) 

Giuseppe Giusti

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Il ne faut pas oublier que le nom même de Perelà rappelle une « trinité », elle aussi typiquement italienne, où la Peine serait la souffrance du père, Dieu — et de la mère, la Madone — ; le Réseau — ou le filet — serait l’attitude au dialogue du fils, Jésus, tandis que la Lame serait en définitive l’épée de Damoclès toujours surplombante que le Saint-Esprit pourrait brandir de façon solennelle le jour du jugement dernier.
Et pourtant il est et reste « étranger dans sa patrie » pendant tout le déroulement de cet admirable antiroman (très adapté à des exploitations théâtrales ou cinématographiques pourvu que s’en occupent de metteurs en scène ou réalisateurs de grande sensibilité et goût). Perelà ne souffre pas les drames existentiels d’un Pinocchio qui doit tôt ou tard changer d’état en devenant un garçon (un brave garçon en plus). Il ne vit pas les anxiétés de l’éternel rattrapage ni de l’éternel jugement qui rendent précaires ses bonnes intentions.
Perelà est le premier « chevalier inexistant » de notre littérature. Son drame s’épuise dans la perception du gouffre le séparant des humains (et des humaines), dans son impuissance congénitale qui l’empêche de jouir des plaisirs terrains, ainsi que de faire quelque chose d’utile pour ces êtres maladroits et autodestructeurs dont il devient le miroir.
Je crois que Italo Calvino ne se soit pas borné à lire et apprécier les contes et les romans de la maturité d’Aldo Palazzeschi, comme on a vu dans sa lettre ici citée. Je crois que le père inconscient et distrait du Chevalier Inexistant est sans doute Perelà, le premier antihéros moderne de notre littérature.
Tous les deux… sont d’ailleurs tributaires du « Roland furieux » de l’Arioste… Dans l’histoire difficile et contrariée de la libre expression en Italie, un fil rouge relie sans doute la poésie et le théâtre, le roman picaresque et anticonformiste à l’idée d’un pays meilleur, toujours insaisissable au-delà d’une glace opaque assez difficile à briser.
Un fil de confiance et d’amour pour l’humanité relie aussi entre eux les mondes fantastiques de l’Arioste ou de Palazzeschi aux mondes plus tempérés et réalistes de Calvino et Buzzati… Et pourtant leurs messages et souhaits de liberté et fraternité, quitte à être célébrés, ne sont pas du tout suivis ou intimement compris.
L’Italie est le pays des métamorphoses qui n’offrent pas de concrètes voies de fuite. On y accepte facilement un roi Soliveau qui laisse tout le monde libre de gaspiller les immenses trésors dont on a hérité sans aucun mérite… on aime se distraire et rester en dehors de toute mêlée, lorsque le Soliveau est remplacé par le Serpent ou, plutôt, quand le bout de bois inoffensif se métamorphose en voleur et assassin. Dans un pays où le pantin peut se transformer de but en blanc, sans transition apparente, en marionnettiste diabolique et Mangiafuoco sans scrupules, les mots de Perelà résonnent péniblement comme l’écho d’une espérance extrême de civilisation, pour laquelle les hommes de bonne volonté ne devraient jamais cesser de se battre.

« C’était vrai, il ne s’était jamais senti aussi léger, et à mesure qu’il se levait au-dessus de la ville, ses pensées s’élevaient elles aussi, les soucis du palais et de tous les gens d’en bas s’éloignaient, s’atténuaient, disparaissaient presque de son regard. La lumière triomphait, la chaleur du soleil, la légèreté de son corps, le vert des feuilles, l’ingénuité du cours d’eau, l’air pur, lui firent sentie pour la première fois que tout ce qui se faisait là-bas dans cet énorme tas de maisons, était quelque chose de lourd, de pesant, d’extrêmement pesant, à un point qui commençait à lui être insupportable. Les tours, les larges constructions de pierre, les toits, énormes chapeaux écrasant les maisons, tout pesait impitoyablement sur la terre, les gentilshommes, les soldats vêtus de fer, les carrosses, tout était d’une pesanteur insupportable. » (4)

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Aldo Palazzeschi

Giovanni Merloni

(1) Aldo Palazzeschi, « Le code de Perelà », éd. italienne, p. 23, traduction Giovanni Merloni

(2) Aldo Palazzeschi, « Roma », Vallecchi, 1953, p. 65-67,  traduction Giovanni Merloni.

(3) Giuseppe Giusti, « Il re travicello » (« Le roi soliveau »), 1841. Anthologie bilingue de la poésie italienne, La Pleiade-Gallimard, p. 1173-1177, traduction Danielle Boillet.

(4) Aldo Palazzeschi, « Le code de Perelà », Editions Allia, 1993, p. 150, traduction Monique Baccelli.

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 15 juin 2014

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En mort du frère Giovanni, l’amour de loin d’Ugo Foscolo

08 dimanche Juin 2014

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ugo foscolo

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Les derniers jours, en dehors de ce que j’avais planifié, je n’ai pas pu me consacrer le temps nécessaire au troisième article sur Palazzeschi, que je dois reporter à dimanche prochain. Heureusement, les raisons qui m’ont « distrait » semblent pour le moment repoussées en arrière, en me redonnant un peu d’optimisme.
Pourtant, en considération de mes origines par moitié napolitaines, je n’aurai jamais le courage d’abandonner notre « scaramanzia » c’est-à-dire notre façon assez archaïque de réclamer la protection des dieux par des attitudes prudentes, dont celle de ne jamais faire de déclarations trop éclatantes à la presse.
Pour exploiter une telle forme de sortilège grossier et innocent, je vous propose, pour remplir le vide de Palazzeschi, un célèbre poème d’Ugo Foscolo,  « In morte del fratello Giovanni » dont le titre résulte très bien adapté à mon cas et état d’esprit actuels.
Ce sonnet, très connu en France, a été plusieurs fois traduit et rentre de plein droit dans l’anthologie de la poésie italienne de la Pléiade-Gallimard.
Ladite traduction est excellente. Et pourtant j’ai voulu la traduire moi aussi, dans le souci de rendre en français l’esprit « beau et ténébreux » de notre auteur.
Ugo Foscolo était bien connu et estimé par ses contemporains, en France aussi. Mais ce poète majeur a payé de façon exagérée son intransigeance dans l’engagement pour l’indépendance nationale. Je ne sais pas si j’en serai capable, mais je m’efforcerai bientôt de fouiller dans la vie de ce poète pour essayer de donner quelques preuve de l’immense valeur de son œuvre.

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En mort du frère Giovanni (1803)

Un jour, si je n’allais toujours fuyant
de gens en gens, tu me verrais assis
près de ta pierre, ô frère aimé, pleurant
la fleur de tes années gentilles tombée.

Or, seule, la Mère, son corps âgé traînant
Parle de moi avec tes cendres muettes,
Et pourtant je vous tends mes paumes déçues
Et seul de loin vers mes toits je salue.

J’entends les dieux contraires, et les secrets
Soucis qui furent dans ta vie de vraies tempêtes,
Et dans ton port je prie moi aussi la paix.

Voilà d’autant d’espoir ce qu’il me reste !
Restituez les ossements, ô étranges peuples,
Au moins au sein de cette mère bien triste.

Ugo Foscolo

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In morte del fratello Giovanni (1803)

Un dì, s’io non andrò sempre fuggendo
Di gente in gente, me vedrai seduto
Su la tua pietra, o fratel mio, gemendo
Il fior de’ tuoi gentil anni caduto.

La Madre or sol suo dì tardo traendo
Parla di me col tuo cenere muto,
Ma io deluse a voi le palme tendo
E sol da lunge i miei tetti saluto.

Sento gli avversi numi, e le secrete
cure che al viver tuo furon tempesta,
e prego anch’io nel tuo porto quiete.

Questo di tanta speme oggi mi resta!
Straniere genti, almen le ossa rendete
allora al petto della madre mesta.

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Ugo Foscolo

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 8 juin 2014

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Le secret de l’homme de fumée, héros anticonformiste d’Aldo Palazzeschi II/III

01 dimanche Juin 2014

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Aldo Palazzeschi

001_circo equestre 180Antonio Donghi, Circo equestre

Cette deuxième incursion dans le monde poétique d’Aldo Palazzeschi ne pourra pas suffire pour en achever un portrait ressemblant, car en fait cet auteur majeur de la littérature italienne ne se borna pas à produire des œuvres en poésie et en prose toujours en avance vis-à-vis de ses contemporains, en suscitant souvent de la méfiance et de l’incompréhension que les critiques successives n’ont pas su totalement effacer. Palazzeschi, anarchiste et anticonformiste jusqu’au bout, et solitaire par vocation, ne fit rien pour se faire vraiment comprendre.
Je reviendrai sur cet auteur aimé au moins une autre fois soit pour les nécessaires intégrations aux biographies circulantes, assez sommaires, soit pour ajouter quelques considérations personnelles aux textes ici publiés.
Parmi les œuvres en prose de Palazzeschi, je vous propose aujourd’hui son chef d’œuvre, l’antiroman titré Le code de Perelà (Il codice di Perelà) publié en 1993 par les Éditions Allia.
Dans le texte suivant, que j’ai traduit moi-même dans l’attente du texte français que je viens de réserver, vous ferez connaissance de monsieur Pérélà, l’homme de fumée. Cela vous donnera envie de savoir plus de cet extraordinaire écrivain auquel s’inspirèrent sans doute, entre autres, Dino Buzzati, Italo Calvino et Tommaso Landolfi. Moi aussi, dans une époque très distante (et plus ignorante) de celle de Palazzeschi, je me découvre beaucoup de points en commun avec cet esprit agacé et rebelle.
En 2000, lors de la présentation, dans une péniche ancrée sur le quai du Tevere de mon roman Roma città persa, une figure très connue de la Rome de Fellini, Momo Pertica, lança l’hypothèse d’une parenté entre Tito Garbuglia, le personnage presque inexistant et surréel de mon livre, et Perelà, l’homme de fumée d’Aldo Palazzeschi.
Giovanni Merloni

003_giocoliere 180 Antonio Donghi, Giocoliere

Le secret de l’homme de fumée, héros anticonformiste d’Aldo Palazzeschi

— Mais, expliquez-nous donc, pour l’amour du ciel, ce que nous devons raconter au Roi.
— Là où je demeurai jusqu’à ce matin, ce n’était pas le sein d’une mère quelconque, mais le sommet d’une cheminée.
— Ahaaaaa !
— Uhuuuuu !
— Ohooooo !
— Voilà.
— Maintenant, je comprends.
— Une cheminée !
— J’ai tout compris.
— Pauvre diable.
— Au-dessous de moi, des bûches brûlaient sans cesse, un feu doux montait sans interruption, avec sa spirale de fumée, vers le haut de la cheminée où je me trouvais. Je ne me souviens pas du moment où jaillit en moi la raison, la faculté de connaître et de comprendre, je commençai à exister, et je connus au fur et à mesure mon être. J’ouïs, j’entendis, je compris. J’écoutai d’abord une indistincte rengaine, un murmure confus de voix — qui me semblaient égales —, jusqu’au moment où je m’aperçus qu’au-dessous de moi il existait des êtres vivants ayant une stricte parenté avec moi, je connus moi-même et elles, j’appris à connaître les autres, je compris que cela c’était la vie. J’écoutai au jour le jour toujours mieux ces voix, jusqu’à distinguer les mots avec leur signification, jusqu’à en cueillir les nuances les plus reculées. Ces mots ne restaient pas inertes en moi, ils entamaient la trame d’un travail mystérieux et délicat. Au-dessous, le feu brûlait sans interruption, tandis que la spirale de chaleur montait, alimentant une à une les facultés de mon existence : j’étais un homme. Mais je ne savais pas comment ils étaient les autres hommes que je croyais tous pareils à moi.
— Quelle illusion, le pauvre !
— Malchanceux !
— Cela a dû être un moment très mauvais.
— Autour du feu, il y avait trois vieilles. Assises sur des fauteuils énormes, elles s’alternaient dans la lecture, ou alors causaient entre elles. J’appris de leur bouche ce que tous les hommes apprennent d’abord de leurs mères, ensuite de leurs maîtres. Pena, Rete et Lama ne négligèrent pas de me préparer ni de me renseigner sur toute connaissance utile pour vivre. Elles m’expliquèrent jusqu’à la satiété, jusqu’à l’insistance de chaque idée et argument, chaque problème, chaque phénomène. J’appris tout ce qu’il faut savoir de l’amour et de la haine, de la vie et de la mort, de la paix et de la guerre, du travail, de la joie et de la douleur, de la sagesse et de la folie. Avec elles, je touchai les hauteurs les plus vertigineuses de la pensée et de l’esprit…
— Combien de choses doit-il savoir ?
— Quel homme cultivé !
— De poésie et de philosophie…
— De philosophie même ?
— Oui, d’une philosophie légère, très légère, celle qui pouvait arriver jusqu’à moi…
— Heureusement.
— Tellement légère qu’elle aide même à monter jusqu’à des hauteurs inaccessibles. Et toutes les choses arrivaient jusqu’à moi de cette façon.
— Les trois vieilles s’appelaient, donc ?
— Pena, Rete, Lama.
— Quels noms !
— Je connaissais un type qui s’appelait Pagnotta.
— Une belle nouveauté.
— Mais ceux-là ce n’étaient certainement pas leurs noms, ce n’était que de mots conventionnels qu’elles utilisaient pour se distinguer l’une de l’autre. Oh ! Elles devaient bien s’appeler autrement. Elles devaient avoir une raison pour me cacher leur vrai nom ainsi que leur identité, une raison que je ne sus jamais. Pourquoi ont-elles voulu me cacher tout ? Pourquoi m’ont-elles abandonné ?

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Antonio Donghi, Canzonettista

— Mais ces trois vieilles savaient-elles que vous étiez là-haut, au sommet de la cheminée ?
— Le savaient-elles ? Je ne réussis jamais à le découvrir. Elles ne dirent jamais un seul mot qui me concernait.
— Et vous, ne parlâtes-vous jamais ?
— Ce n’est que ce matin-ci que je me suis aperçu de pouvoir parler… quand, une fois descendu…
— Dites-le !
— Allez-y !
— Je les ai appelées pour la première fois : Pena ! Rete ! Lama ! Pena ! Rete ! Lama ! Pe… Re… La…
— Maintenant, il recommence à pleurer.
— Arrêtez de pleurer.
— Donnez-vous du courage, pauvre monsieur, sinon vous nous ferez pleurer nous aussi.
— Oh belle ! Elles étaient ses mères, laissez-le pleurer autant qu’il veut.
— D’ailleurs, si elles étaient toujours là en train de bavarder et de lire, elles auront eu bien leur pourquoi.
— Elles restaient près de la cheminée pour se réchauffer.
— Et gardaient le feu allumé même l’été ?
— Oui.
— Même dans le mois d’août ?
— Toujours.
— Les vieilles sont très frileuses. Le chaud, elles ne le sentent plus.
— Mais alors elles le savaient, et étaient d’accord de ne pas en parler. Et vous, qu’en pensez-vous ?
— Peut-être, je fus amassé et composé petit à petit par cette spirale chaude qui montait continûment. Cellule sur cellule, comme les pierres d’un édifice… De façon que tout ce que ce feu produisait fût utilisé pour me construire…
— Mais la fumée ne sortait-elle pas de la cheminée ?
— La cheminée était bouchée au sommet, là où j’arrivais avec ma tête.
— Ah ! Voilà ! L’utérus noir était serré dans la partie supérieure.
— Comme les autres utérus, il me semble, jusqu’ici…
— Ou bien m’introduisit-on là-haut un jour, un homme comme je suis maintenant, fourni de la même chair et des mêmes vêtements que tous les autres hommes ?
— Finalement, oui… on vous y aura coincé.
— On vous y aura placé.
— Maintenant, on commence à comprendre quelque chose.
— Ces trois vielles-là devaient avoir un secret.
— C’est flagrant.
— Clair comme la lumière du soleil.
— Un secret de fumée.
— Qui sait ?
— Celui de ne pas vouloir révéler leur nom.
— Et de ne pas avoir envie d’en parler avec personne.
— Même pas avec lui.
— Alors, sous l’action du feu, j’aurais été au jour le jour très lentement carbonisé, transformé au cours des années… Je ne peux pas me souvenir de ce jour ni de ce qui se passait avant. Pourtant, il a dû y avoir un jour où j’ai assumé la forme d’une fumée intacte et très compacte. Juste aujourd’hui, j’ai pu m’apercevoir que je suis d’une matière différente vis-à-vis de tous les autres hommes, tandis que mes formes sont les mêmes…

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Antonio Donghi, Canzone

— Monsieur Perelà, terminez-nous votre récit ! Comment décidâtes-vous de quitter votre cachette ?
— Il y a trois jours, j’entendis s’éteindre au-dessous de moi la douce conversation qui m’était devenue ainsi familière. J’attendis trépidant, mais je n’écoutai plus la voix adorée qui nourrissait mon âme. Où étaient-elles les vielles ? Leur voix ne s’affichait pas à mes oreilles. Peu de temps depuis, le feu aussi s’éteint. Ce feu pérenne qui donnait la vie à mon corps. Autour de la cheminée, tout devint gelée et silencieux, donc je crus que l’heure de la mort était arrivée pour moi. Au contraire, mes membres perdirent au fur et à mesure leur immobilité, commençant à s’agiter, à bouger. De plus en plus envahi par le découragement, le désespoir et l’effroi, j’attendis encore. Où étaient-elles parties Pena, Rete, Lama ? Pourquoi m’avaient-elles laissé seul ? M’avaient-elles abandonné ? Quitté à jamais ? Je m’agitais dans les spasmes de la fièvre, tandis que l’exiguïté du lieu devenait intolérable avec la perte de l’immobilité. Je ne cessais de me tordre comme le globe d’une matière qui était devenue étrangère et hostile dans un organe du corps humain. Je pointai mes mains contre la paroi, tout en m’appuyant avec l’os et faisant force avec les genoux. Je réussis à descendre là où la cheminée petit à petit s’élargissait : là commençait par ses premiers anneaux une chaîne. Je m’agrippai à elle et descendis vite jusqu’au sol. En bas, il y avait encore les dernières cendres, et autour de la cheminée trois fauteuils vides, un gros livre fermé qu’on avait jeté à terre. Juste à côté, là où j’avais posé mon pied, une paire de bottes luisantes et magnifiques, les miennes. Je me sentais tellement étranger au sol auquel je m’appuyais incertain, tellement attiré par l’envie de remonter, que je dus me tenir fort pour ne pas retourner là-haut contre mon gré. Instinctivement, je faufilai les jambes dans les bottes et juste alors je me sentis droit, assuré, bien planté à terre et capable d’y pouvoir rester. Je quittai péniblement la chaîne à laquelle j’étais resté longuement accroché, et je commençai à marcher. Je courus à travers toutes les salles de la maison : désertes. Pas un seul signe de vie, ni de personne ou animal ou meuble. Je criai jusqu’à lacérer ma gorge : Pena ! Rete ! Lama ! Personne : rien. Je hurlai comme un fou : Pena ! Rete ! Lama ! Je me désespérai ; on aurait dit qu’une bête me dévorât le cœur, et je croyais que tout était fini pour moi quand j’atteins la porte de la villa. La porte était grand ouverte. Devant moi s’étendait la route poussiéreuse conduisant à cette ville. Tout comme un aveugle, je savais tout, sans avoir rien vu. Je connaissais déjà les histoires de tous les hommes, leurs actions et sentiments sans savoir avec précision comment les hommes étaient faits, je connaissais les noms de toutes les choses sans savoir quelles étaient les choses qui correspondaient à ces noms, comme un aveugle qui ait reçu par enchantement la lumière. Je devais voir.

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Tableau de la couverture : Gino Severini, Autoritratto

Aldo Palazzeschi

Traduction de Giovanni Merloni

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