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Libero et Solidea II (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, chap. II, pages 23 et suivantes)
Vague et imprécise dans ses mouvements comme dans ses sentiments, Solidea demeurait près de l’entrée d’un cinéma d’art et essai, l’Élysée, où l’on donnait Roma de Fellini. Libero inclina le buste et plia les genoux comme dans une révérence. Elle éclata de rire :
— Toi, ici ? Comment est-ce possible ? Sa gorge vibrait d’une façon particulière que Libero n’aurait pu jamais oublier. Il s’approcha d’elle et lui proposa de se mettre en chemin.
— Où me conduis-tu ? lui demanda Solidea. Ses yeux scintillèrent et son visage s’assombrit.
Libero, ne pouvant pas profiter, dans l’obscurité, des vertus de ses gestes, décida de parler.
Mais, Solidea n’était pas une femme libre. Prisonnière de la morale de la sincérité, elle aurait fait n’importe quoi s’il avait pu agir à la lumière du soleil, sans en ressentir un sentiment de culpabilité. Cependant, il y avait là un lien dont elle ne pouvait pas se passer, même si c’était un noeud assez effiloché.
— Je ne peux pas coucher avec deux hommes en même temps. Cela n’existe pas ! dit-elle. Je dois partir. Armando m’attend à la fin du spectacle, ajouta-t-elle. Est-ce que tu connais Armando Dradi, le chanteur lyrique ?
— Il n’est que six heures, il y en a encore deux à venir, protesta Libero, en lui caressant du bout des doigts l’ovale de velours.
Ils se promenaient avec circonspection, très près l’un de l’autre. Ils gâchèrent une abondante demi-heure en causant de Cesena et du projet du quatrième côté, avant de trouver le courage d’entrer dans un bistrot avec des tables et des box séparés. Ils avaient faim. Donc ce fut un véritable confort pour eux que ces sandwiches à quatre niveaux et ces coupes de vin blanc glacé qu’ils saisissaient avec douceur, le regard noyé dans une mélancolie silencieuse et euphorique.
Solidea se laissait scruter et caresser par les grands yeux, noirs et gris de l’enchanteur Libero. Libero se plongeait avec désinvolture dans les yeux verts et bleus de Solidea. Ils étalèrent tout de suite leur vie sur la table, s’en expliquant réciproquement les détails. Ils demeurèrent la main dans la main, avec tendresse et abandon.
Sans contrôler la voix et le rythme du cœur, ressortissant par chaque pore de leur peau — tandis que désormais nombre de spectateurs discrets les écoutaient assez attentivement —, Solidea raconta sa vie, en exagérant les ruines qu’elle avait causées et amoindrissant les merveilles de son ancien paradis terrestre.
Dès qu’elle s’était assise à cette table et qu’elle avait jeté derrière ses épaules toutes les pensées laides et difficiles, elle se sentit sereine. Une grande confiance l’envahit des cheveux aux chaussures.
Libero, au contraire, en dessinant avec le couteau des triangles sur la nappe usée, disséquait ses propres misères en essayant de les traduire en proverbes.
« On remarque le seigneur à ses chaussures », on le lui avait appris quand il était enfant, et « Tout bon jeu dure très peu », et « Qui fait tout soi-même, le fait pour trois ». Mais Libero n’avait jamais suivi ces règles. Il avait même compris à l’envers le proverbe sur les deux rues :
— Qui laisse la rue vieille pour la neuve ne sait pas ce qu’il laisse, mais sait ce qu’il trouve ! dit-il à Solidea.
D’ailleurs, ils étaient juste à côté de la porte de Cesena où tout le monde, même aujourd’hui, se trouve.
Une entente entre eux s’était installée qui les poussait à agir, à donner une fin heureuse à des humeurs réciproques assez évidentes. C’était une force pourtant contradictoire, qui les retenait là, à regarder leur vie nouvelle dans le reflet illuminé du fond des coupes. Ils étaient pris dans un filet sans issue.
Assis à la table en bois et plastique, pris en charge par des serveuses distraites, Libero et Solidea se détachaient comme deux statues solennelles, dans cet espace pas encore rangé, en se distinguant surtout de l’ambiance répétitive des comptes, des reçus et des caisses carillonnantes.
« C’est vraiment si simple ? » s’interrogea Libero. « Une main étrangère devient soudainement pour nous la plus familière. Elle nous détache, nous décolle du fond noir et boueux auquel nous étions accrochés comme des mollusques depuis des décennies. Et tout est remis en cause avant même qu’il n’arrive quelque chose ».
« Cela n’a pas de sens » pensa Solidea, touchée par un soudain égarement : les deux heures qu’elle avait décidé de s’accorder s’étaient déjà écoulées avant que n’éclate un sentiment de culpabilité.
Ils furent de nouveau sous les arcades. Au fond les colonnes étaient interrompues par un canal.
Ils s’accoudèrent au muret effrité. Ils firent quelques pénibles commentaires sur la présence d’un chat blanc, tremblant d’une peur étrange, et sur le reflet de la lumière lunaire dans cette eau trouble, envahie par les bouteilles de plastique. Tandis que le temps se rétrécissait, Libero se déclarait. Il implora un rendez-vous où ils se seraient aimés.
— Je ne t’écoute plus, dit Solidea, faisant allusion d’un geste à son état pénible.
Ils cherchèrent un coin isolé. Mais, ce n’était pas évident. Quelqu’un, même à distance, aurait pu saisir la scène amoureuse dans l’essentiel.
Ils s’embrassèrent. La petite bouche de Solidea s’ouvrit en un doux gémissement. Tout son corps se contracta et, ondoyant comme dans un lit, elle chercha ses belles mains, ses caresses de funambule. Ce fut comme si tout était déjà préparé avant, dans les méandres les plus intimes, pour la plus intense des rencontres, même avant cette étreinte révélatrice.
Solidea s’accrochait à Libero avec une joie douloureuse. Le monde autour d’eux n’était maintenant qu’une ombre éloignée et insignifiante. Libero avait pour tâche de s’en souvenir.
— Je ne me sens pas bien, dit Solidea, en présentant tout à coup le masque de la réflexion. Tu m’as enveloppée dans un beau rêve, qui pourtant reste inachevé, ajouta-t-elle. Aujourd’hui, j’ai perdu la tête, demain je ne sais pas si je le ferai !
Libero se retrouva seul, les jambes lourdes, son costume étranger à son corps. Il monta dans un bus et passa la tête par la vitre ouverte.
La ville passait devant son œil fixe qui essayait de retenir les pensées essentielles. La lumière du couchant rendait agréables même la laideur des édifices sombres et incolores, les fils dans le ciel, le pas élastique de la foule.
Les sentiments qui l’accompagnaient étaient terribles : «Réussirai-je à les vivre sans détruire la vie d’autrui ? Sans meurtrir ma propre nature, après mon splendide isolement?»
Solidea marcha sans se retourner, droite, sa veste grise posée sur les épaules, le foulard rouge et noir voltigeant sans grâce. Un grand poids lui coupait le souffle.
Elle entra dans un supermarché juste avant sa fermeture, longea les étalages des fruits, des yaourts, des pâtes, des olives, des tartes surgelées, des jus de tomate, du papier hygiénique, du pain carré, de l’huile, du savon de Marseille, du détersif, des serviettes en papier, du vin, du parmesan, de la mozzarella, de la mayonnaise, de la confiture, du chocolat, de la salade.
Passant à côté d’une glace elle s’efforça de sourire. Mais, elle avait besoin de réfléchir. Une explosion volcanique se préparait sous les cendres. Il y avait eu des signaux avant de rencontrer Libero. Maintenant, elle ressentait une force en soi qui aurait pu tout effacer et qui en même temps la poussait à recommencer, à respirer la lymphe vitale de nouveaux jardins de laurier et de myrte, de panoramas éblouissants entrevus depuis des terrasses silencieuses. Elle allait savourer l’affection inédite, les attentions circonspectes du nouveau couple bras dessus, bras dessous.
« S’ouvrir alors à l’amour nouveau ? »
Libero s’était aventuré dans un long voyage, dans un tour mélancolique et vicieux dans la banlieue de Cesena, pour réorganiser ses idées. Mais cela n’avait pas suffi. La séparation récente lui apparaissait abrupte, douloureuse, violente. Il lui fallait d’autres heures, d’autres moments d’obscurité et de silence pour penser, se souvenir, jouer avec le pathos ondoyant de la mémoire.
« La solution pourrait être le temps », pensa Libero, « un temps calme, pour laisser les émotions se décanter, pour essayer un compromis, ou alors pour trouver la force de renoncer ».
« Mais le temps, inexorable comme un serpent à sonnettes, me harcèle déjà dans ses tourbillons ».
Giovanni Merloni
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 29 mars 2013
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