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Le billet que je propose aujourd’hui a été déjà publié le 5 avril 2013 par Anna Jouy dans son journal_poétique_jeté_sur_l’aube. Voilà ce qu’avait écrit Anna Jouy :
« 5 avril, jour de « Vases Communicants », lancé par Le tiers livre (François Bon) et Scriptopolis (Jérôme Denis).
Le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement. Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. La liste complète des participants est établie grâce à Brigitte_Célérier, une autre blogueuse.
Dans l’esprit des « Vases », Giovanni Merloni et moi, avons choisi un thème commun, celui de la « rupture ». 
Nous nous sommes aussi donnés l’input (et la contrainte), de nous adresser/dédicacer réciproquement un billet inspiré par quatre images échangées.
Appréciez le sens du détail, l’esprit fin et subtil de Giovanni dans son voyage à l’intérieur d’une rupture… J’ai découvert grâce à ces #Vasesco, un personnage vibrant et pur, doté d’une sensibilité ultra douce.
Ce fut un  précieux  plaisir que d’être avec lui dans ce lien des vendredis premiers.
Merci Giovanni. »

De la rupture à cicatrisation

Chère Anna
J’arrive dans ton blog avec mon lest de changements frénétiques et de ruptures… pour parler avec toi de rupture !
Heureusement, on n’est pas les premiers à nous occuper de « déchirures », « fractures », « ruptures » ou « cicatrisations ».
J’ai eu, en plus, la chance de lire ton texte avant d’achever le mien. J’ai alors réduit l’importance et le poids de qui concerne les multiples « ressentis » venant des différentes modalités de rupture, que tu as si poétiquement exploités, pour me concentrer sur la considération assez banale qu’il y a toujours des raisons (factuelles, historiques, sociales et, pourquoi pas ? politiques) à l’origine de chaque rupture.
En particulier, je me suis arrêté à deux mots « emblématiques » et inextricables de l’essence même la rupture : le premier est « transgression », le deuxième est « disparition ».
D’ailleurs, il y a quelques jours, dans un des volets de mon « portrait inconscient d’une table » (Le_progrès_ou_le_soleil_de_l’avenir_II, pit n.27 mardi 26 mars 2013), en m’adressant à ma correspondante Catherine, je disais : « peut-être, faudrait-il examiner la redoutable corrélation entre le mot « transformation » et le mot « disparition » et ajourner les paramètres de notre regard sur le passé… »
Évidemment, chère Anna, la transgression produit des transformations considérables… Au final, il n’y a jamais de disparition (de la personne aimée et/ou de nous-mêmes) sans transgression…
D’ailleurs, ma pulsion à écrire a un seul moteur, elle aussi : la transgression.
D’abord, la trahison est une brèche par où la vie jaillit généreusement. Ensuite, par la brèche de la transgression la vie entre et en sort.
Est-ce que je ne suis « en moi » que lorsque je suis « hors-de-moi » ?
J’appellerais alors transgression la « licence de vivre » que je m’accorde par cycles.
Cycles de travail acharnés voire désespérés, constellés de petites débâcles et primés enfin par une étrange capitulation de l’ennemi qui me laisse ses villes brûlées et ses femmes perturbés. Cycles d’escalades au-dessus de marches plus hautes que des montagnes, auxquels s’ensuivent des cycles d’un repos qui n’est jamais détente.
« Per intervalla insaniae », disait Saint Jérôme dans sa Chronique, à propos de Lucrèce : « Rendu fou par un philtre d’amour, il rédigea dans ses moments de lucidité quelques livres… »
Dans mon esprit, folie et lucidité, oubli et sagesse ne s’alternent pas toujours de façon cohérente comme pour le malchanceux immortel prénommé Lucrèce.
Dans les intervalles de ces campagnes de guerre — pour conduire mon identité à l’abri, pour sauver le sens plus profond et intime de ma destinée que je sens menacée — il suffit d’une pause de confort apparent pour que la transgression se déclenche.
Transgression de l’auteur ou transgression de son personnage ? Qui, entre les deux, se prépare, à travers la transgression, à son inévitable disparition ?
Pour mon personnage, il s’agit toujours d’une transgression amoureuse. D’ailleurs, il considère cette forme de transgression, objectivement redoutable et même violente, comme la moins blâmable parmi les autres transgressions du point de vue moral.
Donc, à chaque fois que cela lui arrive, mon Libero Alessandri (ou Baptiste Ozenfant/Gérard Antonelli/Alfredo Bonadies) se sent tout à fait autorisé à entamer sa énième course vers ELLE.
ELLE qui de but en blanc lui correspond, le soutient, le considère.
Même s’il n’est pas libre. Et souvent, elle aussi n’est ni sentimentalement ni pratiquement libre.
C’est quand même l’amour.
L’amour qui s’achemine bien pour aboutir mal.
L’amour impossible.
L’amour pur et vrai dans un ciel limpide, dans un climat doux.
Les larmes surgissent à chaque adieu.
Les spermatozoïdes giclent à chaque étreinte, au-dedans ou en dehors des pantalons.
C’est l’amour qui défie les difficultés, se réjouissant et s’émerveillant aussi de cette inédite capacité de mentir.
Sincère avec ELLE, Libero-Baptiste (ou Gérard-Alfredo) est menteur avec tout le reste du monde.
Cet amour impossible, obscurci par l’ombre de la transgression, est pourtant illuminé par les lueurs sur l’horizon d’une disparition aux contours vagues. On ne discerne pas si cette disparition se borne à la disparition de la personne aimée ou bien si elle entraîne aussi la disparition de notre personnage téméraire.
Pendant quelques temps l’amour résiste, se laissant forger comme un vase de boue.
Je deviens TOI, tu deviens MOI.
Jusqu’au moment où la transgression devient digression, ou agression, obsession.
Je ne peux pas me passer de TOI.
Je ne peux pas me libérer de TOI.
Alors, je change de travail, de ville, d’amis. Je travaille de plus en plus, je voyage de plus en plus.
J’essaie de me confondre avec moi-même.
À qui attribuer la faute ? On trouve toujours un bouc émissaire.
L’amour se transforme parce que TOI (ou MOI), on ne veut plus de la transgression.
Nous sommes fatigués de cette vie « on the road », sans abri, à regarder les lits dans les vitrines, à compter les sous pour nous payer une chambre sans fenêtre.
Car ce n’est pas du tout mesquin la vie dans une maisonnette au Canada.
Petit à petit tu me persuades.
« Ainsi, on ne peut plus traîner ».
On doit lâcher prise ou bien nous marier.
Quitte ou double, épouser ou quitter.
Quitter semble plus facile. Moins coûteux.

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Chère AANN o NNAA,
Je m’adresse à toi avec l’embarras du choix entre ces deux noms ci-dessus, à cause de l’image que tu m’as envoyée, me renvoyant immédiatement à Janus*, le dieu des choix et des portes, des commencements et des fins, symbole évident du printemps de l’amour.
En dessous de cette image, tu m’as écrit : « la rupture me donne cette sensation d’être dissociée, d’un décalage flou entre soi et soi… ». Donc, toi aussi tu as pensé à Janus et, à travers cette première porte, tu as peut-être voulu évoquer la première rupture, celle qui boucle toujours le premier amour.
Une rupture toujours attendue et inéluctablement subie, lorsque notre premier MOI meurt et que nous touchons de près un chagrin tout à fait particulier. Là on ne souffre pas seulement parce qu’une personne qui nous était devenue familière disparaît du jour au lendemain, mais parce que nous aussi, ce que nous nous étions révélés d’être, disparait avec elle. En fait, on n’a pas dû se battre uniquement avec quelqu’un qui était hors de nous, un étranger ou étrangère prétendant nous diriger ou changer la vie. On a eu affaire avec un inconnu récalcitrant et hostile qui était en nous-mêmes.
D’ailleurs, on a dû  faire une lutte acharnée. D’un côté la volonté de vivre que la rêverie maternelle a introduit petit à petit, au jour le jour. De l’autre côté tout ce que l’esprit tranchant-et-distrait du père a pu enlever en un seul instant.
Si la rêverie constante d’une mère a la possibilité d’allumer la volonté, la stupidité éphémère d’un père peut aussi bien l’éteindre.
Sans compter les traumatismes venant du monde extérieur (notre copain/copine a lui/elle aussi des parents, des frères, des amis envieux)…
Si je me souviens de ma fiancée, idole incontestée du printemps de mes amours, si je ferme les yeux, je ressens des vagues venues de la mer emmêlant toujours l’ancienne joie avec la douleur. Je n’oublie rien :
« Personne n’entendait, personne ne commentait, personne. Il n’y avait que quatre murs blancs à regarder. Toi et moi, nous avions peur, une peur accablante d’être heureux. Le soir descendait avec nous dans la nuit, avec les lumières étincelantes du ciel, tandis que notre amour, lucide comme un caillou blanc, brillait tout seul, heureux, dans le noir. »
« On s’embrassait dans la lumière. L’amour nous faisait rire et pleurer, et le poursuivre en courant. Tu étais le soleil et la pluie. Le soleil brûlant dans le creux de la main, la pluie dans les yeux pleins de larmes. Toi, proche et lointaine, tu n’avais que des mots doux et magiques : « Ah, ces pas, empruntés au silence dans les glycines de nos cœurs ! »
« Il n’y avait que toi qui pouvais me prendre, ce que j’étais, pas ce que je semblais être. Je te devais un amour qui se précipitait et qui pourtant semblait merveilleux. »
« Aux pas du soir nous laissâmes le souvenir de nous-mêmes et, au-delà du clic-clac de nos talons, le silence. »
« Tu avais ta même voix, légère, de verre sur verre. Tu me parlais encore, au téléphone, quand je te voyais. Mais, tu ne m’aimais plus. Il me semblait toujours que tu le disais. J’avais perdu quelque part un mot, un vers sans rime : il y avait écrit GOUFFRE et sous-entendu MORT. Je l’avais perdu. Quelque part, tous les jours je retrouvais ton nom. »
« Tu passais, gauche et solennelle. J’oubliais tout et me souvenais de tout. »

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Chère NAAN
J’entame l’été de l’amour (et de la vie) avec une exigence de symétrie. NAAN me rappelle aussi la berceuse d’antan, la « ninna naan-na » que ma mère et mes nombreuses vice-mères me fredonnaient. Est-ce que je me suis marié de façon très précoce, à 23 ans et demi, avec le seul but ou la seule necessité de trouver une nouvelle mère ? Qui sait. Il est sûr que j’ai rencontré plutôt une gosse, une âme sensible pas du tout adaptée à mon énergie grossière. En tout cas, l’image que tu me proposes pour célébrer les contradictions de la rupture familiale, cette tête en l’air — qui se passe peut-être de son corps en se débattant dans l’eau — est parfaite, merveilleuse.
« J’accède à une danse nouvelle, tu avais écrit dans ton commentaire, j’ignore encore ce que c’est un nouvel élément auquel je ne suis pas encore totalement adapté mais qui me va comme un gant…. »
Voilà que tu avais prévu mon choix. Tu savais en avance que j’aurais fait quelques allusions à la rupture matrimoniale, à ce deuxième MOI qui meurt. En plus de la rupture, du chagrin  lié à l’éloignement de l’autre (parfois plus redoutable qu’une disparition), dans la rupture d’une famille, entraînant souvent d’autres victimes en dehors des deux sujets concernés, il y a aussi le sentiment de l’échec et de l’égarement face à une nouvelle liberté aux dimensions tout à fait inattendues.
Cependant, ce deuxième MOI ne meurt pas totalement, définitivement. D’un côté, si auparavant il tendait corps et âme vers le progrès et la confiance en la raison (« tout obstacle peut être dépassé par le biais du partage des droits et des devoirs) et s’il est resté déçu et averti (« personne ne change, après les trente ans »), une petite voix survit en lui et son indomptable optimisme l’accompagnera dans son long voyage vers la cicatrisation.
Entre-temps, il faut avouer que dans sa course vers un inconnu, qui ne pourra plus se déguiser dans les vêtements de l’innocence, à chaque fois qu’il verra, sous les eaux à peine remuées d’une piscine, un corps flottant en totale indépendance de la tête, il songera à son ancienne épouse. Il l’imaginera silencieuse, tranquille, séparée mais toujours approchable. Car cet éloignement, cette disparition à courant alterné, prête en définitive le flanc à une transgression à courant alterné elle aussi…
S’installe alors une sorte d’ambivalence, sinon de souterraine ambiguïté. Quelle différence entre cette rupture « adulte » qui prépare les péripéties de l’adultère, et la rupture « adolescente » qui coupait en deux notre être sans compromettre l’intégrité de notre identité ! Pourtant la première rupture n’était pas une vraie mort : elle reproduisait le choc de notre naissance par une entrée effective dans la vie. Cette rupture matrimoniale, même encadrée apparemment dans les rituels du déjà vu d’une société entière divorçant de soi-même, entraîne au contraire une mort à petites gouttes, beaucoup plus redoutable, qui finit par hanter notre vie jusqu’à nos derniers jours.
Vues ces conséquences, je ne m’explique alors pas, ma chère NAAN comment a-t-il été possible que ce mariage ait eu lieu, s’il était voué dès sa naissance à la rupture. Pourquoi, par quel étrange et mystérieux penchant masochiste, j’aimais tellement la monotonie ?
« Monotonie, je te tiens par la main, tu es blonde et mince, tes seins sont des poings fermés, tes lèvres sont des villes brûlées, tes yeux sont des panoramas de carte postale, tu as des corps différents pour le même destin, des gueules distinctes pour le même lit envahi de chiffons et de débris. Tu as la voix de l’ambulance, la voix d’une télévision idiote, la voix d’enfants en prison, la voix muette du bourreau. »
« Monotonie, latente inquiétude d’hommes contraints à se faire du mal entre eux pour garder intacte la logique inexorable du pouvoir constitué. »
« Monotonie, tu vas me bâillonner, tu vas devenir un vêtement, un masque, un filtre séparant ce que je pense de ce que je fais. Jamais je ne veux te perdre, jamais, jamais, jamais… Tu étais la lumière sur le balcon, chaude comme une main dans une goutte. Triste, dans ton sourire, comme mon rêve convulsif.
Tu étais ce tragique colloque d’adieu dessiné sur une bouche souple, sculpté sur des cils écarquillés, filmé au ralenti dans les gestes inutiles des mains sur la balustrade. »
« Je t’embrassais, serrant dans l’étreinte de mes dents une femme nue qui se démenait et hurlait heureuse, répandant son cri sur mon corps. Il restait dans ma bouche la saveur du sang et les restes grisâtres de ce corps immobile et mouillé dans le son détendu du silence. »

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Chère NANA,
Excuse-moi pour ce nom, qui pourrait évoquer un manque de respect, ce qui serait contraire et tout à fait étranger à notre amitié naissante. Mais, lorsqu’on s’approche de l’automne de l’amour (sinon de la vie), et que l’on rentre dans l’argument-clou de cette ébauche sur le thème de la rupture, je ne peux me passer d’envisager un personnage mystérieux et insaisissable comme la « dame au petit chien » ou Anna Karénine, ou la Lara du docteur Jivago ou aussi la pauvre Thérèse Desqueyroux, dépourvue, cette dernière, tout au long de son incontournable roman, de son amant invisible. D’ailleurs, on ne peut pas imaginer s’approcher de femmes comme elles, — protagonistes ou victimes, d’ailleurs, de formes d’amour assez violentes et destructrices  — sans imaginer un côté confidentiel, une arrière-boutique (ou boudoir) où les rapports se simplifient et l’on se tutoie jusqu’à l’intimité des sobriquets et des expressions abruptes, comme par exemple NANA, ma petite NANA, ma douce NANA, et cetera…
Chère NANA, j’ai lu avec attention tes suggestions sous cette photo. Cette buée, ce dessin de fines gouttelettes de vapeur qu’une petite bouche a créé avec sa méticuleuse haleine, évoquerait aussi bien les sensations physiques liées à l’évènement de la rupture que le sentiment libératoire de la transgression : « Un souffle qui rompt la glace », tu dis. Je partage cette observation et aussi le commentaire qui suit : « je me suis imaginée  dans un dernier temps  parler effectivement de la rupture qui est la fin. puis y réfléchissant et en analysant un peu plus profondément ce que je ressentais de la proposition de ce #vasescommunicants et de son thème, j’ai constaté que cela me semblait comme la rupture d’une forme d’ostracisme dans lequel je me sentais  geler. »
Quant à moi, cette image a le même pouvoir que la « madeleine » de Proust, que je cite par économie de temps, tellement ce pauvre petit four est devenu banal et répétitif dans les discours, à tous les niveaux désormais.
(Je vais relire Roland Barthes, peut-être, ou aussi d’autres analyses plus récentes sur le rapport entre les sensations et la mémoire, me concentrant sur le pouvoir d’évocation du présent lié aux chansons, aux poésies et naturellement aux images, en particulier à l’image d’une buée plus ou moins artistique…)
Combien de fois, suis-je resté comme ça, la bouche appuyée à la fenêtre de la cuisine, en regardant dehors, espérant de LA voir passer, même si c’était impossible ! Combien de fois ai-je décoré d’une buée souffrante mêlée de fumée de cigarette, les vitrines froides du bistrot où j’avais vécu avec ELLE des moments peut-être les plus importants et inoubliables que ces après-midi de passion et d’angoisse, de faim et de soif jamais assouvies ?
Mais, « cette » buée que tu m’envoies, me rappelle un vendredi. Peut-être, un vendredi quelconque, difficile à situer dans le calendrier rétrospectif de la mémoire. Ce fut quand ? C’était qui ? Elle ou elle ?
Vraiment, je ne sais pas. Ce souvenir était sculpté sur un billet assez chiffonné. Bien avant d’éclater, cet « esprit de la transgression » mûrissait déjà, en lui, le sentiment de la disparition. Une deuxième, ou troisième ou quatrième mort s’ajoutait. Mais, ce n’était pas elle qui mourait. Ou bien, en mourant, elle devenait éternelle, comme Garance pour Baptiste, Solidea, pour Libero et Julia Socoa, pour Gérard :
« Terrible rencontre, ce vendredi-là, hantée par de boueuses mémoires, de sirènes glissantes,  d’étreintes lâches, de douceurs impitoyables. »
« Terrifiant verbiage, consacré à toi, à moi-même. Énième révérence (souple et pourtant accablante) à une honteuse beauté qu’on ne peut pas toucher. »
« Territoire âpre, sauvage gymkhana parmi des verres, des parfums et ton sourire et rouge à lèvres effleurés par un geste en retrait. »
« Terreau sur mon corps précocement endolori. Dans tes soupirs niés, dans la censure de tes promesses, dans l’élan châtré de tes sourires, toi, prisonnière, moi, aviateur au départ. »
« Propriétaire de pagodes et de maisons de thé ombragées, ô douce sommelière d’âpres ciguës, je voudrais désespérément te louer, m’inclinant vers toi et non, au contraire, vers ce caporal-chef en caoutchouc. »
« Tu voudrais me conduire en arrière vers un ancien boulevard avili, délirant, oublieux, prolifique, réactif, taciturne, passé. Trépassé désormais. »
« Toi aussi tu passes quelques centimètres derrière moi, sur un pont aérien de barques d’une rive à l’autre, pensive. »

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Chère ANNA,
J’arrive finalement à prononcer ton nom. Mais c’est peut-être trop tard. D’ailleurs tu ne pouvais pas trouver d’images plus efficaces et subtilement poétiques que celle-ci : un clocher coupé en deux et « dégonflé », signalant la rupture physique et l’égarement mental de l’hiver de l’amour. Toi-même, dans ton commentaire, tu t’accoudes au balcon et regardes, émerveillée, cette « chose » qui ne correspond plus ni à sa fonction ni à son image : « cette image me parle de cette sensation d’avoir « ses antennes coudées »… d’ondes interrompues qui ne saisissent plus le fil-flux de l’autre. Et d’être dans le déséquilibre, l’instable ».
Où est-il fini le « vieux clocher », solide repère de la « douce France » de Trenet ? Il n’a plus « l’âge de son image », comme la Baby Doll de Starmania et va aussi se ratatiner dans un aspect pathétique, invitant à détourner le regard, avant d’envisager, pour lui, la meilleure disparition possible.
Voilà. La rupture hivernale se déroule petit à petit. Les feuilles continuent de tomber jusqu’au dénuement total des branches, tandis que le corps sans défense disparaît au-dessous de strates de poil et de laine de plus en plus lourdes et désagréables.
On dit sagement dans les proverbes de tout le monde qu’en vieillissant on redevient enfant. Autant plus longue et sereine sera la vie, autant plus proche sera le « retour » dans le ventre de la mère, la naissance ne faisant qu’un avec la mort.
Moi, je préfère penser que cet âge ingrat me rapproche de la rue, des faibles, me faisant de plus en plus comprendre la détresse mais aussi les difficultés énormes qu’on rencontre lorsqu’on est en deçà du niveau minimal indispensable à la survie matérielle et psychologique.
Je ne veux pas t’emmerder, ANNA, avec de longs discours. Mais je vois qu’à l’égarement ou la schizophrénie de la perte, de la disparition d’une personne aimée et de soi-même, qui arrive toujours, inévitablement, s’ajoute de plus en plus souvent, pour la plupart des gens âgés, un sentiment d’abandon social et d’inutilité difficile à surmonter. Le sentiment aussi d’une dérive inéluctable vers l’exclusion, car le pas est bref entre la vision de l’homme « maladroit », « inepte » et par conséquent « inutile » et la stigmatisation sociale de l’homme « dangereux ».
Se déclenche alors une rupture de l’amour en général, c’est à dire le sentiment aigu de la coupure en deux d’un projet, d’un but, du sens même de la vie, brusquement interrompu.
On oublie vite les plaisirs de la transgression dont on ne voit, maintenant, que les côtés les plus inquiétants et redoutables. On commence à confondre les deux mots « but » et « bout » qui deviennent de plus en plus interchangeables.
Cela n’arrive pas pour tout le monde, heureusement. Mais une corrélation est évidente entre l’abandon lié à la disparition et l’abandon de la non-intégration ou de la perte du travail.
Il y a deux expressions sur lesquelles il faudrait bien réfléchir :
— « Homo faber suae quisque fortunae » (« chacun est l’artisan de sa propre fortune », selon Sallustre ;
— « Self made Man », « homme ayant acquis sa fortune ou son statut social, par son mérite personnel, en partant de rien ou avec peu de chose ».
Je vois là-dedans deux expressions phares d’une philosophie de la réussite qui se passe de la solidarité et du principe d’égalité.
C’est la lecture d’un très poignant roman de Valère Staraselski (« Un homme inutile », éditions du Cherche midi, 1998) qui m’a poussé à réfléchir sur le thème de l’abandon et m’offre maintenant la possibilité de conclure cette ultime lettre sur la « rupture ».
Ce livre se charge en fait de la tragédie humaine de tous ceux qui, du moins du vivant, résultent « perdants » vis-à-vis des paramètres et des outils de sélection d’un monde soi-disant moderne et progressif qui, au contraire, alimente une idée de société de plus en plus basée sur le succès et ses privilèges, où l’argent devient inévitablement l’unique repère et la seule divinité possible. Cela est particulièrement évident aujourd’hui, avec les informations en temps réel dont quiconque peut profiter dans n’importe quel endroit, même le plus reculé de la planète.
D’ailleurs, « l’abandon » — qui marque inexorablement les perdants, les réjetés, les exclus et tous ceux qui n’ont pas su « profiter » des chances offertes par un système où le succès est théoriquement possible pour tout le monde et pour chacun —, se lie strictement aux « contradictions » d’une logique de l’emploi et de l’intégration selon laquelle celui qui ne sait pas jouer ses cartes dans la société, ne pouvant être gagnant est automatiquement un perdant. Un homme ou une femme inutile.
Je crois qu’il n’y a personne qui ne désire être utile à la société dont il en attend la protection. Être utile aux autres est chose d’importance vitale pour chaque homme, autant que le désir de s’exprimer. Cela, plus ou moins conscient lorsque on est dans le plein des forces et des prérogatives physiques et mentales, personnelles et sociales, devient encore plus évident sinon dramatique quand on commence à perdre des forces et des prérogatives.
Tomber dans le chômage du jour au lendemain est comme perdre la souplesse dans le rapport amoureux.
Car le travail (et l’amour) ne sont pas seulement des moyens pour nous exprimer, pour affirmer — plus ou moins — nos penchants et habilités particulières. Ils sont surtout la condition indispensable pour notre intégration.
Cela surtout dans les sociétés où la solidarité risque de devenir optionnelle et minoritaire. Car, évidemment, dans la plupart des cas, le sentiment d’inutilité lié à la perte du travail ou d’autres prérogatives physiques et mentales, ne représente pas une faute personnelle, ne correspond pas à une révolte contre ce que la vie et le contexte social nous offre. Mais…
Brice Beaulieu, le protagoniste du livre, est un jeune français qui a priori possède toutes les cartes pour réussir, que peut-être la mentalité gagnante d’aujourd’hui accuserait d’un certain manque d’agressivité voire méchanceté et absence de scrupules, cet homme sur la trentaine qui pourrait être classé comme « l’homme sans qualités » de Robert Musil, cet homme « rêveur et fataliste » se trouve dans cette contradiction tout à fait typique de notre époque post-moderne de perdre le travail, de ne pas réussir à en trouver un autre, de « glisser dans la rue » — comme on dit ici à Paris — et de se sentir subjectivement inutile, avant de se précipiter dans une exclusion objective et, apparemment, sans retour.
Je termine cette longue lettre avec les mots poétiques de V. Staraselski. Comme beaucoup des gens « glissés dans la rue » ce Brice Beaulieu sans défense et tout à fait dépourvu, en réalité, d’agressivité ou de cynisme, reste enfin victime de l’incapacité collective de lui tendre une main. Dans une poche, un feuillet survit miraculeusement au bûcher qui restera peut-être impuni. Et le brigadier choqué essaie alors de le lire : « …je crois pouvoir témoigner de la qualité exceptionnelle de cet étudiant. Son intelligence rapide et brillante, mais exigeante et sans compromis pour atteindre les réalités les plus profondes, sa sensibilité littéraire toujours attentive aux singularités fortes des grandes œuvres, son énergie et sa régularité exemplaires… J’ajoute que les qualités humaines de M. Beaulieu sont au niveau de son intelligence : discrétion, mais sans difficulté relationnelle, et sens très sûr des responsabilités. J’estime, sans hésitation, qu’il saurait profiter au maximum… » (page 195)

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 7  avril 2013

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