Des hommes « inutiles »
Au-delà de ma bonne volonté à preuve de bombe, je n’ai jamais été un homme au foyer. Je peinais beaucoup à remettre tous les matins en ordre mon canapé-lit avec son équipe de coussins aux tailles variées sous la menace de l’arrivée impromptue et pas toujours souriante de notre première hôtesse alsacienne.
Voilà la raison pour laquelle, une fois installé dans mon nouveau domicile, ayant acheté pour ma fille cadette et moi (au dernier étage du glorieux BHV) deux confortables sommiers ainsi que deux matelas Simmons, j’ai fait ma petite « révolution personnelle », en me rendant, après plusieurs consultations et hésitations, chez un magasin spécialisé…
Comme vous verrez, ce que j’ai acheté (et utilisé pendant une des phases les plus heureuses de ma vie) semblera jaillir de l’imitation des systèmes adoptés par les « dormeurs de la rue » pour se protéger du froid et des intempéries. Une solution beaucoup plus commode, la mienne, que j’ai eu la possibilité de mettre en pratique et toute sécurité, au milieu des quatre murs d’un appartement propre et fermé à clé.
D’ailleurs, cette solution, conçue pour les émergences, les voyages, les randonnées sur les cimes alpines ainsi que pour les vacances à pied, même si elle est parfaitement adaptée aux exigences d’une personne seule, elle cogne vivement contre la mentalité dominante. « Comment ? Tu veux te soustraire aux règles de tout le monde ? » « D’accord, tu dors en solitaire et tu te sers d’un outil créé pour une personne à la fois… Cela est très incommode, on ne peut pas bouger librement, sortir les pieds, mais techniquement c’est « faisable » (mot ce dernier que je n’aime pas)… « Tu vas adopter ce système juste pour gagner cinq ou dix minutes de travail par jour… Tu es bien curieux, mon ami ! » (Je n’aime pas non plus ce ton confidentiel, surtout s’il est implicite…)
J’ai résisté aux nombreuses objections, en faisant finalement le choix d’un confort austère et presque militaire. J’en ai profité pendant à peu près trois ans, c’est-à-dire jusqu’à l’arrivée définitive de ma femme.
Et pourtant, chaque fois que je me suis faufilé dans ma souple et glissante enveloppe, je n’ai pas pu me passer de penser à tous mes confrères humains ayant à faire avec un machin pareil, qui n’avaient pas du tout la même chance que moi.
« Oui, je ne suis pas du tout riche, me disais-je. Mais je peux m’accorder un toit, une boîte aux lettres, un escalier, une porte avec le petit périscope pour regarder au-dehors… J’ai les rideaux occultant la lumière du jour et aussi un petit escabeau pour y appuyer mon portable Nokia, mes lunettes et mon livre de chevet…»
« Ne serait-ce pas une forme de snobisme légèrement provocateur, la mienne ? Ou alors, suis-je moi aussi un homme inutile ? »
Un des phénomènes qui m’avait particulièrement bouleversé dans ma nouvelle réalité, c’était le nombre impressionnant de gens qui traînait péniblement pendant la journée dans les rues, dans les couloirs du métro, sur les ponts et sous les ponts. Des gens sans abri, sans un sou, qui demandaient dignement l’aumône ou se laissaient aller sur un matelas au bord d’un trottoir. Même d’entières familles. La géographie de ce douloureux problème n’était pas homogène si l’on se déplaçait de la rue du faubourg du Temple en direction de la Roquette, par exemple. On dirait que les villages se multipliaient et pourtant, même s’ils étaient en compétition pacifique les uns contre les autres, à l’intérieur de chaque village on partageait la même notion de la richesse et de la pauvreté, de la précarité et de la détresse. À rue Keller tout comme à rue Sedaine, sur le parvis de Saint-Ambroise tout comme à rue de la fontaine au Roi…
Pendant la nuit, la plupart de ces gens de la rue disparaissaient. Sous les arcades, dans les passages et les coins les plus reculés je rencontrais des amas informes où se barricadaient des gens qui n’avaient pas de choix, enveloppés dans des cartons ou des couettes ou alors dans d’étranges feuilles dorées ou argentées. Le premier que j’ai rencontré avait choisi le côté de la rue Barbier qui se termine en cul-de-sac juste près de la grille d’accès à la petite cour d’où je montais à mon logement. Ensuite, j’en ai rencontré partout, même dans des balcons libres au rez-de-chaussée de certains immeubles.
Je vous avoue que je suis très sensible à la condition de tous ceux qui trainent dans la rue et y dorment, parfois dans des conditions de risque sérieux. Pas seulement en raison de mon égoïsme qui me pousse facilement à voir moi-même glisser dans une dérive pareille… Néanmoins, je partage les sentiments de la plupart de mes nouveaux concitoyens : personne ne peut être insensible, à Paris même plus qu’ailleurs, à la vie difficile et parfois impossible des désespérés de la rue. C’est très difficile pour moi d’en parler, car je ne peux pas éviter, à chaque mot qu’avance, de m’interroger sur la pleine sincérité de mes propos. Car il est évident d’un côté que le problème est énorme, gigantesque, dépassant les possibilités d’action de chaque individu, comme il arrive dans les grandes calamités naturelles ou dans les guerres… Une communauté entière est concernée. Et pourtant, chacun de nous se dérobe ou se sauve en protestant que c’est aux institutions, aux associations humanitaires la tâche de s’en charger. Mais, évidemment, ce que nous voyons au jour le jour nous fait bien comprendre que les efforts extraordinaires que fait la Mairie de Paris — avec l’aide d’un immense réseau de structures et d’hommes prêts à intervenir — ne sont pas suffisants. Quoi faire ? Je crois qu’au-delà de toute rhétorique il faut surtout garder les yeux ouverts et participer à la vie de la ville et du quartier — chacun selon ses possibilités —, vigilant toujours de façon que tout cela ne soit jamais nié ni abandonné définitivement à soi-même.
Pendant les premières années à Paris j’avais lu deux livres, à ce sujet, qui m’avaient vivement touché, concernant, tous les deux, la facilité, pour un jeune au chômage, de glisser dans la rue. Dans le roman poignant et intransigeant de Valère Staraselski, « L’homme inutile » Brice Beaulieu — élève brillant et fort doué en difficulté avec la bureaucratie mentale d’une société devenue de plus en plus cynique — succombe presque sans lutter, devenant par erreur victime d’une violence qui serait anachronique dans une société jusqu’au bout responsable (voir un extrait ci-dessous).
Dans le livre de Harold Cobert, « Un hiver avec Baudelaire » — un roman douloureux, mais confiant dans les hommes (et encore plus dans un chien au nom évocateur) — Philippe Lafosse traverse le drame de la rue jusqu’au bout, prenant conscience de toutes les contradictions positives et négatives de la machine de la solidarité. On découvre qu’au-delà des institutions ce sont toujours les hommes ou les femmes qui font la différence, avec leur sensibilité et volonté individuelle qui les poussent à agir, même contre l’évidence la plus dure.
Un outil pour l’homme inutile
La série des boutiques du Vieux Campeur constitue une véritable chaîne spécialisée, un peu snob et peut-être un peu chère aussi, qui offre pourtant une solution à presque toutes les exigences, même les plus intimes, liées au froid, au vent et à la pluie ainsi qu’aux éventuelles randonnées se terminant par des nuits à la belle étoile.
Je ne trouve pas l’espace, ici, pour décrire exhaustivement l’étonnement admiratif que j’ai prouvé, déjà la première fois que je m’y suis rendu. J’avais froid. J’avais besoin de protéger les parties de mon corps que de pantalons pas suffisamment chauds ne protégeaient pas des flèches gelées de l’hiver.
Lorsqu’on descend à la station MAUBERT-MUTUALITÉ on est joliment invités à monter sur la colline Sainte-Geneviève, chère à Abelard, par la très agréable rue des Carmes (au bout de laquelle se hisse, solennel, le Panthéon). On tourne à droite et l’on pénètre dans des ruelles (dont rue Sommerard et rue Thénard) s’accrochant en haut à la rue des Écoles, où, de façon discrète et apparemment hasardeuse, plusieurs boutiques du « Vieux Campeur » vous attendent, pour vous offrir chacune des choses différentes.
Une espèce de BHV horizontal, spécialisé dans les randonnées les plus hardies et les plus difficiles, s’adressant donc surtout à des gens héroïques qui n’ont peur de rien, prêts à se lancer dans le vide avec un deltaplane (ou un parapente) ou à glisser parmi les cailloux d’un torrent à la vitesse de la lumière. Mais, puisque les affaires sont les affaires et qu’il faut quand même survivre, cette glorieuse chaîne daigne accueillir aussi des citoyens couards comme moi.
Et pourtant, quand j’ai acheté mon collant de laine noir je n’ai pas eu le courage de dire que j’avais froid à Paris, même dans mes quatre murs. En répétant ce que je venais juste d’entendre de la bouche d’un autre client, j’ai dit qu’il me fallait cela pour une excursion dans les montagnes du Canada, où m’attendait Odette, une amie de là-bas.
De même, lors de l’achat de mon précieux sac à couchage : « Je resterai à la base. C’est mon fils qui va escalader le Mont Rose. Mais, vous comprenez, dans une tente à la hauteur de 2000 mètres…»
Très sensible au risque de mourir de froid, j’ai eu la sensation d’être sauvé au milieu d’un gouffre de glace par un Saint-Bernard humain lorsque le vendeur (probablement un ex-guide alpin) m’a renseigné autour des petites différences entre les nombreux modèles exposés. Rassuré, d’une façon très discrète, m’accompagnant avec des gestes éloquents, je lui avais avoué mon but : profiter d’un très confortable matelas Simmons et, à l’abri des quatre murs d’un appartement silencieux, utiliser cette formidable découverte de la technique alpine à la place du redoutable caravansérail de draps, couvertures et/ou couettes aussi engageants qu’encombrants. Mon primordial souci c’était celui de faire front aux baisses de la température pendant la nuit, étant chaque fois obligé d’éteindre le chauffage électrique avant de dormir… Mais je sais bien combien est-elle différente la condition du dormeur de la rue !
Extrait de la lecture de « Un homme inutile » de Valère Staraselski
C’est la lecture d’un très poignant roman de Valère Staraselski (« Un homme inutile », éditions du Cherche midi, 1998) qui m’a poussé à réfléchir sur le thème de l’abandon et m’offre maintenant la possibilité de conclure cette ultime lettre sur la « rupture ».
Ce livre se charge en fait de la tragédie humaine de tous ceux qui, du moins du vivant, résultent « perdants » vis-à-vis des paramètres et des outils de sélection d’un monde soi-disant moderne et progressif qui, au contraire, alimente une idée de société de plus en plus basée sur le succès et ses privilèges, où l’argent devient inévitablement l’unique repère et la seule divinité possible. Cela est particulièrement évident aujourd’hui, avec les informations en temps réel dont quiconque peut profiter dans n’importe quel endroit, même le plus reculé de la planète.
D’ailleurs, « l’abandon » — qui marque inexorablement les perdants, les réjetés, les exclus et tous ceux qui n’ont pas su « profiter » des chances offertes par un système où le succès est théoriquement possible pour tout le monde et pour chacun —, se lie strictement aux « contradictions » d’une logique de l’emploi et de l’intégration selon laquelle celui qui ne sait pas jouer ses cartes dans la société, ne pouvant être gagnant est automatiquement un perdant. Un homme ou une femme inutile.
Je crois qu’il n’y a personne qui ne désire être utile à la société dont il en attend la protection. Être utile aux autres est chose d’importance vitale pour chaque homme, autant que le désir de s’exprimer. Cela, plus ou moins conscient lorsque on est dans le plein des forces et des prérogatives physiques et mentales, personnelles et sociales, devient encore plus évident sinon dramatique quand on commence à perdre des forces et des prérogatives.
Tomber dans le chômage du jour au lendemain est comme perdre la souplesse dans le rapport amoureux.
Car le travail (et l’amour) ne sont pas seulement des moyens pour nous exprimer, pour affirmer — plus ou moins — nos penchants et habilités particulières. Ils sont surtout la condition indispensable pour notre intégration.
Cela surtout dans les sociétés où la solidarité risque de devenir optionnelle et minoritaire. Car, évidemment, dans la plupart des cas, le sentiment d’inutilité lié à la perte du travail ou d’autres prérogatives physiques et mentales, ne représente pas une faute personnelle, ne correspond pas à une révolte contre ce que la vie et le contexte social nous offre. Mais…
Brice Beaulieu, le protagoniste du livre, est un jeune français qui a priori possède toutes les cartes pour réussir, que peut-être la mentalité gagnante d’aujourd’hui accuserait d’un certain manque d’agressivité voire méchanceté et absence de scrupules, cet homme sur la trentaine qui pourrait être classé comme « l’homme sans qualités » de Robert Musil, cet homme « rêveur et fataliste » se trouve dans cette contradiction tout à fait typique de notre époque post-moderne de perdre le travail, de ne pas réussir à en trouver un autre, de « glisser dans la rue » — comme on dit ici à Paris — et de se sentir subjectivement inutile, avant de se précipiter dans une exclusion objective et, apparemment, sans retour.
Je termine cette longue lettre avec les mots poétiques de V. Staraselski. Comme beaucoup des gens « glissés dans la rue » ce Brice Beaulieu sans défense et tout à fait dépourvu, en réalité, d’agressivité ou de cynisme, reste enfin victime de l’incapacité collective de lui tendre une main. Dans une poche, un feuillet survit miraculeusement au bûcher qui restera peut-être impuni. Et le brigadier choqué essaie alors de le lire : « …je crois pouvoir témoigner de la qualité exceptionnelle de cet étudiant. Son intelligence rapide et brillante, mais exigeante et sans compromis pour atteindre les réalités les plus profondes, sa sensibilité littéraire toujours attentive aux singularités fortes des grandes œuvres, son énergie et sa régularité exemplaires… J’ajoute que les qualités humaines de M. Beaulieu sont au niveau de son intelligence : discrétion, mais sans difficulté relationnelle, et sens très sûr des responsabilités. J’estime, sans hésitation, qu’il saurait profiter au maximum… » (page 195)
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 14 août 2014
CE BLOG EST SOUS LICENCE CREATIVE COMMONS
Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 3.0 non transposé.
clap clap clap pour chaque mot et chaque idée
Parfois, devant ces hommes couchés, ou ces familles vivant sur le trottoir, on se demande ce que fait la Mairie de Paris en l’occurrence (permanente).
Pingback: « Je ne veux plus de l’impossibilité de transmettre » | le portrait inconscient
Pingback: Le dormeur de la rue (Je suis parisien n. 15) | le portrait inconscient