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La proposition II/IV (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, chap. IV, pages 39 et suivantes)
Dans la flaque d’ennui assez profonde et incurable où la ville de Cesena avait glissé à la veille des élections administratives — tellement importantes qu’on en parlait très peu dans les discussions quotidiennes —, les polémiques sur le quatrième côté créèrent, pendant quelques jours, un sentiment étrange dans les esprits les plus avertis. Quelque chose pouvait bien arriver même en dehors des destinées obligées des marchands, des balayeurs, des chroniqueurs, des conseillers municipaux et de leurs femmes, filles, mères, sœurs et belles-sœurs.
Le quatrième côté se présentait, pour ainsi dire, comme optionnel. La ville aurait pu très bien s’en passer. C’était comme une porte qu’on aurait laissée ouverte oubliant de la refermer, d’où pouvaient sortir sans obstacle les vents et les mauvaises odeurs, mais pouvaient se faufiler aussi des armées d’envahisseurs désordonnés, indifférents aux témoignages de l’histoire, à la trame des anciens parcours romains et moyenâgeux, toujours prêts à se laisser embobiner par de fumeuses organisations touristiques et culturelles.
Pio Foschi s’était levé tôt, dans son immeuble de coopérative à Pievesistina. Une fois les ablutions essentielles accomplies, exonéré de devoir se raser, il savourait le plaisir du petit matin. La famille dormait avec le contentement typique lié au prolongement du sommeil que la pause au travail et à l’école autorise.
Il se réjouissait de tout ramasser dans l’obscurité, les chaussettes, les lunettes et le transistor avant de glisser du rebord crissant du lit, sans faire de bruit et de passer sa main aveugle au-dessus de la commode pour recueillir quelques effets personnels. Il fermait ensuite la porte sur les souffles lents de Mara et de la petite Nada passant comme un voleur dans la pièce d’à côté où, toujours en silence, se contentant du fil de lumière venant de la cour, il cherchait dans un tiroir slip et chemise.
Personne n’aurait su dire pourquoi : il haïssait les mouchoirs blancs et tout vêtement trop soigné. Peut-être voulait-il affirmer son esprit de rébellion, aussi indomptable que caché, envers quelques autorités inconnues. En fait, il s’obstinait à endosser des chemises et des cravates tout à fait inélégantes, insouciant et même heureux des nuances et des harmonies ratées.
Dans la salle à manger au plafond sous combles, il trouvait sur une chaise ses pantalons sans forme, sa veste décousue, sa cravate rouge. Il saisissait son imperméable, enfonçait sur ses cheveux un bonnet de chauffeur et, se rappelant encore de ne pas faire de bruit, tirait la porte derrière lui et se glissait dans l’escalier.
Ce matin-là, il ne faisait ni froid ni chaud. Le déplacement fut plus bref que d’habitude. Descendu du bus, il se faufila dans le corso, à l’abri des arcades. Au-dehors, une pluie irrégulière frappait par rafales les cailloux gris de la rue, en les faisant briller.
Stelio Camporesi attendait Pio dans le kiosque à journaux. Il le considérait comme un frère. Pio partageait ce sentiment même si, un beau jour Stelio — veuf et père de deux enfants déjà grands — avait profité de sa paradoxale irrésolution pour lui piller… son Elvira et l’entraîner dans un mariage éclair, célébré par un rite civil hâtif et gai. Pio en avait souffert, sans pourtant en arriver au point de haïr son vieux compagnon. Leurs rapports étaient vite redevenus les mêmes qu’avant, sans que pourtant son amour sourd et violent pour Elvira ne s’apaise.
— Aujourd’hui, à la Mairie on doit nous écouter, dit Stelio. D’ailleurs, il ne faut qu’attendre. Je suis sûr que nous serons gagnants aux élections et le Maire sera un des nôtres.
— J’espère, soupira Pio. En fait, si notre projet se réalise…
— Pourtant, ce n’est pas une question de vie ou de mort !
— Arrête, Stelio, tu es le plus passionné d’entre nous ! Si on te donnait la permission, tu fabriquerais de tes propres mains la maquette du quatrième côté en taille réelle !
Mais c’était un cauchemar tout à fait partagé. La nuit dernière Pio avait vu, en rêve, quelqu’un qui arrivait de l’ouest, franchissant l’horizon du quatrième côté de la place du Popolo. C’était un affreux géant, ou aussi une île en mouvement, envahie par les oiseaux migrateurs et le guano. À côté de lui, un âne trottait péniblement sous son fardeau de boue.
— On voit déjà la silhouette et l’on sent l’odeur d’un nouveau cycle qui s’entame. Qu’il serait bienvenu, cet intrus, sourit Stelio, inspiré. Mais, essaie-toi de le faire comprendre à nos concitoyens !
Au centre de la place, la fontaine Rossini risquait de succomber dans sa lutte inégale avec la pluie violente. Les maigres statues de filles, agrippées au bord moisi de la vasque principale, disparaissaient dans un nuage d’opaline dense, homogène, à l’intérieur de laquelle des gouttelettes par milliers avaient l’air de couler sur un verre parfaitement lisse. Les petites sirènes semblaient agacées par ces massages excessifs ; néanmoins, tournées vers la statue du musicien (en train de diriger l’intonation et le flux d’un kaléidoscope d’éclaboussures centrales), elles semblaient aussi apprécier la sympathique confusion qui s’en déclenchait.
D’un coup, Pio devint gai. Il saisit Stelio sous le bras :
— Vas-y, on traverse !
Ils s’arrêtèrent sous les hautes arcades au pied du grand escalier de la Mairie. Stelio commença sa ritournelle (ou son leitmotiv), la toile de fond qu’ils s’étaient engagés à hisser sur ce fichu quatrième côté. Celui qui devait en réaliser l’iconographie était Otello, mais pour une raison ou une autre, il n’en finissait jamais.
— Tu comprends ? disait Stelio. Otello agit comme si chaque jour il devait décider ce qu’il devrait faire dans la vie !
Pio ne l’écoutait pas. Tandis qu’Otello semblait prendre une consistance physique au milieu des pigeons mouillés de l’arcade, avec ses cheveux abondants, sa barbe de trois jours et ses grands yeux cernés, Pio s’aperçut que le film plastique recouvrant la stèle , en haut, dans la dernière travée de gauche allait se décoller du mur. En soulevant encore un peu ce rideau de poussière, on pouvait lire :
À BATTISTA ALESSANDRI
JOURNALISTE ET DÉPUTÉ
DÉFENSEUR DU PEUPLE CONTRE LES INJUSTICES
MIS EN RELÉGATION PAR LE DICTATEUR MUSSOLINI
MOURUT EN CALABRE
LE 30 OCTOBRE 1936
— C’est le grand-père de Libero ! dit Stelio.
— Je le sais bien ! répondit Pio, mais combien de choses ont changé… Mais, quel est le lien entre le silencieux Libero et cet ancêtre tout à fait frénétique et bavard ? …
— Il fabriquait quand même des idées généreuses. Il a eu un rôle important, à côté de Filippo Turati, en faisant naître l’idée d’un socialisme réformateur. C’était un pionnier, dit Stelio.
— Oui, mais il avait une telle hâte de transmettre cette idée aux gens, qu’il se mordait très souvent la langue. Tandis que Libero fait soigneusement disparaître les mots dans les plis de sa casaque.
— Tous les deux jouent sur une scène, en fin de compte.
— Non, c’est le reste du monde qui monte sur les tréteaux. Ils se bornent à regarder comme des spectateurs, objecta Pio.
En observant la stèle, Pio considéra que ce vieux monsieur et ancien député, avait peut-être trouvé sa dimension la plus authentique dans ses dernières semaines de résidence surveillée. Et le jour de sa disparition avait été un beau jour pour mourir. Une longue vieillesse aurait été discordante vis-à-vis de son style de vie.
Pio rêva d’une relégation privée, où il pourrait disparaître, avant de renaître libre de ne pas se distinguer et d’agir, mais au contraire, d’une manière tout à fait inattendue pour la plupart des gens. Libre surtout de ne pas rentrer chez lui. Un promontoire très éloigné, une maisonnette dépouillée, où, un jour, une petite voiture rouge, rémoulue et abrutie par l’exaspérante série de virages, lui aurait apporté la seule femme qu’il aurait désiré avoir à ses côtés.
Stelio Camporesi, l’architecte sans autres adjectifs, demeurait fasciné par le bas-relief en bronze collé au marbre de la stèle où le vieux personnage était sculpté — avec sa barbe, ses lunettes et son chapeau — par un obscur sculpteur de Cesena, peut-être un de ses lointains descendants, qui avait su l’immortaliser avec une sensibilité touchante.
Giovanni Merloni
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 16 avril 2013
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