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La proposition IV/IV (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, chap. IV, pages 45 et suivantes)
Avec son assommante relation, Venturoli, l’ingénieur-chef, n’avait pas réussi à enterrer le projet de Stelio. Il avait surtout essayé de reporter à des temps plus adaptés cette idée qui n’était pas si mauvaise. Mais, au final les présents se sentaient mal à l’aise.
Pio Foschi demanda à parler.
— Pardonnez-moi si je vais tout de suite au cœur du problème, si j’essaie de tirer les choses au clair. Quelle est en fait la véritable question ? Enfoncer dans une réalité ancienne à l’équilibre juste sinon précaire, un bâtiment brutal, réfléchissant notre sensibilité et nos vices contemporains ? Celui-ci n’est en réalité que le thème apparent de notre dispute acharnée, un joli miroir aux alouettes…
Un murmure de plus en plus audible surgit de la salle. Devant ces gens qu’il connaissait un à un, maintenant rassemblés, Pio se demanda s’il n’aurait pas été mieux d’être courageux et de prendre le taureau par les cornes… Pourquoi avait-il tant insisté avec Stelio pour qu’il propose un édifice provisoire « et voir en cachette l’effet qui en sortirait » ? Pourquoi s’adapter toujours aux petits accommodements, aux compromis véniels, au lieu d’appuyer à fond sur l’accélérateur, en allant franchement à la bataille ?
Pio aperçut Solidea, maintenant assise au fond de la salle, entre le maire de Sogliano al Rubicone et l’assesseur à l’urbanisme de Bellaria.
« Solidea est comme Elvira », considéra-t-il. « Elle… est plus solaire, bien sûr, mais affiche elle aussi la même peau claire, la même allure droite, la même façon de se retrancher dans un regard bienveillant, mais hautain… oui, hautain ! Voilà pourquoi je plonge avec autant de confiance dans ces yeux verts, dans cet enclos ombragé entre les cils… »
— La clôture du quatrième côté de la place, reprit-il avec fatigue, c’est surtout une question symbolique. Vous savez tous qu’aujourd’hui notre place du Popolo a la forme d’un triangle dont les côtés majeurs se rencontrent au loin, au-delà de la vue sensible. Les convergences parallèles — vous savez, ce n’est pas Aldo Moro qui les a inventées —, ces convergences à nous entre la Mairie, pôle de la laïcité, et les églises de Sainte-Anne et Saint-Dominique, pôles de la spiritualité…
Otello Comandini venait juste d’entrer , arrogant nonobstant le retard. Prêt à cueillir les humeurs de la salle, il avait immédiatement saisi le climat hostile. D’un geste grossier il s’adressa à Pio : — laisse tomber, ils ne t’écoutent même pas !
« D’accord, mais que de vanité dans ses attitudes ! » remarqua intérieurement Pio, agacé. « Il veut attirer l’attention de Solidea, en faisant la victime ! »
— En somme, cette reconstruction sur le quatrième côté, éphémère ou pas, aurait la fonction… d’une réparation. En rougissant, Pio sortit un bouquin à la couverture grise : voilà ce que dit notre concitoyen Battista Alessandri…
Le vieux récit de la démolition du bourg avait été au centre pendant leurs voyages fréquents entre Cesena et Forlì. Une espèce de petite Bible dont Pio s’était plusieurs fois inspiré pour des plaisanteries et sous-entendus avec Elvira. Ils voyageaient l’un à côté de l’autre. Le déplacement, normalement autour des vingt minutes, se prolongeait souvent. Le train s’arrêtait en pleine campagne. Alors, Pio ouvrait le livre : — voyons si cette circonstance y est prévue. Elvira approchait sa joue, clignant des yeux pour mieux voir.
— Écoutez ! dit Pio, posant ses lunettes sur les cheveux. Et il lut : « Dans notre ville, tandis que tous les hommes s’appliquent au travail, à la famille, au soutien de cette société hagarde et austère, proche de la mer, carrefour de différentes cultures… ce lieu privilégié que pourtant la délinquance ni la perdition n’ont jamais atteint… » je saute cette description, tout à fait redondante… Voilà : « Le Borgo est désormais une agglomération écroulée, où les conditions de vie sont affreuses. Des familles entières, jusqu’à six ou même neuf membres, vivent dans des pièces étroites,où canalisations d’eau et égouts sont absents. Les structures tiennent debout par miracle. Démolir tout, transférer les habitants du Borgo dans de nouveaux immeubles populaires au-delà de la via Émilia peut sembler la solution la plus juste. Mais c’est faux. D’un côté, on offre un travail tout à fait éphémère à des centaines de misérables dans le désespoir. De l’autre on assène un coup au cœur de notre identité ».
Dans le train de la mémoire entre Cesena et Forlì, toujours enveloppé de poussière et d’impatience, Elvira feignait d’être frappée au cœur par la pioche démolisseuse et sacrilège. Ils en riaient jusqu’aux larmes. Puis, le train repartait, avec son bruit cadencé et l’odeur typique des rails incandescents.
Tandis que Pio lisait, Otello ne cessait d’adresser ses regards déconcentrés en direction d’une Solidea qui ne pouvait être plus embrouillée que cela.
— Cesena surgit sur un camp romain, reprit Pio, en scandant les mots comme un triste cortège. La place majeure, avec la fontaine consacrée à Rossini, se trouve juste à la confluence entre la vie qui mène à Rome et l’ancienne via Émilia. C’est ici depuis toujours le cœur pulsant de la ville. On y devait arriver à l’improviste.
— Me voici ! disait Elvira en arrivant au rendez-vous depuis la porte Fiume. Ils avaient tellement parlé de cette défiguration du bourg détruit qu’ils en plaisantaient :
— Je voulais te faire une surprise, criait Elvira en agitant de loin la bourse de paille. Mais, faute de ce boulevard trop large, tu m’as immédiatement vue…
— Personne n’a voulu entendre les raisons de Battista Alessandri. Pourtant il avait dit : « …D’accord pour démolir les parties délabrées ; d’accord aussi pour bâtir à nouveau le quartier par des critères plus sains et modernes ; mais faites-moi la charité de faire cela dans ce même endroit-là, s’il vous plaît ! », conclut Pio.
— Nemo propheta in patria, dit Stelio, en lançant un regard douteux à Venturoli, entamant avec celui-ci une espèce d’entente entre ours polaires.
La commission était divisée en deux.
D’un côté les conservateurs, qui considéraient même cette démolition comme un fait historique, une trace, un témoignage. De l’autre côté ceux qui estimaient juste que chaque époque laisse sa marque. Pourtant, à l’intérieur de ce deuxième groupe, les positions se multipliaient : il y avait des gens méticuleux qui auraient voulu soumettre toute reconstruction à l’examen des anciennes archives ; d’autres,au contraire, prêchaient des interventions imprégnées des suggestions du nouveau.
— En somme, ne sommes-nous pas capables de faire un bel édifice moderne ? explosa Stelio, se levant de sa haute chaise et faisant tomber à terre son tube. Il faut se donner le courage d’intervenir. La ville ce n’est pas une relique, mais une chose vive.
Pio croisa les yeux de Solidea. Solidea lui sourit. Son amour nouveau ne l’empêchait de flotter dans la salle, de s’approcher des âmes sensibles en leur offrant un souffle de son humanité en train de s’épanouir. Il prit de nouveau la parole : — écoutez, imaginez que la ville soit une belle femme élégante, très classe, que tout le monde note lorsqu’elle passe à côté des terrasses… Avec une dame comme ça, avec ou sans le petit chien, il arrive à plusieurs de tomber dans un état pénible d’excitation et de malaise.
« Solidea, est-ce que tu m’autorises à parler d’Elvira ? »
— C’est une très belle femme, apparemment sortie d’un tableau de Renoir, la femme au parapluie qui traverse les champs en fleur. Une femme à la peau de porcelaine, la bouche de corail, les escarpins de verre. Une femme frangible avec un mari jaloux avec un penchant pour les duels. Cependant, cette femme débordante d’humanité se découvre d’un coup en manque de quelque chose. Son mari, après la bohème initiale s’est bientôt chargée de lui offrir une vie aisée, mais il travaille trop, il la néglige.
Agacé, Otello bougonnait au fond de la salle. Il était convaincu que Pio faisait allusion à Solidea et son malchanceux Armando.
— Désormais, ce mari empressé est piégé par le mécanisme bureaucratique et social, indispensable pour pouvoir soutenir son rôle, hurla Pio. Elle est incomplète, comme une place amputée de son quatrième côté. Elle désire quelque chose qu’elle ne sait pas, ou qu’elle ne veut pas s’avouer, qui lui fasse revivre l’ivresse de la cour et après, on sait bien comment ces genres de choses se déroulent, le plaisir douloureux de l’amour.
— Que devraient-ils faire les hommes ainsi audacieusement provoqués ? Devraient-ils tout stopper, devant la crainte des revanches d’un mari jaloux et rancunier ? dit Pio, éludant les possibles regards de Stelio. Est-ce qu’il vous semble juste qu’on doive s’arrêter, chaque fois qu’on essaie de donner une nouvelle gueule à la ville, en face des anathèmes d’un morbide et autoritaire défenseur des anciennes pierres ? Il n’y a qu’à affronter le malheur ou le bonheur de nouvelles rencontres, de la « greffe » d’énergies et cultures étrangères si l’on veut atteindre quelques progrès même douloureux. Notre mignonne désire alors d’être chiffonnée et même un peu gâchée pour devenir après encore plus belle. Elle a besoin, avec son allure seigneuriale, de l’apport qualifié d’un amant aussi digne et enthousiaste qu’elle, capable de l’aider à combler ses propres lacunes. Ainsi la ville, elle s’attend que des mains ardentes et adroites la manipulent un peu avant de la reconstruire plus belle encore.
Au nom de la commission, Tiracorrendo, le secrétaire général, fit tout de suite après un discours assez peu prometteur. Tout le monde connaissait, d’ailleurs, la capacité diabolique que ce monsieur mettait en place dans toute formulation d’actes délibératifs, d’ordonnances, de proclamations ou de simples circulaires explicatives ayant l’effet de laisser toujours perplexes et insatisfaits la plupart des interlocuteurs de la politique municipale. On comprit que peut-être aucune véritable réponse ne serait jamais obtenue au sujet du quatrième côté. En tout cas, dans trois semaines, la réserve sur le projet aurait été dissipée avec un avis donné par la commission à la présence du nouveau maire.
« Ils sont d’ailleurs capables de sortir un “oui” tout à fait paralysant », pensa Pio, en désengourdissant ses mollets endoloris. « Une autorisation constellée d’une telle quantité de chicanes, de prescriptions et d’inconvénients qu’une éventuelle adoption de tout cela scrupuleuse, au pied de la lettre, ferait jaillir un truc tout à fait incohérent vis-à-vis de la patine di bonbonnière baroque de la place du Popolo ! »
À la sortie, près du Torrione, tandis qu’au-delà des minuscules mouches noires qui voltigeaient devant ses yeux il regardait tantôt vers la Loge vénitienne, tantôt vers les grands vases placés sur le côté ouest, Pio reconnut Elvira.
Il essuya ses mains mouillées sur sa chemise. Elvira lui adressa un sourire : — pas un mot de ton discours ne m’est échappé !
— Voilà combien de temps !
Comme si de rien ce n’était, ils se trouvèrent sous les arcades du Lion d’Or. Ils erraient en long et en large, affichant un véritable intérêt pour ces modestes vitrines. Personne ne s’apercevait d’eux. Pio lui demanda si elle allait bien avec Stelio. Elle répondit qu’on ne doit jamais poser des questions comme ça. Pio voulut alors savoir si elle regrettait leurs déplacements à Forlì, tous les deux, pour suivre le cours pour fonctionnaires. Elle se borna à répondre qu’elle regrettait de n’avoir pas retranscrit sur leurs blocs-notes — qu’on avait laissés vierges — tous les mots échangés sur le train, maintenant il y aurait assez de matériaux pour un livre long et lourd comme celui de Battista Alessandri.
Pio lui demanda si, un jour, aurait été possible faire ensemble une belle promenade, s’asseoir quelques parts goûter une glace. Elvira répondit :
— Bien sûr ! Ensuite, par un de ses rires désarmants, elle ajouta : pourquoi n’y avions-nous pas déjà pensé avant ?
Giovanni Merloni
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 26 avril 2013
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Quel bleu !
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