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Le pré I/III (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, chap. VI, pages 63 et suivantes)

Quatre amis — qui sont aussi rivaux entre eux — sont accoudés au parapet en ciment en haut de la Rocca Malatestiana, à Cesena. Ils discutent passionnément, en se laissant distraire de temps en temps par la douce beauté d’un grand pré qui baigne dans le soleil. Libero, le premier qui prend la parole, est un étrange personnage, vivant de mille métiers dont celui d’huissier auprès de la Mairie et d’acrobate. Otello, le deuxième, est un peintre qui s’engage volontiers dans les batailles politiques et culturelles. Pio, le troisième, est un ingénieur-poète. A cela correspondent des contradictions et des pulsions formidables et redoutables même s’il ne s’agissait que d’une seule personne. Stelio, le quatrième, est l’unique véritable architecte dans un groupe qui ne s’occupe que de cela : l’architecture moderne avec pour défi une ancienne place Renaissance enlaidie par la destruction du quartier entier qui bouclait le quatrième côté de la place du Popolo.)

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Au-delà du parapet en ciment, un grand pré montant. Au centre, une piste presque invisible où les chats et les faisans seulement avaient la licence de s’ébattre. À gauche, un petit bois de pins et cyprès. La lumière de l’après-midi inondait la pente en transformant le parapet en magnifique rivage. Au loin, sur le bord gris et blanc de l’horizon, à côté du Sanctuaire de la Madone du Mont, une file discrète de maisons rose et ivoire donnait la mesure de la distance séparant nos fainéants du profil reculé de la colline.
Stelio Camporesi était gai, mais pensif. Otello Comandini, comme d’habitude, aimait rigoler, mais il était traversé, lui aussi, par une subtile mélancolie qui ne trouvait pas d’explication. Quant à Pio Foschi, il s’adonnait par intermittence à son ancien tourbillon qui risquait de reprendre corps, prénom et nom. Mais, comment faire pour rencontrer encore Elvira, son idole aux cheveux châtains qui jadis l’écoutait de façon si dévouée, bouche bée, déclamer ses poésies incompréhensibles et abruptes sous les pins de Cervia?
Ils étaient tous d’accord en disant que Solidea ne lâcherait jamais Armando.
Otello profitait de l’absence de Libero pour en critiquer l’incorrigible tendance à se gâcher la vie avec les femmes :
— Il devrait feindre de tomber amoureux, mais il n’y arrive pas. Il s’y prend de façon excessive, jusqu’à tout remettre en cause. C’est là son point faible. Pourtant, ce serait tellement beau l’amour bourgeois, avec ses codes d’accès et ses rituels, en plus de ses tragédies ridicules et de ses comédies qui arrachent les cœurs !
— Avoue plutôt, Otello, que tu es envieux ! Tu voudrais bien être à sa place, dit Stelio.
— Libero est un type sérieux, au contraire, réagit Pio. Il fait une chose à la fois, et il la fait bien. Donc il est bien compréhensible qu’il s’attache à ce qu’il fait !
— Bien sûr, mais il s’attache tellement à sa créature qu’il se perd tout à fait ! dit Stelio, en lançant vers le pré un morceau de gravats gris. Cela lui rappela l’épisode récent, lors de sa provocation moqueuse, c’est-à-dire le lancement de son mouchoir à la tête de Libero. Par la suite, ce dernier avait fait mine de rien et Stelio ne s’était même pas excusé.
— Je ne crois pas correct qu’on dise qu’il tombe amoureux de toutes les femmes, protesta Pio. D’ailleurs Solidea n’est pas une femme commune.
Agacé, Otello haussa les épaules.
— Libero se bat comme un lion chaque fois qu’il doit affronter une nouvelle tempête, conclut Stelio d’un air grave. Cependant, c’est justement un lion désespéré, assez conscient pour s’attendre aux gifles que même le bonheur lui flanquera. Car ce sera le bonheur qui l’effondrera et l’amènera au naufrage en l’abandonnant sur une rive en compagnie d’autres abandonnés qui ne s’occuperont pas de lui.
Quand Libero arriva, pâle, chancelant, effondré dans de sombres pensées, les trois mousquetaires le regardèrent avec une expression partagée entre la pitié et la jalousie. Sur Otello, la sincérité de son attitude douloureuse agit plus en profondeur. Celui-ci perçut un changement soudain dans son agressivité jaillissante depuis l’estomac, qui devint un sentiment tout à fait débonnaire au moment de sortir par les yeux et la bouche.

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Ils entamèrent l’examen nécessaire d’une publication récente au sujet du quatrième côté. À la fin du siècle dernier, l’architecte Giuseppe Mengoni avait envisagé des petites halles, en plus d’une file de maisons, pour remplir le vide provoqué par les démolitions.
Otello saisit Pio par le bras. Ses yeux étaient devenus tout à coup doux et absorbés, les cheveux s’étaient aplatis : — il voulait y installer une procession de kiosques à journaux et  fleurs. Cela n’aurait rien changé à cette défiguration de la place du Popolo !
— Mais, quand même, Cesena se réjouirait maintenant d’une œuvre digne, dit Pio, imaginant se promener en face des étalages, le long du vaste trottoir de style parisien, bras dessus, bras dessous avec Elvira.
— Avec toutes ces maisonnettes à la même distance l’une de l’autre ? protesta Stelio. Pour l’amour de Dieu ! Avec cette éventration, ils ont dénaturé à jamais l’image de Cesena et de la Rocca. Désormais, la ville en bas ne vaut plus grand-chose, et, pour l’ancienne cité en haut, il n’y a plus grand-chose à faire !
Ils observèrent sur le livre la paroi continue qui démarrait avec le palais Albornoz, le mur qui se poursuivait avec la loggia vénitienne et la tour qui marquait encore un passage stratégique vers la place et se joignait enfin aux maisons du quatrième côté, crépies et enrichies de joyeuses fenêtres. Un mur hautain au timbre militaire, arrogant et inaccessible cachait jadis la vue du profil naturel de la colline derrière. Un endroit mystérieux et pourtant bien réel, toujours prêt à vomir les modestes ou riches voyageurs venant de Rome sur la place du marché hebdomadaire, lors des fêtes et leurs manèges.
— Ce ventre lisse et mou, où l’on arrivait en venant de plusieurs routes, toutes étroites ! observa Pio.  La place était le centre vital d’une petite ville qui ne faisait qu’un avec l’habit très serré de ses remparts. En un éclair, Pio avait vu disparaître et apparaître de nouveau Elvira, habillée en rouge, enveloppée par les anciens murs de briques en guise de châle.
— En fait, quand  l’Unité d’Italie s’est finalement réalisée, on a eu peur des gens de Romagne, commenta Stelio, tout en fixant le pré. Même aujourd’hui, on dit que nous sommes tous des anarchistes et des violents.
Pio trembla. Aurait-il été capable de recourir à la violence ? Serait-il arrivé à cela pour s’emparer d’Elvira ?
— Et le roi ? reprit Stelio. On avait prévu qu’il arrivât depuis la via Émilia, c’est-à-dire de Bologne et qu’il aurait ensuite traversé le pont sur le Savio. Effectivement, la rue entre la Porte… et la place du Popolo était très étroite, étranglée par deux files d’arcades. Mais, devait-il passer justement par-là? Ne pouvait-il pas descendre par la porte Montanara et arriver sur la place depuis la Rocca ?
Otello se réjouissait toujours de son rôle d’antitout : — tu t’étonnes qu’on ait tout détruit juste pour offrir un passage confortable et sécurisé au roi, tandis qu’à Bologne, à cette même période, c’était le peuple qui abattait les remparts sous le prétexte de rompre l’isolement !
— D’accord, mais ici c’était plus délicat, les remparts arrivant jusqu’au cœur de la ville, dit Pio.
— Les démolitions l’ont amputée et estropiée, ajouta Stelio, d’une voix ferme. Mais, Cesena, pour se donner une contenance, a accepté, avec enthousiasme même, de se laisser enlever les entrailles.
« Pas question d’entrailles ! » pensait Pio, « notre place est une personne vivante ayant perdu un bras au lieu de l’intestin. Une personne toujours en train d’agiter ce bras perdu dans l’air vide ». Il se sentait démoli.
Stelio plissa les yeux, pour cibler le monastère du Mont, là-haut, envahi de lueurs et de souvenirs lointains, tandis qu’Otello s’interrogeait quant à une œuvre cohérente avec le passé, mais aussi adaptée au présent de ce quatrième côté de la place, qu’on ne pourrait pas imaginer plus moche. Au terminus d’une série de suggestions aussi rocambolesques qu’irréalistes, il se réfugia dans son terrain expérimenté de l’opéra lyrique et décréta que l’œuvre la plus appropriée pour une Cesena séduite, abandonnée et condamnée à mourir de phtisie,  n’était pas la Bohème de Puccini, mais la Traviata de Verdi.

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Tandis que les amis s’éternisaient dans une discussion dont il ne voyait pas le but, Libero plongeait de nouveau dans sa maladie. S’agrippant au parapet de ciment, par un élan adéquat il se hissa sur les mains, réalisant son but à lui, c’est-à-dire une verticale parfaite, la tête en bas. Il demeura longuement immobile, ouvrant et refermant les jambes comme un compas. Le sang à la tête colorait sa figure de violet. Il ressemblait à une voile confiée au vent.
Le soleil était maintenant voilé de nuages rougeâtres.
Quand il retourna à la  station normale debout, Libero n’était pourtant pas moins partagé qu’avant. Les discours des amis, qui l’auraient séduit jusqu’à hier — en lui tenant compagnie, comme une ritournelle de fond instructive, dans le rythme répétitif des rendez-vous familiaux et de l’attente sereine du sommeil nocturne –, ces discours maintenant frappaient de façon hostile contre sa porte, en un son sourd et angoissant, bien sûr sans qu’il n’y en ait l’intention. Contre sa porte entrouverte d’où il avait glissé comme une souris pour aller à la rencontre de Solidea. Contre la porte de sa petite maison en désordre qui tendait tout vers lui, contre cet indéniable témoignage physique de ses passages, de ses ardeurs, de ses représentations, de ses silences magiques et éloquents.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 6  mai 2013

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