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VIII Les racines I/II (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, chapitre VIII, pages 83 et suivantes)
Durant ces jours-ci, Cesena était affligée par un climat doux, ennemi de toute réflexion approfondie, propice au sommeil, aux repas abondants et aux longues promenades le long des plages de Rimini ou de Cesenatico.
C’était donc la journée la moins adaptée pour se cloîtrer dans des locaux enfumés pour une commémoration.
A l’extérieur de la loggia de San Biagio, la foule de Cesena essayait de prendre son temps, se dérobant à l’appel de l’affiche qu’on avait accrochée partout.
Elvira Rossetti était partie en vacances. Au téléphone, elle avait voulu que Pio lui promette qu’il se laisserait distraire, au moins ce matin-là, par l’insouciance typique des rencontres solennelles.
Le séminaire allait commencer.
On était obligés, en entrant, de prendre le tract bleu ciel, de frôler le mur de pierre rose, de regarder un moment au-delà de la balustrade, vers les vitraux de la nef… de s’arrêter à savourer la propreté du sol en mosaïque, de respirer l’odeur fraiche de la cire et de l’encens, avant de lever la tête pour scruter en haut, les yeux fermés, cet éblouissant rayon irisé jusqu’à voir, au-delà de la rosace, le ciel traversé par les pigeons et les avions, ainsi que par les anges à la peau de soie, les madones à jeun voltigeant sur leurs pieds de bois, depuis longtemps négligées de baisers dévots.
La grande salle, où on avait rangé une centaine de chaises, était comble.
Derrière la chaire, cinq ou six experts de séminaires se regroupaient autour de personnages mineurs ou méconnus dont ils avaient fouillé sans aucun scrupule les mémoires parfois assez pauvres. Dans la salle, se mêlaient joyeusement des hommes politiques, des chercheurs, des professeurs et maîtres d’écoles (dont l’une s’imposait avec ses lunettes triangulaires et sa veste moulante. Il y avait aussi les gens concernés par l’organisation de l’évènement, les huissiers communaux et en plus du secrétaire du cercle socialiste et de Ragazzini, le candidat aux élections administratives du 15 et 16 juin, probablement élu maire de Cesena, dont on ne disait que du bien.
Parmi les présents, il y avait aussi une petite foule de parents de Libero : frères, demi-frères, tantes de sang ou par alliance, cousins, cousines, en plus de nombreux enfants des cousins de premier, deuxième et troisième degré.
Il y avait aussi Solidea, assise à côté des amis de Pio. Tout le monde s’immisçait dans les prouesses de Libero qu’on pouvait synthétiser, en quelques traits essentiels, comme le funambule de la dèche.
C’était pourtant une journée de trêve, où Otello aussi, détourné par les personnes qui accouraient, avait pour le moment installé Solidea sur un piédestal en marbre pourvu d’une plaque en bronze.
Observée avec bienveillance par le célèbre Battista, du haut de la grande affiche, accrochée à la voûte centrale, qui en révélait la noble beauté des traits et des yeux perçants et doux, la réunion se déroula dans une alternance de témoignages intéressants et de contributions passionnées.
On jeta un rayon de lumière sur chaque aspect de la personnalité de Battista, sur chaque période de son intense et, par moments, frénétique activité. À commencer par l’épisode de l’arrestation.
Vers la fin du siècle dernier, Battista fut condamné à quatre mois de prison pour incitation à la haine entre les classes. L’arrêt se déroula au cours d’un discours à Savignano sur le Rubicon, où les socialistes voulurent prendre leurs distances vis-à-vis des anarchistes. En raison de quelques bagarres physiques, on enchaîna les poignets du jeune agitateur en bas de sa tribune. Ensuite, il fut traîné, malgré ses prières, par les rues et la place principale, avant d’être obligé de s’asseoir pendant une heure, toujours enchaîné, à la terrasse du café central, de façon que son oncle Marsilio, qui habitait dans la maison d’en face puisse le voir.
Après cet arrêt, le jeune socialiste passa la frontière demeurant quelque temps à Neuchâtel, en Suisse. Puis il séjourna quelques mois à Paris avant de se rendre à Londres où il perfectionna ses connaissances de la langue anglaise.
Quelqu’un dit avec des accents un peu brusques que Battista avait adhéré à la franc-maçonnerie jusqu’à la veille des élections de 1913. D’autres examinèrent le dernier passage tragique de sa vie : la participation à la Résistance contre le fascisme. Il avait rencontré un groupe de dissidents près de Rimini, où on le captura suite à la délation d’un réfugié politique. Il fut ensuite emprisonné à Regina Coeli à Rome avant d’être relégué dans un village perdu de la côte ionienne, en Calabre.
Là-bas, il mourut ou, pour mieux dire, commença à mourir.
— Tu comprends, Stelio ? dit Pio, en lui frappant le bras. Le grand-père de Libero a été victime d’un guet-apens !
Stelio indiqua l’affiche surplombant leurs têtes :
— À en juger par ce daguerréotype couleur sépia, décoloré et aux bordures blanches crantées sur les côtés, il s’agissait d’un homme réservé et doux !
— Avec cette barbe, ce chapeau et ces lunettes, et cette veste sans forme aux poches bourrées de feuillets et de mouchoirs, ajouta Pio, avant de rentrer dans son nuage de fumée. En fait, enfoncé dans un siège anonyme derrière une colonne, il se laissait bercer par les ressacs monotones de ces interventions interminables dont il profitait pour composer des vers. En cette période, va savoir pourquoi, il était obsédé par la contrainte d’une même rime. Il fallait trouver des mots qui pouvaient se marier avec engagement, ou génie…
Le premier orateur reconstruisit comme un rhabdomancien la Rome du début du XXe siècle. Le jeune journaliste de l’Avanti, Battista Alessandri, dès son arrivée de Cesena, avait contacté ceux qui se battaient pour sauver la ville et le peuple des grandes spéculations immobilières faisant partie d’un colossal imbroglio dont l’unité du pays et le déplacement de la capitale à Rome avaient été l’occasion.
Lunettes de presbyte et cheveux fixés par une bombe entière de laque, une femme robuste, sur les cinquante-cinq ans s’aventura énergiquement dans les discours parlementaires du Battista député. Elle avait l’air de parcourir sans véritable émotion les couloirs sans issue des anciens ministères royaux, entrant et sortant de passages bien connus, sans oublier de prodiguer un sourire à chaque porte et sans rater toutes les transactions administrative, politique ou institutionnelle possibles. Derrière son allure inexorable d’experte de survie, on pouvait entrevoir les malchanceux qui, par milliers, dans ces mêmes couloirs, se débattaient en long et en large, incertains de savoir s’ils devaient chercher l’entrée ou la sortie, s’ils voulaient vraiment une réponse précise ou, au contraire, désiraient être rejetés par des arguments aussi vagues que réticents.
Pio était sens dessus dessous. Une épaisse couche de poussière s’était collée à ce visage et à ce corps qu’on avait exhumé sans lui en demander la permission. La poussière s’était solidifiée en se transformant en boue et moisissure et maintenant des mains expertes, professionnelles et violentes à la fois, essayaient de la détacher de nouveau du visage encore vivant, comme un calque d’argile. Mais, l’apparence violacée qui remontait sans conviction à la surface n’était pas celle de Battista. On aurait dit un masque bavard à la voix empruntée.
Pris d’une sombre nausée, Pio imagina un guichet pour les souscriptions, monté juste à la sortie du Ministère ou de la Chambre des Députés ou alors du cabinet privé de quelques-uns des grands élus d’Italie. Derrière ce guichet la même dame exaltée de cinquante-cinq ans aurait exigé un petit don.
Une fête très réussie
pour l’homme de génie
au visage pâli
au chapeau jauni.
Sur ce croquis
on dirait qu’il sourit
pour nous donner l’envie
de laisser sans souci
des arrhes jolies
qui sauvent son pari.
On parle tous polis
de l’engagement maudit,
de cette horlogerie
qui a tué ce naïf
de cet enthousiaste inouï
qui consumait sa vie.
Quand tout sera fini,
on passera meurtris
devant le cagibi
où l’on demande, ah oui !
de prêter sans un cri
un soutien infini.
En échange, c’est écrit
on va te donner l’avis
que tu es un vrai ami !
Une attente embarrassée l’entourait. Tout le monde ne l’avait pas reconnu, dans sa modeste grisaille.
Libero sourit de façon discrète. Puis il se passa une main sur le visage, qui d’un coup se changea de serein en triste, très triste. Il appuya la main gauche sur le pupitre avant de se servir de la droite pour esquisser dans l’air une grande bouche fermée. Ensuite, en profitant de cette lueur bleue qui lui illuminait le menton et le nez, il abandonna petit à petit le chagrin dû au vide augmenté par la mort répétée du grand-père célèbre, pour assumer bientôt une certaine fierté de fils ou, pour mieux dire, de petit fils.
De son avant-bras il fit glisser vers la lumière céleste un manuscrit. Puis, avec un geste de statue égyptienne, il fit rouler l’autre bras pour lancer un fil invisible en direction du public. L’autre bout du fil tomba dans le rang le plus indiscipliné où, au milieu de cousins et amis tout à fait irrespectueux, était assis Nevio, son enfant de neuf ans.
Libero commença à tirer vers lui le fil imaginaire.
Nevio fut contraint de bondir de sa place et, comme un coupable, se traîna par sauts, essayant quand même quelques timides résistances. Lorsqu’il fut en face de son père, il se hâta de dégurgiter ce qu’il avait péniblement appris par cœur :
— Je prends la parole au nom de tous les descendants de Battista Alessandri, pour saluer avec gratitude cette initiative qui nous rend orgueilleux.
Tout de suite après l’enfant s’échappa en courant, avant de reprendre comme si rien n’était arrivé, son bavardage ininterrompu avec ses cousins.
Insatisfait, Pio frémissait dans son coin, comme si le légendaire et immatériel Battista lui appartenait aussi.
« Toute famille est un archipel », songea-t-il, effondré dans le fauteuil de bois. D’un coup, il ne sut pas retenir un geste de rage à l’adresse de Libero, comme s’il voulait arrêter son élan commémoratif inattendu.
En pliant bras et jambes en forme de « z », Libero demanda alors un entre-acte. Il se jeta à terre, fouilla sous l’étoffe rouge enveloppant la table des orateurs et peu de temps après il réapparut dans le cône de lumière, totalement transformé.
Les personnes présentes eurent un sursaut quand elles virent, debout devant elles, le défunt Battista Alessandri, avec son chapeau qui lui était unique, ses lunettes à pince-nez, sa barbe rouge et blanche. Sans compter son costume gris et sa chemise chiffonnée.
— Puisque vous m’avez fait revenir à la vie, dit Battista d’une voix très basse et évidemment contrefaite, je veux vous révéler le secret que j’ai emporté avec moi dans la tombe : j’ai eu une liaison, durant beaucoup d’années. De cette rencontre… Libero fit un geste large, de cette union un enfant a vu le jour. Cet enfant se maria assez tôt avec une chanteuse, Elda.
Au fond de la salle, tout le monde, en se retournant à l’unisson, crut remarquer une femme âgée avec un habit noir à pois blancs, un simple collier de perles de culture et une fleur rouge en tissu cousue sur le décolleté. Elle devait avoir eu soixante-dix ans à peu près, avec ses cheveux blancs, son double menton et ses quelques kilos de trop. Une dame assez distinguée, aux yeux sombres et mélancoliques, en plus d’un nez régulier légèrement poudré et d’un sourire ineffaçable. C’était Elda, la mère disparue de Pio.
Tout en sueur, frappé par un soudain tremblement des lèvres, Pio avait rougi. D’ailleurs, sa mère ne pouvait pas lui manquer. Il sentit une étreinte avec un douloureux sentiment de vide, qu’il se hâta de remplacer par un autre vide : « Elvira m’a retrouvé et maintenant elle ne sait pas comment s’en sortir. C’est à cause de cela qu’elle est partie ».
Tous les regards suivaient Libero et ses émotions contrariées. On entendit le coup sec d’une chaise s’écroulant par terre. L’ancêtre disparut et réapparut le Libero de tous les jours, souriant et moqueur.
Il se passa de nouveau la main sur le visage, qui se figea dans une attitude d’inconsolable tristesse. Il demeura quelques instants immobile, avant de faire un bond jusqu’aux premiers rangs. Puis, en dessinant des mains et des pieds une roue parfaite, il se glissa tel un hula- hoop vers la sortie.
Giovanni Merloni
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 11 mai 2013
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