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revenir à la liste des publications Armando et Solidea II/II (de « Il quarto lato », Éditions « Il Ponte Vecchio », Cesena, 1998, chapitre VII, pages 78 et suivantes)
Ils se retrouvèrent à faire l’amour avec un emportement surprenant et inédit. Les deux matelas, qui n’étaient pas connexes entre eux, se séparaient continûment, en menaçant l’équilibre et même la possibilité, pour les deux corps, de rester unis. Solidea s’était transformée en pont entre les deux lits sur roues, tandis qu’Armando, tout en poursuivant le plaisir de Solidea et le sien, devait s’efforcer de rapprocher les deux sommiers, s’agrippant aux deux dossiers avec les mains et les pieds.
La fenêtre était restée ouverte. Une rafale d’air plus froid apporta sur les deux corps mouillés le parfum de la mer.
Solidea appartenait à Armando. Armando appartenait à ce rivage d’arbres et de maisonnettes blanches s’affaissant vers l’Adriatique.
Cesenatico retentissait de petites rumeurs. Dans le ciel traversé par des nuages noirs très rapides une demi-lune souriait.
D’un coup, Armando songea à Solidea comme à une vedette de théâtre qui aurait pu « se moquer des hommes, en les transformant de ses mains en coqs, juste capables de tomber amoureux, de devenir jaloux et de se battre à mort ; une femme ayant le cerveau à la place du cœur », une femme prête à se prendre beaucoup d’amants quitte à les trahir tous, en plus de son mari.
Quant à Solidea, même dans sa langueur, elle pensa que le moment était arrivé pour avertir Armando.
Elle voulait lui parler de cette sonnette d’alarme qui s’était transformée en gong assourdissant dans l’écoulement assez rapide de journées inoubliables. Elle ne savait pas par où commencer. Car on pouvait tout lui reprocher sauf l’absence de sincérité. Donc elle préférait le silence aux mensonges et n’avait même pas su profiter de l’occasion des taches de rouge à lèvres.
Armando, dans ses draps de cabotin incorrigible, tout en proposant de prendre l’air et de traîner leurs jambes vers une « boîte en vogue », se mit à déclamer la liste des quarante-neuf espèces de cocu prévues dans un classement qu’on n’avait jamais assez loué.
— Écoute bien, Solidea. Il y a d’abord le cocu en herbe, puis le cocu présumé, ensuite l’imaginaire, le cocu martial ou fanfaron, le cocu prudent, le cocu moqueur, le cocu pur et simple. Celui-ci ce pourrait être moi : « un respectable jaloux qui ignore ses disgrâces et ne prête pas le flanc à la plaisanterie avec des vantardises ou des propos maladroits contre son épouse et ses soupirants. Entre toutes les espèces, celle-ci est la plus louable ». Ensuite, il y a le cocu fataliste ou résigné, le cocu condamné ou désigné, le cocu irrépréhensible ou victime, le cocu de prescription, le cocu absorbé. Voyons un peu ce qu’ils disent de ce cocu absorbé : « quelqu’un que le tourbillon des affaires éloigne toujours de son épouse et qui ne peut donc lui consacrer aucun soin. Il est obligé de fermer un œil sur les attentions discrètes d’un habitué de la maison ».
Armando était juste en train d’illustrer le treizième cas de tromperie quand Solidea, par très peu de phrases que l’émotion rendait presque aphones, avoua son état.
Armando n’était pas un homme courageux. S’il avait pu, il aurait évité coûte que coûte d’écouter de ses yeux ce qu’on pouvait lire sur la bouche muette de Solidea. Il aurait préféré feindre une scène tragique en riant ou alors une scène comique en pleurant.
Son rapport avec Solidea avait été toujours suspendu à un fil, pas vraiment à cause de ses multiples escapades — ou de ses rares et mystérieuses aventures à elle, pourtant élégantes —, mais au contraire à cause de certaines incompréhensions qui s’étaient désormais installées aux étages inférieurs et dans les caves de leurs âmes agitées.
Le ton de Solidea, cette fois-ci, était péremptoire. Ses mots creusaient un sillon dans la poitrine d’Armando en révélant sans pitié son contenu de confusion, de lâcheté et d’égoïsme tout à fait masculin.
— Tu ne feras jamais rien pour changer notre vie ! Tu seras toujours prisonnier de tes rêves, de tes utopies qui ne t’enrichissent pas, de ta pseudo-générosité qui te rend esclave des autres. Tu devrais renoncer, un jour, à voguer, entre deux pôles impossibles à rejoindre sans jamais rencontrer la paix. Je crois que tu ne le feras jamais… Fais comme tu veux, mais essaies de faire de façon qu’il y ait un espace pour nous, sinon…
Armando essaya de se figurer les deux pôles que, dans sa métaphore fumeuse, Solidea lui avait esquissés.
D’ailleurs, Solidea s’était aperçue que la rencontre avec Libero avait remplacé dès le premier instant un temps interminable, vide et désolé. Tandis que l’amour, en se propageant, aurait pu attaquer, comme un acide puissant, même le plein — quelque fois galbé et brillant, d’autres fois lézardé et boiteux —, de la forteresse bien pourvue d’Armando.
Quelque chose de grave était arrivée. Une nouvelle incompréhension gisait inguérissable, comme une poupée agonisante et dégoûtante, entre Armando et Solidea en les séparant. Mais leur penchant pour la comédie survivait.
— La comédie rend la vie légère ! dit Armando feignant le calme, tout en agitant un grand Borsalino acheté à la chapellerie Pavirani.
— Viens avec moi, Solidea, je t’emmène faire un tour en voiture sur la colline, à Bertinoro.
Solidea se revit petite, assise à côté de son père dans une grande Fiat 1400. Un homme d’un autre temps, voué au travail et à la famille, mesuré dans les mots comme dans les gestes, auquel sa fille reprocha toujours, sans jamais ne le dire à personne, de lui avoir donné très peu de douceur.
Le père, cette fois-là, lui avait dit seulement qu’on ne doit pas dire de mensonges et que tout engagement doit être respecté :
— Je t’ai fait confiance ! Je t’ai fait confiance ! Je t’ai fait confiance !
Giovanni Merloni
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 10 mai 2013 CE BLOG EST SOUS LICENCE CREATIVE COMMONS Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 3.0 non transposé.