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Giovanni Merloni, 2010-2013
Au moment de mon départ à Paris, en 2006, une chère amie à moi, une Française de Bordeaux, Hélène J., se transférait, pleine d’enthousiasme, en Italie. Dès lors, de temps en temps, on s’écrit des longues lettres assez drôles, dans lesquelles nos impressions se croisent, se mêlent et parfois s’opposent l’une à l’autre sans trouver aucune forme de compromis.
Destinées croisées (pour Hélène J., 2006)
Tu l’as vu, à aimer l’Italie
on se noie dans des mots
grossiers, sans pitié,
des mots pourtant veloutés
empruntés aux fées,
quoiqu’ils soient dépareillés et sales.
C’est un monde de déménagements
et de jeux de mots, tu l’as vu.
Des mots hurlants
lancés à tout venant
des mots ambulants
des mots passés sous silence
obtus, même trop connus
des mots désinvoltes
alignés, obéissants.
Je suis moi aussi,vraiment
un Italien entier
sans retenue, farfelu
sans bouche ni haleine
contraint de parler en me taisant.
Rome, Tevere en crue, novembre 2005
Tu as vu, c’est à nous
de dresser le monde
avec de la fausse herbe
et nous y asseoir résignés
(en proie à de pénibles accouchements)
parmi de malodorantes ordures
faisant mine de manger
des romans de confiture
des poésies aux pâtes
des tableaux envahis de feuilles.
Jusqu’au moment où un nouvel amour nous touche.
Il me suffirait d’un petit progrès
d’une dorée et médiocre
civilisation, d’une justice
contrôlable, d’une inattaquable
liberté.
Je remercierais sans conjurations
tous ceux qui ont travaillé
pour nous, jeûné
pour nous, descendants obsédés,
en se laissant écorcher.
Je célébrerais par mille révérences
ces corps évaporés qui ont entrouvert
des tunnels de lumière
pour nos yeux aveugles.
Tu as vu, Hélène
combien est descendue bas
la gratitude : l’homme collectif
n’est plus artisan
ni de cathédrales ni de tomes.
Et maintenant, à aimer l’Europe
ce continent incontinent
arrivant nu à son but
un frisson coule
de froid et de peur :
réussirons-nous à garder
dans l’esprit et sous le bras
la future humanité
idéale et internationale ?
L’Europe ce n’est pas une promenade.
Rome, via Boncompagni (piazza Fiume, via Veneto) Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite
Les nouveaux barbares de l’occident
oublient nos ponts
sur le Gard, nos Jocondes
nos biges d’or
le sang dans les ruelles de pluie
l’anonyme et glorieux
travail de l’instinct humain
de conservation.
Et nous, analphabétisés
nous oublions Voltaire
tout en avalant, placides
des pilules de télévision
venimeuses à l’esprit.
Nous ne parlons plus, entre nous.
Joyeusement on nous accoucha
dans le vin et dans l’huile. Bien
tôt on nous a américanisés
arabisés, japonisés
beurrés et vite mangés.
Nous ne fûmes pas capables
de retenir dans les doigts
cette vie inouïe. Nous sommes
de trop, trop nombreux
pourtant résignés, même enthousiastes
de demeurer amassés
en de babéliques cités
ravis même de la dangereuse beauté
d’une vie volcanique
sur le bord d’un volcan.
Incertains d’entamer un nouvel amour.
Voyage en France, 1958 Photo : Collection Frères Merloni. Reproduction interdite
Tu as vu, aimer la France
on se noie dans des mots
de fées et de velours.
Des mots peut-être grossiers,
impitoyables, sales et dépareillés.
C’est un monde d’intendants
et de compétents, j’ai vu
un monde de mots sifflants
sur des bouches murmurantes
de chanteuses charmantes,
des mots surexcités
hurlés, avoués
des mots révolutionnés
précis ou précisés.
Blaye, vue sur la Gironde, 2006
Tu as vu, on est obligés
de nous rouler en boule
dans une Géode en fausse herbe
avant de nous asseoir, résignés
(en proie à de pénibles accouchements)
parmi les fils invisibles
en feignant de feuilleter
des romans couleur de patate
des poésies à la saveur de carotte
des tableaux envahis par les feuilles
mortes.
S’appelle France le nouvel amour.
Bar Saint-Ex, Biscarrosse (Aquitaine), 1998
Giovanni Merloni
TEXTE EN ITALIEN
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