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001_le donne galleggianti 740Giovanni Merloni, Deux femmes flottantes, huile sur toile 100 x 150 cm 2004

Sans contraintes, pas de liberté. Sans douleur, pas de créativité. D’ailleurs, il faut garder un quota d’insouciance, d’ironie et de légèreté. Ironie de la contrainte, légèreté de la douleur…

Non, je ne peux pas arriver à concevoir une théorie quelconque à propos d’une liberté qui pourrait être insouciante. Non, non, non.

Lorsque j’entamais ce malchanceux tableau ci-dessus, je ne pouvais pas en appeler à la fatalité ni aux tentations de Saint-Antoine. Ce personnage aux yeux rêveurs qui est au centre, par exemple, aurait bien voulu se dérober à toute responsabilité en protestant qu’il était le patron du manège et que ce n’était qu’un hasard, ce tourbillon ou tourniquet de courbes et contrecourbes qui avaient déclenché cet événement étrange.

Deux femmes restaient suspendues dans l’air. Deux silhouettes pas totalement dépourvues de charme flottaient dans le liquide amniotique de son œil gauche (car le droit était fermé) et elles_ne_pouvaient_plus_en_sortir :

« Chacun de nous dispose de deux vies
opposées, de deux désirs antagonistes
qu’on ne peut pas expliquer : deux femmes
égales qu’on trouve différentes
deux femmes différentes qu’on songe égales. »
Une d’elles lui dit au revoir.
On dirait la mort, mais c’est la vie.
Une autre l’attend. On dirait la vie,
mais c’est la mort.»

L’œil gauche du peintre, qui correspond, comme tout le monde le sait, à l’hémisphère droit du cerveau, véritable surintendant à la manualité artistique, ne pouvait alors prévoir qu’un jour…

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Giovanni Merloni, Deux femmes flottantes, huile sur toile 100 x 150 cm 2004, part.

D’abord, il faut enregistrer, dans le livre noir (ou blanc) de l’absence de couleurs, que maintenant ce tableau a disparu. C’était en 2009, après la première phase de mon installation à Paris, j’avais pris des contacts pour une exposition de mes tableaux qui aurait été la première en France. Ma femme devait me rejoindre dans quelques jours. Au-delà des reflets humains et sentimentaux de cette rencontre « au sommet », nous étions en pleine agitation pour ce projet-raison de vie consistant en un déménagement entre Rome et Paris assez incertain et complexe.

Lors d’un de ces voyages, ma femme ne s’était pas seulement chargée d’enlever du châssis la toile d’un mètre sur un mètre et demi et de l’enrouler avec un papier adapté, elle avait aussi décidé de m’apporter le tube, assez léger, quoiqu’encombrant, dans son voyage nocturne dans le Palatino, le glorieux train qui n’existait pas au temps de La modification de Michel Butor, mais qui héberge parfois des passagers qui conservent le même esprit de son inoubliable personnage.

Je ne peux pas continuer le récit dans les détails, car ce n’est jamais beau de faire réchauffer le lait et surtout les larmes qu’on a versées. D’un côté parce que j’ai toujours confiance dans l’abrupte efficacité du « geste » transgressif que cette peinture exprime, un geste emprunté à la vie. Et je compte un peu dans le fait que celui qui l’a trouvée ou s’en est emparé puisse l’apprécier et la faire tôt ou tard circuler au lieu de la détruire. Du moins, « I hope ».

De l’autre côté, parce qu’il est préférable continuer à peindre, à dessiner, à faire d’étranges collages, au lieu de se retourner vainement en arrière.

Mon cousin psychanalyste aurait bien sûr parlé d’un « lapsus » freudien qui se serait déclenché dans l’inconscient de ma femme, qui ne voulait pas, en définitive, m’apporter ces deux femmes voltigeant dans une fantaisie dangereuse.

En fait, ma femme, très inquiète pour ce voyage qui s’inscrivait dans une période de lourdes responsabilités, s’était tellement calée dans une discussion variée et colorée avec le chauffeur du taxi, qu’elle avait complètement oublié le tableau au fond du coffre sombre de la voiture publique.

Après, elle avait risqué rater le train dans la haletante recherche du taxi disparu…

On devrait fouiller dans ces deux êtres lointains, qui ne se parleront jamais. D’un côté celui qui perd une chose très importante et intime, de l’autre celui qui la retrouve.
J’espère au fond de moi-même qu’un sentiment pareil s’est déclenché entre ces deux opposés, comme cela arrive par exemple quand la vie nous sépare d’un être humain auquel nous sommes attachés. Pourquoi ne pas se consoler à idée que cet être important pour nous soit important aussi pour quelqu’un d’autre ?

Pourquoi souhaiter la perte de tout bonheur à celui ou celle qui nous perd ?

Parfois, je songe au moment où ce tableau a été privé de son châssis, c’est-à-dire de ses os et de sa moelle, ou alors, comme pour chacune de ces deux femmes, à l’instant où il (ou elle) s’est retrouvé déshabillé (e) :
« Quelle qu’en fût la raison, ce fut un miraculeux hasard la formidable séparation de ce corps impeccable et de ce papier de bonbon plus court qu’un foulard. »

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 28 mai 2013

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