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Giovanni Merloni, L’occhio, vernis sur papier jaune 100 x 150 cm, 1969
Je ne sais pas si je peux appeler celui-ci un tableau. D’abord parce qu’il jaillit de toute évidence d’une inspiration violente, abrupte et intense, c’est-à-dire concentrée dans un laps de temps bref et concis.
Car on n’y voit pas de reprises ni surtout de corrections. Ce qui est fait est fait, dans la bonne comme dans la mauvaise chance.
Il existe encore. Une grande feuille de papier jaune collée sur une planche de bois, collée à sa fois sur un châssis à jour. Sans verre, sans encadrement. Un dessin plutôt qu’un tableau, ou alors l’équivalent d’un graffiti ou d’une peinture murale.
En fait, ce tableau, sur la valeur duquel je ne saurais m’exprimer, a été très important pour moi. D’abord, ce fut une première « chose » qui dépassait la mesure de cinquante sur soixante-dix centimètres. Mais, cet œil énorme, entouré de corps féminins d’une indéfinissable beauté, ces corps pleins d’énergie…
Je n’ai jamais écrit rien d’organique au sujet de mes cinq années universitaires. À cette période, je n’avais fait que des dessins techniques ou des gribouillis aux bords de mes interminables appels téléphoniques, tandis qu’avant ce long enfermement dans les murs de la fac d’architecture je m’exprimais avec enthousiasme et acharnement.
En fait, quand je me décidai à entamer mes études universitaires, je m’étais imposé une suspension sinon une renonciation à toute carrière artistique. Le talent littéraire, si jamais il existait en moi, devait se mettre au service d’une noble profession tandis que l’habileté manuelle devait se soumettre à la dure discipline de la géométrie descriptive et aux lois de la statique.
Je crois que si j’avais eu dix-neuf ans aujourd’hui et que j’avais choisi de devenir architecte, au-delà des énormes changements intervenus en cinq décennies (qui ont appauvri cette profession) j’aurais probablement insisté dans cette idée difficile sans trop me décourager. Car maintenant, avec les nouvelles générations d’ordinateurs et de logiciels spécifiques, on n’a plus besoin de table à dessin ni, à vrai dire, de dessin. Il faut se caler dans ces programmes et, petit à petit, on peut arriver à tout dessiner, même un gratte-ciel de cinquante étages, sans trop souffrir. Du moins, je pense que j’en serais capable.
J’avais attendu d’accomplir les deux premières années et de surmonter le terrible barrage. Après, on ne pouvait plus revenir en arrière, il fallait avancer. Et j’avais donc besoin d’une vraie table d’architecte avec une vraie machine à dessiner, c’est-à-dire un monumental outil de fer et plastique pour tirer des lignes parallèles et aussi selon n’importe quel angle.
Un beau jour, ma tante paternelle, la tante Lellina, une femme d’ailleurs très généreuse, me donna rendez-vous à Piazza San Silvestro, en plein centre, pour aller acheter la table avec la machine à dessin. Je me rappelle qu’elle n’était pas convaincue. Car peut-être voyait-elle que moi, l’intéressé direct, n’étais pas convaincu. Elle aurait bien sûr préféré se charger de la publication de mon premier recueil de poésies, comme elle avait proposé à mes parents, ou alors elle aurait volontiers acheté un de mes tableaux, pour m’encourager…
Nous montâmes jusqu’à la moitié de la rue Capo le Case où se trouvait un célèbre magasin de papeterie et d’articles pour le dessin. Le Zucor, tel était le nom de la machine à dessin, était énorme. D’ailleurs, il n’y avait que deux tailles. La plus petite me sembla ridicule. Je crois me rappeler que ma tante était plutôt interloquée en voyant ce gigantesque contrepoids de fer.
Après, cette table à dessin a eu une vie assez triste, du moins pendant le temps que nous avons partagé tous deux. Utilisée assez rarement par un futur architecte qui méprisait et craignait le dessin technique comme la peste, cette table eut l’aventure de subir un tourbillon de déménagements presque continus, d’abord dans la ville de Rome et ensuite à Bologne.
J’avais, on a bien compris, un rapport « difficile » avec ce catafalque avec lampe et contrepoids incorporé. À la distance de presque quarante-sept ans, si je devais appeler cette machine infernale par un nom de personne, je l’appellerais Monsieur Zucor.
Or, en regardant ce tableau, que j’ai fait en proie à une véritable folie, je me confirme dans l’idée que Monsieur Zucor avait l’œil carré. Il ne pouvait admettre ni imaginer rien qui ne rentrât rigoureusement dans la forme carrée ou rectangulaire ou triangulaire avec des angles à 45 ou 30 ou 60 degrés.
D’ailleurs, il n’admettait pas de taches d’encre de Chine sur les feuilles translucides.
Le jour fatidique, c’était en 1969, peut-être encore à la veille de mon premier mariage. J’étais exubérant, plein de confiance dans le futur, capable de convaincre même des pierres… Nous avions bien ou mal ou trop ou peu mangé. On avait probablement bu, au cinquième étage d’un appartement donnant sur une vaste caserne dépourvue de décors.
Je ne me rappelle rien de ce qui se passa au cours de ce déjeuner du dimanche chez mes futurs beaux-parents. Il est sûr que normalement, surtout en ces temps-là, je n’aimais pas rester seul.
Donc un petit mystère demeure en moi aussi autour des raisons qui m’ont poussé à monter, seul, au sixième étage. Là, en retrait sur une grande terrasse sans beauté, qui pourtant bénéficiait d’une vue panoramique sur Rome, il y avait un cagibi (à Rome l’usage des chambres des bonnes n’existait pas, ni la structure architectonique des mansardes) plein de malles, vieux vélos, matelas et lits en désordre. Au milieu de ce fatras, mon Zucor trônait avec son papier jaune encore vierge parfaitement tiré. Cela, je l’avais appris. Pas loin de cette table exigeante, mais désormais résignée, il y avait une boîte de vernis acrylique verte destinée probablement à l’entretien des persiennes (ce cagibi avait aussi une fenêtre).
Je ne pouvais pas avoir prémédité ce que je fis. À côté de cette boîte déjà entamée, il y avait un pinceau moyen, qu’on utilise pour passer la couleur sur les surfaces, pas pour peindre des tableaux.
Avec un geste inattendu et bien sûr transgressif, j’ai commencé ma pénible avancée dans ce que j’appelle le tempérament d’artiste. Quelque chose qui est en nous, que nous devrions combattre mais qui satisfait au contraire quelques-uns d’entre nous.
Je voulais briser la monotonie, abattre en un seul coup tout ce que Monsieur Zucor, le manipulateur, avait essayé de m’imposer. Laissant donc mon œil libre de regarder.
Monotonie (1971)
Monotonie, je te tiens par la main,
tu es blonde et mince, tes seins sont des poings fermés,
tes lèvres sont des villes brûlées,
tes yeux sont des panoramas de carte postale,
tu as des corps différents pour le même destin,
des faces distinctes pour le même lit
envahi de chiffons et de débris.
Tu as la voix de l’ambulance,
la voix d’une télévision idiote,
la voix d’enfants en prison,
la voix muette du bourreau.
Monotonie, latente inquiétude
d’hommes contraints à se faire du mal entre eux
pour garder intacte la logique inexorable
du pouvoir constitué.
Monotonie, tu vas me bâillonner,
tu vas devenir un vêtement, un masque,
un filtre séparant ce que je pense de ce que je fais.
Jamais je ne veux te perdre,
jamais, jamais, jamais…
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 29 mai 2013
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oh sur j’aime imaginer cette scène (je n’ai jamais eu de Zucor ni rien de ce genre, j’en suis restée à la planche, et aux panets pour tendre les grandes esquisses (et ça prêtés) et d’ailleurs n’ai pas dépassé la première année – notes en math désastreuses, vivres coupées, trop de frères e soeurs derrière etc…) mais j’imagine et ne sais pourquoi je trouve ça joyeux
Oui, c’était une période tellement « difficile », au pied de la lettre, que le meilleur c’était d’en rire. On riait beaucoup, même si les angoisses ne manquaient pas. Merci vraiment, Brigitte !