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Giovanni Merloni, Abandonner Rome, huile sur toile 70 x 50 cm, 1992
En printemps 1992 un ami architecte s’était souvenu de moi. Peu d’années plus jeune que moi, il me considérait comme une espèce de vétéran ayant une longue vie mystérieuse à raconter, peut-être à cause de ce roman de la mémoire, du reste assez répétitif, qu’avait été la « parenthèse de Bologne ». Quant à moi, je ne pouvais me passer de voir en lui un éternel adolescent, pourtant assez sérieux et professionnel, qui avait lié son destin et même sa physionomie volontairement figée et presque immuable aux quatre murs gris où trônaient plusieurs tables à dessin et, de temps en temps, la silhouette élastique d’une jeune femme à dessiner. Je n’oublierai jamais son nom de famille, que quelqu’un des habitués de cette fabrique de cartes et de normes urbanistiques avait emprunté pour en tirer un classement suggestif. Son nom effectif valait mieux qu’un sobriquet auquel il n’aurait jamais su se dérober : il était en fait le chef de file de tous les précieux « jeunes d’atelier » qui à force de se prêter à toutes les exigences de travail possibles et imaginables deviennent en fin de compte tellement indispensables et irremplaçables qu’il leur arrive forcément de s’affectionner définitivement au joug et aux corvées et de rester là, comme le Fantozzi de Paolo_Villaggio, submergés de montagnes et montagnes de dossiers.
Cet ami donc, petit Fantozzi du travail privé en équipe, avec lequel j’avais partagé en 1978 une insouciante saison dans l’atelier du boulevard Angelico (et aussi, quelques ans après, l’aventure du plan du village de Trepidò — qu’on pourrait traduire Trembla — près de Cotronei, en Calabre) s’était donc rappelé de moi et de mes peintures. Il s’était récemment marié et habitait dans la commune de Morlupo, au nord de Rome, entre deux anciennes routes incontournables bâties par les Romains, la Cassia et la Flaminia.
En cette période un peu coincée et égarée que j’avais essayé de colorer en rose pâle avec une poésie de l’endurance titrée La_nouvelle_vie, j’avais définitivement abandonné la profession libérale — qui risquait de m’obliger à de lourds compromis — et j’étais rentré dans l’administration publique. Pour rembourser les dettes, je me contraignais à une vie assez spartiate, donc in primis je renonçais à la voiture. Tous les jours je profitais de ce train aux horaires flous qui pourtant existait. J’avais fini par m’attacher au trajet menant au « bureau retrouvé », même s’il y avait plusieurs distances à parcourir à pied. J’avais tellement hâte d’arriver dans le bunker de la rue du Capitaine Bavastro, que j’avais imaginé et projeté dans les détails une trottinette pliable dont personne à Rome n’aurait su quoi faire.
En cette période de préparation de l’exposition de Morlupo, d’épargnes forcés et de pénibles journées remplies des va-et-vient bruyants de géomètres ressemblants à des plombiers des cavernes, je faisais beaucoup de projets. J’envisageais d’abandonner Rome, la ville que j’aimais et qui pourtant m’abandonnait. J’étais resté lié à ce roman de la mémoire de cette région vivante et civilisée voltigeant autour de Bologne, mais je ne pouvais plus y aller fréquemment comme avant… J’avais redécouvert la France, au cours d’une longue vacance pendant l’été 1991…
Mais la trottinette, avec son rêve de légèreté et de béate solitude, me renvoie le souvenir poignant du Ciao. Un souvenir qui se mêle peut-être à un rêve. N’est-ce pas un rêve ou une simple hypothèse, un événement, petit ou grand, duquel on n’a jamais parlé à personne et qui demeure dans un angle gribouillé d’un cahier gardé par erreur ? En quoi consisterait en fin de comptes, cet évènement ? Dans l’incursion soudaine au Colisée, dans la rencontre d’une jeune femme souriante ou dans le fait exceptionnel de me balader, finalement seul et libre sur un Ciao de marque Piaggio de long en large dans les rues de Rome ? Aurais-je pu avoir les mêmes surprises si au lieu d’un Ciao j’avais eu sous les pieds une trottinette ?
C’est en tout cas incroyable la coïncidence qui se révèle juste en ce moment où j’écris sur lui maintenant. Un collègue du bunker du Génie Civil de la rue Capitaine Bavastro ne croyait pas à mon attitude tranquille et loyale dans mon hémisphère sentimental. Il essayait continûment de m’attribuer quelques amours que je n’aurais pas eu le moyen ni le temps (ou le courage) d’entamer ou de brûler en un déclic. Un jour il me raconta une escapade à lui, avec une fille rencontrée dans un bar… Le lendemain je lui donnai une poésie que son récit m’avait inspirée.
Dans la matinée déjà usée (1993)
Dans la matinée déjà usée
ma fragile hanche
traîne. Me fortifie
la petite fumée qui boite
jaunissant sur la manche
de l’horizon qui pâlit.
Là, jetée sur un banc
une fille en noir et blanc
me révèle son flanc.
J’ai arrêté le moteur
verrouillant la rousseur
que provoque cette odeur
prometteuse de bonheur.
On ne parle pas d’honneur
ou d’issue à la langueur :
il n’y a que de la stupeur
face à cette splendeur.
Rentre au bout de la vigne
la ferraille indigne
éteignant ses poumons
dans l’odeur des pignons.
La garçonne ferreuse
tout en grinçant des dents
enlève ma main du volant
en se feignant joyeuse.
Silencieuse campagne
doucement accompagne
par rengaines ou aussi barbes
mon inspirée compagne.
Chaude pluie tu me baignes
heureux corps tu me gagnes
par ta danse d’Espagne.
Ce collègue ne fut pas content de mon intrusion dans ses draps et cessa de me provoquer en me suggérant de redoutables conquêtes.
Maintenant, juste au moment où je m’adonne aux voltigements de la trottinette et aux vibrations du Ciao, je comprends que j’avais écrit cette poésie en mémoire de mon petit échec que pourtant je garde dans une poche secrète comme une petite gloire.
Je crois que c’est le mouvement, le fait de sortir dans la rue. Sous la pluie battante…
Mes parents avaient beaucoup souffert, donc ils avaient plusieurs raisons pour appréhender et être prudents. Ils n’avaient jamais voulu que mon frère et moi montions sur une moto à deux roues. Ils supportaient avec méfiance notre penchant pour le vélo et quant aux scooters l’interdiction était absolue.
Ce fut donc en 1969, un ou deux mois après mon premier mariage, déjà deux ans après la mort de mon père que je proposai à mon frère de partager l’achat et l’entretien d’un Ciao. C’était alors le meilleur compromis en termes de prix et de prestations adéquates à nos ambitions. Pour nous le Ciao, véritable héritier du vélo à moteur, était déjà le maximum de ce qu’on pouvait désirer.
Et nous avions tellement désiré ce truc génial où l’on était finalement obligés d’être seuls, que nous allâmes retirer le Ciao nonobstant la pluie. Escortés par ma voiture, que nous conduisions tour à tour, on traîna au pas d’homme cet élégant cheval blanc dont notre mère ne devait pas être informée.
Comme il arrive entre frères, puisque le mien était plus casanier et sérieux que moi, c’était moi qui se servait le plus de ce véhicule diabolique, capable de se faufiler partout. J’habitais avec ma femme dans un quartier assez éloigné de la maison de famille, où mon frère habitait encore. Depuis mon petit appartement au rez-de-chaussée d’un immeuble à côté d’un jardin public, je partais tous les jours pour me rendre à l’atelier d’étudiants de Campo de Fiori, où je faisais une course pour terminer les examens à l’université.
Je devais me dépêcher, car c’était ma mère qui se chargeait de mon entretien. J’avais demandé six mois pour terminer d’abord les examens, ensuite j’aurais bien sûr travaillé.
J’étais parfois heureux, parfois sérieux, tout le temps résigné à mes devoirs, à mes allers – retours.
J’avais eu en général une vie assez prudente, sinon craintive avec des pointes d’hypocondrie sans raison qui bouleversaient ceux qui m’entouraient…
Un jour de soleil j’enfourchai le Ciao et je m’aventurai vers le centre de Rome. Je n’avais jamais fait l’expérience de draguer une femme dans la rue. J’imaginai, l’ayant vu dans des films comme « Pauvres mais beaux » (de Dino Risi), qu’il fallait aller sur la via Appia, ou parmi les ruines du Forum… Là il y a toujours plein de touristes paresseuses qui ne s’attendent que cela.
J’étais gai, j’avançais béat au milieu de ce vent léger se mêlant gracieusement au soleil.
Lorsque je fus sur la grande rue qui mène au Colisée je croisai une femme brune, on aurait dit une américaine du sud. En la frôlant avec le scooter je lui souris. Elle me sourit. J’arrêtai un peu plus avant. C’était alors pratique et sûr d’accrocher la roue de devant du Ciao à quelques grilles noires… Je revins en arrière. Elle me sourit encore.
« ABANDONNER ROME » : avec ce titre menaçant je montai en octobre 1992 une exposition où ce thème du départ n’était compréhensible que pour moi-même. Dans cette exposition trônait ce tableau même trop explicite.
Fuir est une pulsion, a dit un certain Guillaume Vissac.
Fuir est parfois une raison de vie, un style.
Ciao !
Giovanni Merloni
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 1 juin 2013
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Génial !