Étiquettes

001_ypsilon_740

Yesterday, hier, ieri. Autour de la base du piédestal d’où s’élance la fronde de David en forme d’Y (timide avertissement envers tous les Goliath de la planète), je trouve plusieurs mots glissés ou franchement tombés à terre, dont trois me touchent particulièrement : Yin, Yang et Yalta.
Une sorte de duplicité semble se déclencher depuis cette Fourche, n’ayant rien à voir avec la duplicité de destins qui oblige une partie des passagers de la ligne 13 à descendre pour changer de rame. Mais, lorsqu’on prononce le mot Yesterday — même caressés par la voix charmeuse de John Lennon —, on « sait » bien qu’on n’a pas affaire avec un « hier » quelconque (« hier, je me suis rendu faire les courses chez Picard… ; non, ça, c’était avant hier… ; hier, au contraire, je suis allé rue de la Grange aux Belles voir un film italien, ne te le rappelles-tu pas ?
Yesterday, c’est notre histoire personnelle, qui frôle ou croise parfois l’Histoire plus grande, également difficile à dénouer et vraiment comprendre.

002_1964_francia x yalta 740

Vous voyez bien de cette photo ci-dessus que si c’était moi le photographe maladroit qui n’a pas su attendre le bon moment pour le déclic, je ne devais pas être une autorité, quelqu’un qu’on suit en silence religieux le jour de son enterrement. Et c’est aussi assez inopportun, aujourd’hui, de montrer ainsi ma famille avec une amie souvent présente, pliée en deux, la cigarette à la main.
Mais, justement, cette « mise en scène d’une instantanée » pour en mettre en valeur les défauts, se déroulait dans ce « Yesterday » unique, suspendu dans les deux « h » de l’histoire, se donnant rendez-vous dans mon été 1964.
À dix-neuf ans pas encore accomplis, sorti du lycée, comme dit Dante, « sans infamie, mais sans louanges aussi » [1]  suite à mon mépris pour le système éducatif qu’on avait essayé de m’imposer, je sortais aussi (ou pour mieux dire j’essayais de sortir) d’une longue et vaine souffrance amoureuse.
On se promenait pour Paris, on arpentait les sables de la Bretagne lors de la baisse marée, on s’amusait avec du peu, tout en se soumettant à des marches forcées, en six dans une seule voiture.
Moi, je contestais prudemment mon père, très fidèle à ses idéaux socialistes. Je le critiquais m’appuyant à la figure unique de mon oncle Dodo. Depuis un an, les socialistes étaient rentrés dans le gouvernement avec la démocratie chrétienne. Moi, de façon sentimentale, je me prenais pour un vrai communiste, comme mon oncle Dodo, et, pour provoquer mon père, je lui disais que les socialistes, depuis leur entrée dans la « chambre des boutons », avaient trahi leur identité même…
Il se peut qu’après une promenade sur les quatre roues dans la Ville lumière, la famille libérée des contraintes photographiques et des soucis photogéniques, une fois recomposée autour d’une table bruyante, se soit immergée dans une discussion sur le Yin et le Yang qui est en nous.
Comment ? Dans ce Yesterday provincial ainsi éloigné dans le temps, où l’unique modernité consistait pour nous dans la possession d’une minuscule radio à transistors et d’un impeccable appareil Zeiss ? Oui, pourquoi pas ? D’autant plus que ni Freud ni Jung (qui ne s’écrit pas avec l’Y) n’étaient pas des inconnus pour mon père et ma mère, deux intellectuels déguisés respectivement en avocat et professeur d’italien et latin.
À table, peut-être dans un petit restaurant italien de la rue Daubenton, on avait beaucoup parlé de l’oncle Dodo et de la tante Antonia, sa femme, en remémorant l’inoubliable vacance avec eux aux châteaux de la Loire.
Selon mon père, mon oncle, qui aimait éperdument Chenonceaux et Azay-le-Rideau, était la personnification de la règle du Yin et du Yang. En fait, le Dodo allègre et créatif qui se faisait aimer en famille, ce n’était pas la même personne quand il assumait son nom de baptême officiel. Irrésistible comme M. Hulot — lors d’histoires farfelues, qu’il créait de façon extemporanée au milieu d’enregistrements malheureusement perdus (sur un outil nommé Geloso) —, il nous parlait très peu de son engagement politique qui avait été, depuis ses vingt-cinq ans à peu près, exactement ce que Giorgio Amendola appela dans un de ses livres « un choix de vie ».
J’imagine à ce point de me rappeler la réponse de ma mère, la sœur aînée de Dodo : qu’aurions-nous dit si Dodo avait préféré Blois ou Amboise ? Qu’en lui prévaut le Yang ? Non, il n’y a aucune véritable lutte, en lui, entre le Yin et le Yang, c’est-à-dire entre le côté féminin et le côté masculin. Il aime beaucoup la France, comme nous tous d’ailleurs. Et vous savez que le Yin c’est le blanc, mais aussi le bleu, tandis que le Yang c’est le noir, mais aussi le rouge !
À l’enseigne de la complémentarité du bleu et du rouge dans le drapeau tricolore hissé sur le radeau de Delacroix, en fredonnant les chansons de Johnny Halliday (ayant deux Y dans son mythe) ou des Beatles (« Yesterday » n’avait pas vu la lumière), nous rentrâmes en Italie.
À Parme, mon frère ayant attrapé la fièvre, on marqua une pause d’un jour, très adaptée pour « couper le retour », en se promenant entre la splendide place de la Cathédrale et le Jardin ducal…
Mais, dès que nous nous assîmes à la table du restaurant, nous n’eûmes pas le temps de nous accouder sur la carte prometteuse de plats exquis. Togliatti est mort, nous dit assez brusquement le patron à la voix de baryton.
003_1964 04 740Celui-là ce fut pour moi un moment vraiment décisif de ma vie, certes le tournant précis d’une série de choix en chaîne. J’aimais peindre et écrire aussi. Mais, j’avais peur de seconder mes désirs. Un sentiment confus, bien sûr, que je ne savais pas contourner ni entamer. Une amie de famille, âgée de trois ou quatre années plus que moi, étudiante expérimentée à la faculté d’architecture, m’avait en tout cas mis en garde : « au commencement, on est comme des ânes parmi les sons, on ne comprend rien de ce qu’on dit, de ce qui se passe. Ensuite, petit à petit, on découvre l’esprit et le sens profond de cette aventure. Mais il faut bosser, se sacrifier vraiment ! »
Mais, combien de temps dura-t-il cette rentrée, cette reprise de contact avec la vie réelle, cette veille avant l’engagement sérieux et les amours sans réserve ?

004_mosè per yalta 740

J’accompagnai ma tante Antonia aux funérailles de Togliatti. C’était un après-midi fin août, le ciel couvert protégeait de la chaleur habituelle. Un million de citoyens venus de toute l’Italie coulait sous notre parapet. Nous étions accoudés en position idéale pour l’observation, juste à la moitié de la rue Cavour, une voie sans arbres qui monte depuis la zone archéologique du Forum en direction de l’immense place San Giovanni, lieu d’élection pour les discours de fin de campagne électorale du parti communiste italien. En fait, ce long parapet sépare le parvis de l’église de San Pietro in Vincoli du vide de cette rue. Donc, à mes épaules, j’avais le Moïse de Michel Ange, solennellement assis. J’imaginais le vieux prophète, probablement envieux de se lever pour constater de ses yeux la réelle consistance de ce fleuve de gens et de drapeaux rouges, qui montait dans le sillon de cette énorme cicatrice, creusée dans la chair vive du quartier de la Subure par la pioche démolisseuse de Mussolini.
N’avait-il pas ouvert, à sa fois, un passage dans la mer Rouge pour y laisser marcher le peuple persécuté ?
Je pensais beaucoup au Yang que Michel Ange avait voulu trouver en Moïse, au Yang qui peut-être hantait aussi l’âme sensible de ma tante Antonia, du moins en famille. Pour contrebalancer certaines attitudes de Dodo, pour lui tenir tête… Mais, alors, ma mère aussi, elle se trouvait peut-être sur le côté du Yang, par complémentarité avec le Yin de mon père !

005_funerali di togliatti 740

En ce moment, le cercueil du grand chef disparu rentra dans notre champ visuel. Ma tante pleura longuement, en disant qu’une époque entière mourait avec Togliatti. Et elle avait tout à fait raison, je peux bien le dire, presque cinquante ans après.
Nous vîmes passer une foule continue de personnages connus et inconnus, dont Leonid Breznev, le peintre Renato Guttuso (auteur du célèbre tableau consacré à cet évènement), Luigi Longo, Giancarlo Pajetta, Giorgio Amendola, Pietro Ingrao et mon oncle ! Celui auquel je ressemblais beaucoup physiquement, qui me faisait toujours entrevoir une voie de fuite (ou quand même d’écart ironique) vis-à-vis du bonheur parfait et parfois paralysant de ma merveilleuse communauté quotidienne. En retrait comme d’habitude, il marchait de son pas typique, les pointes des chaussures vers l’extérieur.
Après, pendant des années, dans un contexte très changé dans le temps et dans l’espace, voire beaucoup moins rigide et sectaire — celui de l’Émilie-Romagne des années 1970 —, je me rendis de plus en plus compte de l’importance de ce dernier « mémorial » de Togliatti que Longo et Pajetta avaient décidé de rendre public au lendemain des funérailles. Le « mémorial d’Yalta, où Togliatti poursuit l’idéal de Gramsci — « le socialisme au visage humain » — s’engageant carrément dans le propos de l’autonomie vis-à-vis de l’Union Soviétique jusqu’à prêcher, par un langage encore prudent, l’hypothèse de la « voie italienne au socialisme ».
Plus tard, encore derrière le parapet — peut-être elle s’était encore plus ratatinée pour s’effacer un peu au regard de l’Histoire qui passait dessous — ma tante me confia un secret : il y a quelqu’un qui peut bien assumer l’héritage de Togliatti. Il s’appelle Berlinguer.
En revenant, nous n’avions plus envie de parler. Je pensai que, juste à Yalta, Stalin, Churchill et Roosevelt s’étaient réunis pour tracer la nouvelle carte de la planète. Yalta, un petit pays sur la Mer Noire, où la lutte entre le Yin et le Yang devait se passer sans répit, à force de coups bas.

Giovanni Merloni


[1] « sanza infamia et sanza lodo »

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 16 juillet 2013

CE BLOG EST SOUS LICENCE CREATIVE COMMONS

Licence Creative Commons

Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 3.0 non transposé.