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« Deux et deux quatre
Quatre et quatre huit
Huit et huit font seize… »
C’est peut-être à cause de cette poésie inoubliable de Jacques Prévert que mon esprit anxieux a voulu découvrir une diabolique corrélation entre le numéro quatre et son multiple, le seize…
Ensuite, les incroyables coïncidences de la vie m’ont définitivement convaincu qu’il y avait une encore plus redoutable corrélation entre les années se terminant par quatre et mon destin personnel. Venu au monde le 16 octobre de 1945, j’avais 9 ans en 1954, 19 en 1964, 29 en 1974, 39 en 1984, 49 en 1994, 59 en 2004…
Avant de me rendre au Loto pour y jouer les trois numéros critiques de ma vie (le quatre, le neuf et le seize) je monte sur le strapontin de cet étrange véhicule qui m’attend en bas de l’escalier.
Celui-ci a la force prodigieuse de briser toutes les distances ; qu’elles soient spatiales ou temporelles, cela n’a aucune importance… Il m’accompagnera donc, comme un hippogriffe ou un tapis volant, dans ma frénétique recherche de sens…
Giovanni Merloni, Le métro immobile, 2009
La liste serait longue. Au vol, puisque je suis déjà idéalement assis sur mon strapontin — aussi inconfortable que plein de ressources — je me souviens de quelques dates :
44 av. J.-C. Assassinat de Jules César
8 septembre 1474, naissance de l’Arioste, auteur incontournable du Roland Furieux
16 octobre 1793, décapitation de la reine Marie-Antoinette
Dans mon imagination, à chacune de ces dates des tumultes terribles se déclenchent. Ce sont surtout les voix humaines des victimes et des bourreaux, mêlées au vacarme d’une foule assistante. La naissance de l’Arioste aussi s’affiche dans mon esprit comme un événement prodigieux et redoutable, accompagné par les cris des hommes et des dieux.
Mais cela arrive bien avant que mon existence spécifique puisse en être concernée.
Au contraire, la rafle au ghetto de Rome du 16 octobre 1944 — accompagnée par les hurlements des barbares assassins et les cris désespérés d’entières familles surprises dans leur intimité — me regarde directement, même si je n’appartiens pas à une de ces familles ni à la grande famille juive. Ma sœur Barbara avait déjà huit mois ce jour-là et probablement depuis son lit de fortune (une vieille valise assez commode) elle aura ressenti les échos du dédain et de la consternation de mes parents devant cette action criminelle.
En famille, je n’ai pas trop entendu parler de ces moments horribles. Mes parents préféraient nous raconter les jours de la Libération, l’arrivée des soldats américains, ou alors le spectre de la faim, le marché noir et les longues évocations de plats aussi goûteux qu’inexistants.
Le récit de ce qui s’était passé en Europe, en Italie et à Rome je l’ai trouvé par fragments en romans inoubliables comme « Si c’est un homme » de Primo Levi et « L’histoire » d’Elsa Morante.
J’ai entendu plusieurs fois dans mon enfance et adolescence la répétition instructive des hurlements insupportables des bourreaux nazis qui symbolisent pour moi le pire délit contre l’humanité que des hommes aient pu perpétrer. Dès lors, à chaque enlèvement exagéré et violent de la voix, à chaque comportement ayant le but d’imposer un état de choses quelconque en dehors d’une claire et honnête discussion, j’ai peur.
Entre Cap Ferret et Arcachon (juillet 1996, photo argentique)
J’imagine… que la nuit entre le 18 et le 19 janvier 1945, dans la première chambre à gauche de l’appartement au deuxième étage de la rue Calabria 17, mes parents fêtèrent avec enthousiasme (et confiance dans le futur) le 38e anniversaire de mon père, sans se soucier de l’éventualité de faire cadeau d’un petit frère à leur enfant aînée.
Neuf mois après, juste un an depuis la tragédie du ghetto au centre de Rome, donc le 16 octobre 1945, je suis né dans le même appartement et probablement dans la même chambre où l’on m’avait conçu. Selon des témoignages assez synthétiques, dont je garde une vague, mais intense mémoire, mon hurlement de nouveau-né ne fut pas terrible. Je naissais sain, tranquille, juste un peu mélancolique, au milieu d’une famille positive et capable de rire, nonobstant les déchirures que le fascisme, l’occupation allemande et la guerre laissaient sur le fond de leurs esprits traumatisés.
D’ailleurs, le 25 avril l’Italie avait fêté la Libération et le 27 septembre tout le monde, dont mes parents bien sûr, avait vu « Rome, ville ouverte ».
Entre Cap Ferret et Arcachon (juillet 1996, photo argentique)
1954
Un des souvenirs les plus touchants de mes huit et neuf ans se relie au bruit sombre du marché, à l’odeur forte des fleurs mourantes, à l’énergie de ma mère et des vice-mères qui m’emmenaient en long et en large dans ce quartier à l’apparence déjà vieilli rien que quatre-vingts ans après sa naissance. Mais, pas loin de cette place Fiume, où les voitures s’enchevêtraient dans des bouchons terribles, il y avait Villa Borghese. En cette année 1954 — marquant déjà une rupture inattendue dans mon enfance pour des raisons que depuis le strapontin je fouillerai peut-être par la suite —, ma famille dut laisser le quartier « umbertino » pour se déplacer dans un immeuble de coopérative qui venait d’être bâti dans la proche banlieue. Ce fut le brouhaha du déménagement, avec l’égarement de ma mère et le soulagement de mon père. Cela fut pour moi le premier changement radical de ma vie.
Entre Cap Ferret et Arcachon (juillet 1996, photo argentique)
1964
Quand je touchai les dix-neuf ans, je venais de terminer mes cours au lycée. Ce fut alors l’année des décisions primordiales. D’abord le côté physique de l’amour, une obligation rituelle qu’il fallait exploiter comme un brave soldat. Ensuite, l’université, avec le choix de la faculté d’Architecture. (En 1964 ma famille fit un de ses derniers voyages collectifs et instructifs en France.)
Entre Cap Ferret et Arcachon (juillet 1996, photo argentique)
1974
Quand je frôlais mes vingt-neuf, j’étais à Bologne. Là, ce fut le grand vacarme en noir et blanc du Palais d’Atlas où je travaillais, habitais et retrouvais tous mes liens amicaux et amoureux, ainsi qu’une petite et très accueillante famille…
Entre Cap Ferret et Arcachon (juillet 1996, photo argentique)
1984
Quand j’eus la petite et brève sagesse des trente-neuf ans, j’étais à nouveau à Rome et j’accomplissais mon voyage à rebours en m’installant juste dans le même appartement que j’avais laissé quinze ans auparavant pour mes aventures de mariages. Ce déménagement ne marqua pas seulement le retour à la case de départ. Je ressentis déjà sous mon oreiller un bruit assourdissant qui annonçait des explosions encore plus graves !
Entre Cap Ferret et Arcachon (juillet 1996, photo argentique)
1994
Quand j’atteins mes quarante-neuf, un nouveau palais d’Atlas en couleurs m’attira près de ses portes…
(Est-ce que tu t’aperçois, mon cher lecteur, qu’en me rapprochant d’époques plus récentes, je parle moins ? C’est de la réticence, à ton avis, ou alors c’est plutôt le contraire ? Une énième rupture, moins personnelle — collective, politique et sociale —, allait-elle s’installer, de façon dramatique ?)
Ce fut alors, en tout cas, que la liberté d’écrire se déclencha, en pleine et convaincue désobéissance aux dieux de famille.
Entre Cap Ferret et Arcachon (juillet 1996, photo argentique)
2004
Au tournant des cinquante-neuf, plusieurs explosions avaient fait déjà des ravages partout dans mon esprit et dans mon âme.
En quoi m’avaient-ils aidé, dix ans d’écriture et de publications ? J’étais à la veille d’un énième changement, qui devait aboutir dans le déplacement définitif de l’Italie en France, de Rome à Paris.
Entre Cap Ferret et Arcachon (juillet 1996, photo argentique)
2014
Je suis maintenant en voyage vers mes soixante-neuf, assis sur le même strapontin, obsédé par le même vacarme confus. Des voix, cette fois en plusieurs langues, se déplacent dans un immense Palais d’Atlas invisible et pourtant capable de prendre forme, assumant des couleurs, des nuances, des musiques…
Entre Cap Ferret et Arcachon (juillet 1996, photo argentique)
Voilà, à partir du premier lundi de janvier 2014, Le Strapontin va commencer un voyage dont je ne peux ni ne veux fixer les proportions ou la longueur.
J’ai besoin depuis longtemps de m’adresser à une « personne neutre, invisible » pour essayer de parcourir avec sa bienveillance quelques étapes de mon existence. Parler du personnage que je fus et que je ne suis plus, qui a partagé parfois en témoin des passages mineurs (mais significatifs) de l’Histoire, qui ne voit pas d’ailleurs une véritable séparation entre sa propre vie et celle des autres.
Comment exploiterai-je un tel programme ?
Je le ferai toujours à travers de toutes petites choses. Un mot, une phrase, un petit récit, une expérience vraie, un rêve.
Les expressions qui ont accompagné une vie, à côté de choses vues : des films, des tableaux, des paysages, des gens.
Je ferai cela tout au cours de l’année 2014, suivant la chronologie, donc consacrant à peu près un mois relativement à chacune des années considérées.
J’imagine votre question : pourquoi ? Pourquoi se lance-t-il sur un strapontin avec cet « esprit du passé » ? Pourquoi ne s’occupe-t-il pas du présent ?
Réponse : d’abord, je crois que le passé revient toujours à gâter les fêtes du présent. Il faut donc le connaître pour s’en défendre, avant de l’ensevelir avec une pierre autour du cou.
Ensuite, j’ai besoin de ranger mes choses, de faire ordre dans mon logis avant d’y recevoir des personnes exigeantes et valides.
Je me suis d’ailleurs proposé, pour le 2014, la publication du Strapontin, avec les poèmes et d’autres textes brefs, en considération de l’expérience du Portrait inconscient au cours de cette année 2013.
Expérience très positive, qui m’a fait, en tout cas, bien comprendre une chose. Tous les genres de texte ne sont pas adaptés à la publication sur un blog.
Je crois maintenant que le blog est surtout un lieu de rencontre entre l’exigence du blogueur (qui propose un récit, une réflexion ou un rêve) et celle du lecteur, anxieux de trouver chaque fois quelque chose d’original et d’authentique. Le blog est d’ailleurs moins adapté à la publication de romans qu’à l’hébergement de récits journalistiques. D’ailleurs, il est impossible « écrire en direct », en fonction d’un plan organique.
Par contre, le blog peut aider beaucoup à ranger-réorganiser certains matériaux, comme les poésies ou les contes par exemple, dont l’adaptation au rythme du blog ne me semble pas trop dangereuse.
Donc, ne vous dérangez pas si je range mes choses, même à travers les petits textes qu’on peut lancer depuis un très incommode strapontin !
Giovanni Merloni
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 30 décembre 2013
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Beau projet, on attend avec impatience la suite ! Bon 2014, Giovanni !
Sur ce Strapontin, tu as déjà choisi une jolie compagne de voyage…
Cher ami deux-pattes, lire le récit de ta vie par cycles de neuf ans m’a permis de découvrir que tu possédais cette connaissance-là, du neuf, et qu’il découlait du temps (passé ou à venir). Je suis chat et le neuf m’est précieux puisque c’est le nombre de vies dont je dispose (il m’en reste sept (autre chiffre intéressant).
Ta réflexion finale sur le blog m’a intéressé. Que publier sur cet outil, ce frêle esquif abandonné aux courants, aux tempêtes du web, à l’océan de la toile ? Je m’interroge moi aussi. Mais je veux croire qu’au-delà du récit journalistique, il sera possible un jour de publier des romans (ça se fait déjà) ou, du moins, des textes plus longs que la simple chronique… Mais il est vrai qu’à l’heure actuelle, le haïku est sans doute l’une des formes les plus adaptées à la lecture rapide…
Belle continuation à toi.
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