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(Ce texte a été publié une première fois sur le blog de Françoise Gérard [link] à l’occasion des Vases communicants de décembre 2013.)
Les enfants âgés de quatre à sept ou huit ans sont des hommes (ou des femmes) en miniature, capables aussi bien de chevaucher le vélo de leurs parents que de se faufiler dans une minuscule barque jouet.
Ces objets — le guidon de la bicyclette, la voile en plastique de la barque — ont la fonction d’autant de rochers, auxquels s’accrocher, comme aux genoux de la mère ou le veston rugueux du père. Autour de ces petits riens de métal ou de bois (ou aussi en plastique), les enfants ont l’indomptable pouvoir de construire des mondes merveilleux où le désir se transforme en découverte et la peur se fabrique un abri toujours adapté.
Les enfants n’ont pas besoin de s’évader dans des endroits forcément confortables, car ils possèdent la pleine conscience de l’inadéquation des instruments de leurs fantaisies et en même temps ils devinent l’existence d’un lien robuste entre ces objets récupérés n’importe où et les mondes extraordinaires où leurs fantaisies vont s’installer.
Je crois, ma chère Françoise, que nous avons beaucoup joué, tous les deux, avec la boue et les débris abandonnés dans les terrains vagues, que tu as secondé ton frère dans le jeu du ballon, comme je faisais avec mon frère à moi, souvent n’utilisant que de vieilles boules dégonflées ou donnant des coups de pied à des cailloux…
« Cette photo a été prise près de l’endroit où, cet été-là, j’ai failli me noyer. C’est mon frère qui m’a repêchée avec des amis qui jouaient non loin ». J’imagine un fleuve ou un ruisseau apparemment tranquille. Peut-être, ce jour-là, tu essayais de saisir quelques objets qui flottaient au fil de l’eau (une plume blanche ?). Moi j’étais plus petit quand une femme moins distraite vis-à-vis des autres s’aperçut de cette petite île — un slip blanc qu’on aurait pu confondre avec une boule de savon — affleurer de la surface lessiveuse du lavoir. Évidemment, je ne me souviens de rien. D’ailleurs, après un long silence (assez inquiétant chez mes parents), le premier mot que j’ai prononcé de ma vie a été « acqua », c’est-à-dire « eau ». Donc je suis peut-être fondamentalement amphibie.
Mais toi, est-ce que tu te souviens de ce jour « particulier » ?
En te lisant, suivant les péripéties de tes textes, on a souvent l’impression d’avoir juste la bouche et le nez en dehors d’une mer heureuse et de s’y aventurer avec toi, sans aucun souci des distances ni des tempêtes. La mer et l’eau en général sont peut-être, pour toi, des moyens essentiels pour te rapprocher, physiquement et sentimentalement, de questions cruciales et engageantes. D’ailleurs, « le vent qui souffle » auquel s’inspire ton blog, c’est ton toit, ton baldaquin, ton abri. Si le toit est le vent même et que la mer est l’unique point d’appui, tu es bien courageuse, car la seule chose qui reste solide c’est toi, dans toutes les traversées que tu entames et que tu achèves.
« Je sais bien que je n’ai pas l’air d’une fille et qu’il fallait que je le précise… ». Oui, j’avais appelé cette image, selon l’usage italien « le portrait des deux frères », bien sachant que la petite sur la droite est une jeune fille, arborant d’ailleurs un foulard autour du cou. Curieusement, cette photo pourrait se titrer « Croisement et point de fuite ». Car en fait la petite Françoise est juste au centre d’une curieuse perspective reliant sur trois niveaux une rue avec son garde-corps en ciment et briques, un mur en briques auquel tu t’appuies et l’autre mur en pierre blanche qui borde un petit gouffre végétal. Les axes visuels convergent vers leur point de fuite tandis que les jambes maigres de ton frère se croisent. Il y a donc un sentiment d’attente ou de vrai suspens : d’un côté, le bonheur d’avoir la vie sauve, une joie évidente moins dans les regards des deux jeunes que dans l’esprit du photographe ; de l’autre côté, l’épée de Damoclès du reproche voltigeant sur les deux têtes. Est-ce que ton frère ressentait ce jour-là le même sentiment de culpabilité du frère du Petit fugitif ?
« Ici, j’ai grandi et je suis habillée en fille… »
On ne se souvient que des beaux jeux, des livres aux illustrations colorées, de l’oncle sympathique ou de la tante bizarre. On ne se souvient pas de la faim. Notre génération, issue de l’après-Seconde Guerre, n’est pas morte de faim. Pourtant, nous avons bien sûr connu l’importance des repas et sommes redevables d’une reconnaissance infinie à toutes ces mains qui, souvent au prix de grands sacrifices, se sont précipités pour nous offrir le pain, les pommes de terre, les soupes ou le pot au feu. À cette époque-là, le fait de pouvoir manger c’était toujours des prix gagnés en échange de notre obéissance et bonté envers les autres. Sinon, au lit sans dîner !
Dans cette image de famille, je crois te reconnaître au centre, les yeux un peu resserrés pour te défendre du soleil. Un soleil bienveillant, qui caresse toute la famille d’une couche affectueuse. Je crois que vous êtes à Armentières, dans le nord de la France, en hiver, que vous venez de déjeuner et que vous êtes heureux. On le voit aussi bien dans l’air poli de ton frère (qui ne croise pas les jambes, ici) que dans le combatif de ta mère. Je trouve en elle une singulière affinité avec mes cousines de Romagne — Dora et Luisa — aussi vivantes que sérieuses, aussi prêtes à la lutte que disponibles aux sourires innocents. D’ailleurs, on dit que les gens de Romagne héritent beaucoup des anciens peuples de la Gaule…
Dans cette photo, l’enfant armé de pistolet ressemble beaucoup à ta mère et bien sûr à toi aussi. À sa gauche, je crois reconnaître son frère cadet. C’est une photo qui exprime parfaitement la paresse de celui ou celle qui actionne l’appareil photo et reflète en même temps ce typique climat de recherche d’un motif, d’un prétexte pour entamer un jeu, pour inventer une situation : « J’étais… Napoléon ! », « J’étais mon grand-père en charrette ! », « J’étais Jeanne d’Arc », « J’étais… »
Ici, tes deux enfants ont déjà grandi. Et pourtant, ils aiment se faufiler dans une trappe. Il n’y a rien de plus suggestif qu’une porte serrée à l’embouchure d’une galerie souterraine. L’imagination part au galop.
Bien avant l’enfance, je crois, quelque dieu invisible décide pour nous le numéro magique qui nous fera de guide. Si on est enfant unique, ce 1 qu’on nous colle à la peau nous donne surtout des sentiments de responsabilité et de solitude. Si l’on est deux, ce numéro 2 nous poursuivra pendant toute la vie :
— M’accompagnes-tu ?
— C’est à toi de porter le cartable, maintenant !
— Tu en profites parce que je suis plus petit.
— Allons chercher quelqu’un pour jouer aux trois Mousquetaires !
En fait, le duo devient presque toujours une force dans les groupes de gens du même âge, surtout s’il y a entre les deux partenaires un expérimenté jeu d’équipe. Mais après, c’est la vie qui nous débarque dans une troupe nombreuse ou exigüe, et ce n’est pas évident de se débrouiller si quelqu’un d’entre nous est l’Eau et qu’il a affaire avec le Vent (qui souffle), la Terre (au-dessous de la trappe) et le Feu (de son âme inquiète).
« Plus tard, je n’ai peut-être pas encore vraiment l’air d’une fille, mais il est plus facile de faire du vélo en pantalon. »
En voyant cette photo, j’ai tout de suite imaginé une promenade avec toi au bord d’un lac. Moi je me promène à pied, tandis que toi tu avances en bicyclette. Moi je suis obligé de courir un peu, mais toi tu es toujours prête à t’arrêter pour m’attendre. Ou alors tu décides carrément de marcher toi aussi, tout en poussant le vélo par le guidon.
De quoi parlerions-nous ?
Moi je me lancerais dans une divagation sur le thème de l’inconscience. Elle était absolument nécessaire si l’on voulait que ton portrait fût sincère et inoubliable. Donc, en raison de la beauté évidente de cette photo je conclurais que tu étais bien consciente du fait que quelqu’un essayait de t’encadrer dans une photo. Pourtant tu n’avais pas résisté dans le rôle du modèle insouciant ou indifférent, car tu étais intéressée à celui ou celle qui te pointait. Il ou elle te parlait, et tu t’oubliais de toi-même…
Dans un esprit philosophique qui me dépasse toi, au contraire, tu affirmes qu’à ces temps-là « les corps croyaient avoir une âme ». Donc, pendant que le photographe suait et soufflait, essayant tout de même de te convaincre — à arrêter la bicyclette et dire tout simplement « Cheese » —, ton corps se tenait péniblement en équilibre entre le vent et l’eau. Cela donnait à ce corps même l’illusion d’avoir une âme et cette âme en profitait pour voltiger comme un nuage invisible entre tes yeux et l’objectif qui les photographiait…
Mais, où allait vraiment cette bicyclette ? Et maintenant, où s’est-elle installé cette chasseuse de papillons poussée par le vent qui souffle ? Apparemment, un bûcher de la mémoire — ou le manque de temps pour s’y appliquer — empêche de reconstruire un à un les passages d’une vie de réflexions et de rêves, mais aussi la maturation d’une intelligence vive, subtile, émotive, ouverte vers les autres. Pourtant, cette fois-ci, en dépit de toutes les techniques ultra-sophistiquées du futur qui nous hante, il ne nous suffira pas de « cliquer pour agrandir » la photo et y voir l’éclair bruyant et venteux qui souffle dans tes yeux.
Siffle le vent, hurle la tempête
Souliers cassés et pourtant il faut continuer
Pour conquérir le printemps rouge
Où se lève le soleil de l’avenir
Pour conquérir le printemps rouge
Où se lève le soleil de l’avenir…
Chanson : Fischia il vento, urla la bufera
Photos : Françoise Gérard
Texte : Giovanni Merloni
écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 31 décembre 2013
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plaisir de la relecture…