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Une personne que j’estime beaucoup — ayant le rare talent d’unir la curiosité avec l’imagination, la virtuosité des mots avec un sentiment heureux de la précarité de la vie — m’a récemment envoyé un commentaire dont je ne peux pas me passer.
Évidemment, j’ai dû renvoyer à la base le pigeon qui attendait ma réponse immédiate. « Je vous ai reconnu, je lui ai dit amicalement, vous faites partie de l’équipe des facteurs volants qui stationnent sur les ponts du canal Saint-Martin… Dites bien à notre commun ami qu’il me faut du temps pour cela, un peu plus que d’habitude ! »
Dès que l’oiseau, hochant les ailes, est reparti, j’ai relu très attentivement la dépêche. En fait, ce camarade me sollicitait juste quelques explications à propos de la nature de mon Strapontin. Car, en disant : « j’ai bien compris, tu parles du Strapontin de la mémoire », il m’exhortait surtout à réfléchir.
Et j’essaie maintenant de le faire.

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D’ailleurs, après la deuxième sortie de ce nouveau truc, je devrais me tenir prêt à répondre à plusieurs questions.
Mais, aujourd’hui, je n’ai pas le temps. On a dépassé les cinq heures du soir. La corrida est en plein déroulement. Les taureaux m’attendent, envieux de m’écorner. Mon strapontin n’ayant pas trouvé un véhicule adapté à ses exigences actuelles, une certaine anxiété de la prestation s’est emparée de moi…
Et si le strapontin de la mémoire fût trop petit ou trop grand pour me transporter dans une quête vagabonde dans le passé trop difficile ou trop douloureux ? Est-ce raisonnable, espérer de la légèreté ou juste un peu d’élégance de temps révolus qui s’affichent au contraire lourds et impénétrables comme une nuit de vaches noires ?
Et si le strapontin fût occupé par quelqu’un d’autre, qui n’aime pas du tout rigoler ?
Oui, c’est vrai ce que disait mon grand-père Alfredo, tout en faisant bondir à terre le cendrier plein d’attaches : tout beau jeu ne dure que très peu !

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En octobre 1953, les funérailles de ma maîtresse d’école démarrèrent juste devant le bar Fassi, au croisement entre via Tevere et corso d’Italia. Le cortège longea les sombres remparts jusqu’à Castro Pretorio, frôlant avec une étrange indifférence le lieu précis où les Bersaglieri avaient ouvert une brèche le 20 septembre 1870. Trop petits devant cette Histoire assez récente, étant d’ailleurs trop farfelus pour établir un lien quelconque entre cette petite destruction — provoquée de façon presque notariale par un corps de soldats très exigu à deux pas de notre berceau — et tout ce qui s’est déclenché après, nous tous subîmes par contre, immédiatement, le chantage émotif que le gigantesque Mur des Lamentations situé après la Porte Pia n’épargnait à personne, avec cet interminable étalage d’ex-votes de la Seconde Guerre.
Ce fut à ce passage crucial que notre classe d’enfants pâles au ruban blanc sur tablier bleu fut autorisée à briser les lignes, abandonnant le premier rang derrière le corbillard. L’endommagement psychologique grave avait été désormais accompli, je pense. Mais la procession devait encore avancer jusqu’à sa dernière destination. Abasourdis et muets, nous embouchâmes alors la rue du Policlinico, jusqu’au croisement avec la rue de la Reine Marguérithe, l’allée finale.
J’étais peut-être déjà très ou trop sensible. Ou alors je suis devenu craintif et fragile de but en blanc juste ce matin-là, rien que pour avoir partagé avec mes camarades — et ma mère — ce moment de la vérité. Il est possible aussi le contraire : cela pourrait avoir positivement accéléré mon entrée dans l’âge adulte. Une chose est pourtant sûre. Le blanc aveuglant de la lumière joyeuse et magique de Rome s’était tellement incrusté sur ma peau que, dès lors, cela me donna une capacité inattendue et même le talent de surmonter la subtile et persistante angoisse provoquée par le noir de la nuit sur les façades et les portes. Une brèche s’était ouverte en moi, brisant à jamais mon insouciance gâtée. J’avais appris tout seul à me dérober aux ombres sombres qui pouvaient jaillir en plein jour au milieu de la joie d’une promenade ou d’un jeu d’épées de bois dans le couloir de chez mon grand-père. J’avais appris comme ça, par un insensible flash, à exercer la pensée mobile, en tournant la page là où la lumière et le sentiment rassurant de la vie pouvaient m’attendre.

004_les deux esprits 180En ce matin d’octobre très éloigné d’il y a un peu plus que soixante ans, les pleins et les vides des corps urbains que j’avais si distinctement observés depuis mon troupeau en cortège, se figèrent dans ma mémoire dans leurs aspects le plus néfastes.
Il faudrait profiter d’un siège plus commode que ce malchanceux strapontin. Pour mieux exploiter le thème de cette partie de Rome qu’en raison de son extension on pourrait assimiler au Xe arrondissement de Paris, j’aurais besoin d’un fauteuil de première classe ou même d’une cabine avec lit et toilettes incorporées.
Je crois en tout cas que je ne suis pas le seul à avoir vécu à chaque occasion des rapports inquiets et difficiles avec ces lieux — surtout en proximité du cimetière monumental du Verano — ces lieux marqués par cette architecture fasciste, tristement fameuse, on ne peut plus évocatrice d’un égarement solennel et irrémédiable, se mariant parfaitement à l’idée de la mort. Un épouvantail menaçant, que personne — maire, architecte ou ingénieur de pont et chaussées — n’avait même pas essayé de maîtriser. Ils l’avaient au contraire exalté, dans l’esprit violent et grossier des Romains nostalgiques des fastes de l’Empire. La gueule de la mort convient diaboliquement à certaines époques, à leurs formes d’architecture et de décor urbain.

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J’ouvre les yeux. Mon véhicule est aux bords du jour. Une nuit entière sur le strapontin juste pour rattraper sur place mon douloureux souvenir… Je me découvre épuisé, engourdi, désirant une course folle parmi ces prés pointus, à la recherche de quelque chose à manger… Un « spuntino », une petite collation, juste un croissant-cornetto avec un petit café… Mais le couloir du train est maintenant l’enchevêtrement inextricable des corps humains, épuisés comme le mien et prêts à m’engueuler pour mes mouvements maladroits. J’attends philosophiquement, réfléchissant à la parenté entre « spuntino » et « strapuntino » (« Y a-t-il en français un mot qui sonne pareil ? Oui, pantin. Mais je ne pourrais pas le manger, même si c’était en chocolat… »), lorsqu’une ligne blanche et rouge brise le noir. Les visages autour de moi semblent indifférents, concentrés dans les rites du réveil qu’ils doivent imaginer dans quelques lieux qui peut-être n’existent pas ou plus. Moi aussi, je m’abandonne au regret d’une merveilleuse salle de bains avec une baignoire plus accueillante qu’un lit, tandis que des toilettes à côté m’arrivent d’effluves aussi basiques que mystérieux. Sans transition que la conscience ait pu retenir, je m’aperçois que le véhicule s’est arrêté au beau milieu des rails, juste en face du triste mur blanc du cimetière du Verano. Là-haut, entourés de pins et cyprès noirs, mes parents chéris reposent. La ville, avec ses quartiers en paresseuse agitation, demeure au-delà de cette colline sans poids.

Oui, c’est vrai, le soleil de Rome, si allègrement paresseux et insistant, a toujours la capacité de tout embellir en jetant une couche de provisoire oubli.
Pourtant, même à mon âge adulte et bienveillant, si je repense à cette tranche assez vaste de ma ville d’origine — comprenant la Cité universitaire ainsi que le quartier de la place Bologne — je ne peux pas complètement effacer ma première impression et considérer ces lieux, encore aujourd’hui, comme disproportionnés et égarés comme une sinistre et redoutable antichambre.

Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 8 janvier 2014

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