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Lorsque mes parents se sont mariés, en juin 1942, mon père habitait via Calabria 17 dans un appartement au deuxième étage avec sa mère Filomena (surnommée Mimì) ; tandis que ma mère habitait via Tagliamento 55 avec ses parents, ses deux sœurs et son frère. Combien de fois avons-nous parcouru cette distance, relativement brève, dans notre enfance ? Et combien de fois mon père l’aura-t-il parcourue, en descendant, tandis que ma mère l’arpentait en montant ? Combien de raccourcis auront-ils découverts, dans ces quartiers qui avaient presque leur même âge et grandissaient avec eux ?

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via Calabria dans les années 1950

Après le mariage, en temps de guerre, de pauvreté sinon de misère, la position stratégique de la maison conjugale permettait bien sûr à ma mère de se rendre — à pied ou avec le bus électrique — à l’école moyenne, le Jules César, où elle enseignait. Il suffisait de traverser la piazza Fiume avant de se faufiler dans la rue Nizza, un ruban long et étroit, tout en descente, pointillé de jardins sur le côté gauche ; de là, elle plongeait sur le très récent boulevard constellé de pins, nommé Corso Trieste… Quant à mon père… je sais très peu de ce que mon père faisait exactement. Réformé au service militaire pour insuffisance thoracique, il travaillait près du cabinet d’un avocat et faisait bien sûr le possible pour aider sa femme dans le soutien du ménage. Il était d’ailleurs très occupé, surtout après le 25 juillet 1943, journée mémorable de la chute de Mussolini. On disait en famille que justement chez nous, dans notre appartement, se réunissait de façon clandestine un groupe d’amis qui travaillait à la reconstitution du parti socialiste italien. Mon père participait bien sûr à la Résistance, si c’est vrai que pendant ces temps difficiles des fusils avaient été cachés dans les tuyaux de la cheminée près de la cuisine. Mais, où se rendait-il mon père, en sortant ?

003_via calabria 180 antique(de gauche à droite) Via Piave, Via Calabria et via Sicilia depuis piazza Fiume

Il n’y avait que l’embarras du choix. Car, juste en tournant le coin à droite, à la hauteur de la piazza Fiume, suivant via Piave on pouvait atteindre via XX septembre (reliant Porte Pia au Quirinale, à la nouvelle gare Termini et aux quartiers surgis comme des champignons entre la gare et la basilique de San Giovanni…) Il pouvait aussi bien descendre jusqu’au bout de la rue sur le trottoir à droite, emboucher via Boncompagni et rattraper en cinq ou six minutes via Veneto, juste à la hauteur de l’hôtel Excelsior. Ensuite, en descendant sur la gauche, tout au long du serpent formé par cette rue célèbre, il arrivait, de son pas rapide et élastique, à la fameuse piazza Barberini où trône, depuis trois siècles, la fontaine du Triton de Bernini. Enfin, je me figure assez bien mon père en train de profiter des larges trottoirs rectilignes du Tritone pour descendre vers la place Colonna et le Parlement.

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Vue actuelle du carrefour de piazza Fiume depuis via Calabria (au centre)

D’ailleurs, mes parents, dans leurs promenades « après dîner », pouvaient facilement se rendre chez les amis installés derrière la place de Spagna ou aussi chez le Zio Nicolino et la Zia Irma, habitant en bas du Corso Trieste… (Cette habitude de se réunir avec des amis après le dîner, mes parents la gardèrent toute la vie.)

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Mais, en revoyant avec l’oeil de la mémoire (auquel s’ajoutent les montagnes de photos en blanc et noir et les nombreux films des années 1950 d’où jaillissent des tronçons en mouvement de cette réalité perdue), j’aime beaucoup imaginer mes parents dans un moment de liberté, que leur auront bien sûr accordée la guerre ou le travail ou les préoccupations des vieux parents et des enfants tout petits.
Dans ce moment rare, très rare, j’imagine ma mère qui prend l’initiative, qui se charge d’un programme, d’un but, tandis que mon père la suit, essayant de temps en temps de la distraire… en lui proposant une promenade plus légère sous les pins insouciants de Villa Borghèse…

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Un immeuble de Paris

Ils avaient le choix, tout comme je l’ai maintenant. En fait, il y a une étrange parenté entre ce quartier parisien des deux gares et celui de ma naissance qui a été, surtout pour mon père et ma mère, un endroit crucial et unique.
Il y a d’ailleurs une double parenté. Au temps de leur première installation, plus ou moins dans les mêmes années finales du XIXe siècle, ces quartiers de Paris et de Rome se trouvaient tous les deux dans une situation d’enviable facilité d’accès au centre, même s’ils étaient alors aux marges des respectives agglomérations urbaines. D’ailleurs, tout au cours du XIXe siècle, les modèles des immeubles parisiens ont été « exportés » en Italie par les Français mêmes, comme en témoignent par exemple plusieurs quartiers de Turin voulus par Napoléon (comme la grande place Vittorio Veneto près du Pô), ou aussi « copiés », en considération de l’admiration sans bornes pour Paris, véritable capitale d’Europe mille fois plus avancée vis-à-vis de la très provinciale Rome. En fait, après l’achèvement de l’unité nationale de 1870, dans les nouveaux quartiers de Rome, on avait surtout copié les architectures de Turin, des modèles antécédents par rapport aux immeubles parisiens contemporains, encore inspirés aux critères approuvés par le baron Hausmann. Mais le cliché est toujours le même. En fait, lorsqu’on parle de « quartiere umbertino » (du nom du roi Umberto I de Savoie), on peut, sans peur de se tromper, affirmer que cela reprend au pied de la lettre les quartiers de Turin au début XIXe.

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Un immeuble de Turin

Ces quartiers de Turin ressemblent d’ailleurs comme deux gouttes d’eau aux quartiers parisiens du XIXe surtout pour ce qui concerne les architectures des boulevards. Donc, en m’accoudant à mon balcon de Paris, j’ai l’étrange et même inquiétante sensation du copier-coller. Ctrl + C, je copie ce que je vois maintenant. Ensuite, en fermant les yeux, j’actionne les touches Ctrl + V… et je colle. Voilà, je suis à nouveau accoudé à la fenêtre sur la rue de mon enfance rêveuse.
Pourtant, il y a entre les deux situations des différences abyssales. La principale différence consiste dans le fait que le quartier qui surgit à la fin du siècle XIX à l’intérieur des remparts courant de la brèche à la villa Borghese était à l’origine un jardin. Un vaste jardin, un très beau jardin, un des plus beaux jardins du monde. Ce n’est pas moi qui le dis, la villa Ludovisi (où entre autres laissa son empreinte Le Nôtre, l’architecte de Versailles) était un véritable trésor qui formait, avec la villa Borghese, juste au-delà des remparts, un poumon de vert qui n’aurait eu rien à envier au bois de Bologne ni à celui de Vincennes.

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Via Calabria depuis mon ancienne terrasse

Effectivement, lorsqu’à l’âge de huit ans (1954) je m’appuyais au garde-corps de la fenêtre, qui me semblait déjà décrépite, je ne savais pas que je me trouvais juste à la hauteur de l’enceinte de la Villa Ludovisi. En fermant les yeux et revenant en arrière, avec le « strapontin du temps », de soixante huit ans, c’est-à-dire du temps effectivement passé depuis cette disparition, j’aurais vu devant moi un paysage complètement différent…

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Vue de la Villa Ludovisi

Dans le cinquième chapitre de son incontournable « Rome moderne » (Einaudi, 1962), titré « La fièvre et la crise de la construction », Italo Insolera illustre la plus grave des spéculations perpétrées au lendemain de l’Unité : la totale destruction de la Villa Ludovisi et des Jardins aux alentours, avec la conséquente suppression d’une très vaste ceinture verte dans le secteur nord-est de la capitale d’Italie.
Lorsque Villa Ludovisi était encore intacte, voilà ce que disait Henry James : »
« Certainement, il n’y a rien de mieux à Rome, de si beau, peut-être. Les prés et les jardins sont immenses et le grand mur rouillé de la Ville s’étend derrière eux en faisant paraître Rome assez vaste sans qu’ils semblent petits. Là-dedans, il ne manque rien : des allées obscures dont la silhouette est mise à jour pendant des siècles par des ciseaux (invisibles) ; des vallons, des clairières, des petits bois, des pâtures, des fontaines regorgeantes de roseaux, de vastes prés fleuris, pointillés d’énormes pins obliques partout. Cet endroit est une révélation de ce que l’Italie et le majorat peuvent faire ensemble. »

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Villa Doria Pamphili, Rome

Comme nous apprend Insolera, « …depuis quelques années, au contraire — tandis qu’on détruit la Villa pour la transformer en terrain susceptible d’édification —, Herman Grimm en parle ainsi : »
« De magnifiques allées ombragées de chênes et de lauriers, substitués ici et là par des pins grands et costauds ; ainsi que le calme et l’air balsamique… tout cela faisait de la Villa Ludovisi un des endroits de Rome qu’on nommait en premiers lorsqu’on causait des enchantements de la ville Éternelle. Oui, je crois que si l’on avait demandé quel était le plus beau jardin au monde, tous ceux qui connaissaient Rome auraient répondu sans hésitation : Villa Ludovisi. »

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Le trône Ludovisi

« Au temps où Rome était en train de devenir la capitale d’Italie, continue Herman Grimm, parmi les choses qui venaient à l’esprit en premières à ceux qui connaissaient et aimaient Rome, il y avait l’espoir que ces jardins, avec leurs belles fabriques, ainsi que leurs salles et les tableaux qu’on y gardait, tombassent dans le domaine public, devenant ainsi facilement accessibles. Prédire qu’avec le nouveau Gouvernement la Villa devait être détruite, comme il arrive aujourd’hui, et que les lauriers, les chênes, les pins devaient être abattus, comme aujourd’hui on voit les mettre à bas, cela aurait été une offense que même l’ennemi le plus implacable de la nouvelle Italie n’aurait osé lui faire, parce que tout le monde aurait considéré cela comme une énorme folie. »

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Carte du quartier Ludovisi, correspondant exactement à l’ancienne propriété Ludovisi

« La folie fut accomplie, continue Insolera, et ce ne fut pas la seule. Avec la villa Ludovisi, disparut aussi la villa Massimo aux Jardins de Salluste ainsi que la Spithover… »

010_ludovicino - copieDans la photo aérienne ci-dessus on peut facilement reconnaître le quartier Ludovisi.

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Secteur occidentale de la Villa Ludovisi

Et voilà le jugement que le même Insolera nous laisse en héritage : « Cette exceptionnelle ceinture verte aurait très bien servi à relier le vieux centre de Rome avec une nouvelle ville résidentielle au-delà des Villas, en gardant la séparation entre les différentes fonctions urbaines et les diverses échelles constructives. (…) Pouvait-on éviter la démolition d’autant de merveilles incomparables cumulées par les papes et les princes au cours de plus que quatre siècles ? Si l’on avait suivi les dispositions du plan d’aménagement de 1883, toutes les Villas entre Castro Pretorio et Porte Pinciana auraient été épargnées, dont la plus belle, la villa Ludovisi aussi (…) Mais, on dirait que les plans d’aménagement à Rome ont toujours existé avec le seul but de diviser les œuvres en deux catégories : celles qui allaient rentrer dans le plan et celles qui en restaient dehors. (Avec la particularité) qu’au final toutes les œuvres auraient été admises ! Indifféremment. Presque toujours et plus facilement en donnant la priorité aux œuvres en dehors (des plans) ».
En Mars 1886, en dehors du plan de 1883 qui prévoyait ladite ceinture verte entre Porte Pia et la piazza du Popolo, on approuva donc le plan d’intervention urbaine pour le nouveau quartier Ludovisi, présenté aux autorités citoyennes par la Société Générale Immobilière de travaux d’utilité publique et agricole, venant du Piémont.
Pourtant, à défaut de ce redoutable plan, je ne serais pas né dans cet immeuble ni, probablement, ailleurs. Et maintenant, ainsi directement frôlé par l’Histoire, je ne sais pas vraiment quoi penser de cette merveilleuse brèche, de cette salutaire et libératoire brèche que les Bersaglieri ouvrirent à deux pas de la silencieuse Villa Ludovisi.
Il est vrai que les Romains (et les Piemontais, et le Vatican, et le Gouvernement central, et beaucoup de privés citoyens malhonnêtes) en ont bien profité.
En italien on pourrait synthétiser ce passage historique avec un jeu de mots aussi corrosif qu’efficace : « dalla breccia alla feccia ». Je ne sais pas si la traduction en français de cette expression, « de la brèche à la crasse », peut donner la même idée et produire la même répugnance.

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Giovanni Merloni 

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 18 janvier 2014

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