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Comme on avait déjà pu deviner, la dernière publication du Strapontin, consacrée à une lettre d’amour de ma grand-mère Agata, se terminait par la photo assez éloquente de ses funérailles.

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Cette mort, arrivée le 16 janvier 1949, ne fut pas soudaine. Cela n’amoindrit pas la douleur de son mari, de ses quatre enfants, de ses quatre frères et aussi d’une multitude de parents et amis sincèrement affectionnés, dont, en m’aidant avec la loupe gentiment offerte par l’ordinateur, j’en ai reconnu plusieurs.
Ce jour-là, ayant encore moins que quatre ans, je restai à la maison avec ma sœur et mon frère. La disparition de ma grand-mère ne nous fut pas cachée, probablement, mais on nous protégea quand même avec ces typiques expressions fumeuses comme « elle est partie en voyage » ou « elle est en ciel » et, tout de suite après, avec quelques distractions alimentaires.

000_zio tito 180Ensuite, dans mon enfance heureuse, on ne peut pas dire que notre génération n’eût pas la « notion » de la mort. Car il suffisait d’une fièvre en dessus de la norme pour que mes parents entrassent visiblement dans la panique. C’est vrai qu’il n’existait pas encore les antibiotiques ni le vaccin contre la poliomyélite. D’ailleurs, j’avais peur de tout et ma sensibilité, juste un peu modérée par mon inconscience héroïque, me portait souvent à exagérer toute contrariété physique.
À part le récit que ma mère avait fait de la mort d’une tante paternelle qui m’avait fort impressionné (« elle a fait un geste de la main, avant de passer au-delà ») et la vue de la douleur de ma cousine, je ne m’étais pas vraiment confronté à la mort effective et physique de quelqu’un parmi mes proches jusqu’à l’enterrement de ma maîtresse d’école, en octobre 1953, dont j’ai déjà parlé ici.
Ce fut ce jour-là que je pris vraiment conscience de la mort de ma grand-mère Agata. Car ma mère, jugeant peut-être que j’avais bien réagi à l’épreuve avec la pauvre maîtresse, tout de suite après avoir quitté les autres camarades, m’emmena acheter des fleurs pour les déposer sur le tombeau de sa mère qui reposait dans le même cimetière.
Elle me traitait d’homme, bien sûr, tout en me revendiquant, peut-être, une petite complicité dans le rite du lavage du marbre et du rangement de la porte-fleur. Elle désirait surtout s’arrêter un moment avec moi à observer ce nom familier que les ondoiements des branches sombres des cyprès faisaient flotter.
Je crois pourtant que cette évidence de la mort de mamie ce fut pour moi comme une véritable bombe à retardement.
L’inexorabilité de la mort que je voyais emporter brutalement en premier les personnes plus nécessaires avec leur chaleur bienveillante ne fit qu’un avec l’arrivée de la nouvelle maîtresse, la terrible Pasqui. Mes certitudes allaient se briser. Avec le sentiment de la mort, l’école aussi devint un lieu redoutable et menaçant. Mon esprit brisé, mon âme inquiète, je subis enfin le choc du déménagement. Un appartement nouveau nous attendait dans une banlieue tout à fait nouvelle, tandis que le nôtre, bien négligé et abîmé, faisait pourtant partie d’un quartier bien connu. Toute la famille partit ensemble. Mais, cela fut pour moi une véritable déchirure, une coupure nette, un déracinement…

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En juin 1942, lors du mariage de mes parents (dans une petite église très proche de notre appartement de via Calabria), ma grand-mère, debout entre ma mère et ma tante Maria, affichait déjà un air souffrant.

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On était en temps de guerre. L’amour essayait de capturer quelques bribes de bonheur et de provisoire insouciance…
Toutes les personnes qu’immortalise la photo suivante ont occupé une place majeure dans mon coeur, tout au long de leur vie, bien au-delà des naturels élans affectifs venant de notre parenté assez stricte. J’espère que mon strapontin-trottinette me conduira un jour à la rencontre de l’ombre affectueuse de chacune d’elles, car j’ai noté dans mon cahier quelque chose d’essentiel à leur demander.

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Entre-temps, le train m’a jeté sur le quai de la gare de Lyon. Rassuré par cette rentrée qui s’est déroulée à la vitesse de la lumière, je cours vers l’île. Oui, Notre Dame est là, grâce à Victor Hugo et à ce reste de sagesse qui garde d’immenses trésors dans les musées d’Europe.

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Mais je veux allonger un peu la voie du retour. Il n’est pas trop tard et je dois m’affranchir de l’angoisse cumulée. Trop de ruines… et trop de possibilités de tout savoir, de tout croire de savoir… avec cet internet qui nous sauve, qui nous localise et nous suit avec une effrayante insistance, tout en nous gâtant avec une sorte de délire d’omnipotence… .

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Voilà, il est là, assis comme toujours, en train de réfléchir avant d’avouer pour la énième fois au énième passant :
« Paris a mon cœur dès mon enfance »…
Je n’avais pas prévu de traîner longtemps au pied de la statue de Montaigne. Mais le plongeon dans la maison de mes grand-parents et la séquelle de personnages de la famille qui en sont sortis avec un air de reproche, m’ont poussé à interroger cet homme unique.
— Monsieur de Montaigne !
J’ai dû l’appeler plusieurs fois. Jusqu’à ce qu’il m’a répondu :
— Entre nous deux seulement… Sachez que j’aime Bordeaux aussi ! Vous êtes très intéressé à cela, n’est-ce pas ?
— Oui. Je me trouve, moi aussi, dans la condition d’aimer plusieurs choses…
— Cependant, je devine que vous cherchez ma bénédiction pour une chose plus personnelle. Vous écrivez ?
— Oui.
— Et vous voulez connaître mon avis autour… de l’autobiographie !
— Exactement…
— Tous les livres sont autobiographiques, même les traités scientifiques, soyez tranquille.
— Merci, Monsieur Montaigne ! Pourtant, pour tout dire… il arrive parfois qu’un auteur s’aperçoive qu’il est en réalité un personnage et même plusieurs personnages.
— En ce cas là, murmura d’un ton solennel une voix qui ne semblait pas venir de la statue, mais d’un arbre du petit square… en ce cas, l’auteur devrait cesser de vanter ses fautes !
— Avez-vous entendu ? me dit Montaigne.
Interloqué, je ne savais quoi dire. Le grand écrivain et philosophe continua : — réfléchissez bien avant d’écrire, et c’est tout.
— Les mots volent, tandis que les scriptes restent, n’est-ce pas ?
Un groupe de touristes s’installa devant la statue. Il y avait une femme âgée, avec une forte ressemblance avec ma mère, qui essayait en vain d’attirer l’attention de ses deux garçons. J’eus la sensation de cueillir un geste élégant et invisible de mon maître m’invitait gentiment à dégager.
— Je reviendrai, dis-je mentalement, sûr qu’il m’aurait entendu, avant de me faufiler dans la petite foule qui descendait le boulevard vers le Châtelet.

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Autobiographie ! Qu’est-ce qu’il y a de mal, là dedans ?
L’hostilité à l’autobiographie vient bien sûr de l’envie et en général de l’esprit compétitif des hommes. Tu n’as pas le droit d’écrire sous forme d’autobiographie parce que tu n’es pas César ni Napoléon. Ta vie est forcément la même que celle de tous les autres. Donc tu exagères, tu soulignes des événements qui te semblent exceptionnels sans l’être, des prouesses banales.
Et si je voulais, justement écrire, à travers la mienne, l’autobiographie de tout le monde ?
Une autobiographie vaniteuse se justifie seulement si l’on tombe dans une mort effrayante, touchante ou emblématique ! Mais on ne peut pas savoir en avance si notre mort sera emblématique ou à nouveau banale, comme notre vie selon nos adversaires ou ennemis.
D’ailleurs, les nombreux personnages n’existent plus, que mon corps a hébergés (parfois avec une sincère contrariété). Ils sont morts, par une mort effrayante ou touchante ou emblématique. Ou alors ils ont disparu sans laisser aucune trace, comme le chevalier inexistant de Calvino…

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Mon grand)père Alfredo, dans le balcon de son appartement de la via Tagliamento

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Giovanni Merloni

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 17 janvier 2014

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