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Le va-et-vient de Monsieur Le Train II/III
(Giovanni Merloni, Testament immoral IV/II, Manni 2006)

6.
Quand j’étais dans les langes
quand j’avais ma première trouille
et qu’observant les inscriptions
sur les murs j’apprenais à parler,
quand l’Amour
ce n’était qu’une grande bagarre
de mères, de vice-mères,
de tantes et cousines,
le train courait déjà,
imperturbable,
dans une obscurité hostile
peureuse, inconnue.
Garçonnet
(obsédé par des impulsions
rebelles), je me promenais,
tout seul, au milieu des rails.
Dans mon esprit adolescent,
je me bornais, heureux, à me rendre
à la rencontre du train.

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Siena

Ensuite, sous l’aube,
sous le prétexte
d’un devoir sévère
(je me figurais déjà, même si tôt,
que j’aurais sauté, léger,
tout temps d’arrêt),
fugitif
(en manque de collation),
je savourais, oisif,
le réveil dans la gare
le chagrin ou l’abjection
de la marginalisation.
(« Une fois vendue la dernière croûte,
la police m’en chassera
par la feuille de route ».)
Puis, de marquise en marquise,
d’horaire en horaire,
de poinçonneur en poinçonneur,
j’appris à m’affectionner
à Monsieur Le Train, tout en suivant
avec appréhension
sa décadence, tout en constatant
l’odeur de gomme brûlée,
le velours au halo noir,
le vacarme du ventilateur
branlant.

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Turin, « Italia 1961 »

7.
Ah oui, auparavant
(pendant beaucoup de temps),
blessé et meurtri
par ces carrosses de fer-blanc,
debout, assis,
j’ai longuement voyagé,
m’agrippant au poignet,
réduit comme un beignet
(qui sait combien renseigné
— par les continues débandades
par les sifflements
au milieu des rails —
jusqu’à deviner la vie
à engager une dure partie
où je serais trompé
tout en restant niais).
Certes, j’ai bien appris
à laisser sur le train
comme de vieux journaux
mes provisoires certitudes
ainsi qu’à y oublier
(en ouvrant la porte scellée)
les plus beaux souvenirs,
tout en rêvant
(en poussant la valise)
d’une nuée grise
(de chaud ou de froid)
heureuse d’hériter cette douleur
qui brise le cœur.
Embarrassée, accoudée
à la vitre empoussiérée,
mon identité séparée,
étourdie, pâlie
devant l’infini,
elle aussi a sombré,
se dissolvant dans le film
de villes brunes et blondes
de campagnes ébouriffées et rousses
de longues plages châtaines.

004_rm bo 180 8.
À Bologne
si l’on partait au soir
on était là au petit matin.
Moi, enfant
de huit ou dix ans,
je regardais le noir, haletant
contre la vitre, flairant
l’odeur de fumée, j’écoutais enchanté
le souffle des freins,
la trompette de la locomotive,
le sifflement du chef de gare.
« Lasagnes chaudes ! »
hurlait un homme
à la visière grise.
Le train poursuivait
jusqu’à son but lointain
le lendemain hautain
dans le beau site
abrupt et poignant
sous le mont menaçant.

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Cortina d’Ampezzo (Dolomiti)

9.
De la malle grand ouverte
ressortait piquant
le chandail adhérent
le caleçon grandissant.
« Emmène-moi jusqu’au train !
Je veux faire demi-tour ! »
j’implorais, gémissant,
tout en lorgnant, ahuri,
les tournures lugubres de la nuit
surplombante.
« Ne vois-tu pas la pluie ?
Mais pourquoi, mon trésor,
veux-tu aller à la gare ?
Par le froid, on y meurt ».
Ma mère, assez savante
(se touchant le cœur,
regardant au-delà de la vitre),
nous donnait pour certain
le ciel serein.
« Demain matin, pour collation,
il y aura de la crème et du sabayon ! »
Elle fut patronne absolue
des souvenirs les plus enchantés
cette maison inconnue
toute seule au milieu des prés
dérangée à son insu
de but en blanc
par le fulgurant étau
de ce train costaud
(un aperçu de fumée
à l’arôme suave ;
un passage de rumeurs
maltraitant les fleurs ;
un rayon de lumière
éloignant le mystère).

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Cortina d’Ampezzo (Dolomiti)

10.
Dans ma famille très citadine
à défaut de terre et de cantine
on se régalait de villégiatures
à la montagne dans la nature
humant l’arôme de prairies bleues
avant de partir pour visiter
toujours Venise
(et ce n’était pas une bêtise).
Le train
(ne faisant qu’un avec l’eau)
dès son arrivée
sur le Grand Canal
(déférent gandin)
déjà saluait Venise
par une belle révérence.

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Venise, pont de Rialto

J’enfourchais la valise
en m’accoudant au parapet
par une nouvelle franchise
sur le radeau branlant.
Il y avait ce même effet
sur le bateau à vapeur
vibrant parmi les pierres
noircies de terre.
Achevé le va-et-vient
du train frénétique
(se taisant enfin la roue
de la balançoire d’eau)
nous, enfants, accoudés
depuis l’hôtel de l’Ange
nous scrutions la rame
en train de clapoter
parmi les algues, juste à l’angle
du ruisseau lagunaire.
« Oh ! Oh !»
s’écriait tel un héros
(plié sur son flanc)
le gondolier blanc.
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Venise, Canal Grande

11.
Piétinant dans Venise
(indécise file indienne
de carrosses humains)
le crescendo de beauté
culminait dans la place
pullulante de pigeons
de drapeaux et de sons.
Impeccable, mon père
très rapide et précis
photographiait la promenade
des sortants entrants
de l’huis tournant
de l’Excelsior-Danieli
immortalisant, parmi les voiles
de ces limpides cieux
les actrices en chair et en os
les magnats à la rescousse
les personnes extravagantes
les milliers de jambes
les faces bronzées
hélas rassurées
par le grotesque succès
en matière de sexe.
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Venise, piazza San Marco

Même nous, les enfants
grâce aux graines
qu’on donnait aux pigeons
grâce aux glaces
léchées et  effondrées
(et aux pantalons souillés)
nous arrivions excités
par ces mille émotions
à la rive des Esclavons
où, comme une épice
s’évanouissait Venise
et renaissait venteux
mais dépourvu d’arôme
le ciel menaçant
de mon retour à Rome.

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Venise, vue du Campanile de San Marco

Giovanni Merloni

P.-S. Les sous-chapitres 10 et 11 avaient été déjà publié ici le 4 juin 2013

1960-1965 ambra 1966-1971 nuvola 1972-1974 stella 1975-1976 ossidiana 1977-1991 luna 1992-2005 roma2006-2013 paris

écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 11 février 2014

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